jeudi 29 janvier 2015

QUI A ENCORE, AUJOURD'HUI, LE BEGUIN POUR QUELQU'UN ?



Chacun, et heureusement, a ou peut avoir le béguin pour quelqu’un.

Car le béguin  veut dire :
Avoir un sentiment amoureux pour quelqu’un
Ou tout simplement
Etre amoureux.



Le « béguin » était un bonnet porté par les femmes ou par les petits enfants. (1778).

Ce bonnet enveloppé toute la tête, de telle sorte qu’aucune idée ne pouvait s’en échapper et surtout pas le souvenir tenace d’un beau sourire.

Il y a une expression bien semblable :
« se toquer de quelqu’un » (1642),
voulant dire également :
« s’enticher  de quelqu’un », expression attestée en 1815.


Aujourd’hui, un garçon dirait sans doute :

« Cette meuf, j’en ai plein la tête ! »

Avant de dire quelques mois plus tard : « elle me prend la tête ! »


J’avoue que le « petit béguin » bien que vieillot a un côté charmant, et bien innocent. Un petit coup de cœur, comme ça, qui peut, et pourquoi pas, devenir le grand amour d’une vie !


  Pour cette petite histoire autour d’un mot,
Je me suis aidée du
« Dictionnaire historique de la langue française » Le Robert
100 expressions à sauver de Bernard Pivot (Albin Michel)

mercredi 28 janvier 2015

LE COUP DE FEU DU MAITRE COQ



 
L’auberge ne désemplissait pas. Il faut préciser qu’on y mangeait très bien et pour pas cher. De plus, les assiettes étaient abondamment garnies !
Il faut ajouter également, que là où elle se situait, non loin de la prison, il y avait du passage.
D’abord, lors des transferts de détenus d’une prison à l’autre, la maréchaussée  faisait une petite halte pour boire un coup ou déguster le ragoût du jour, tout en discutant avec le patron qui, depuis le temps, était devenu presque un ami.
Puis, il y avait les habitués, ceux des foires et marchés, et parfois, un inconnu de passage descendu de la voiture de Rouen ou de celle de Paris, pour réaliser quelques affaires dans la ville. Ce dernier était accueilli chaleureusement, certes, fallait être avenant pour faire marcher le commerce, mais toutefois avec une petite pointe de méfiance. Qui était-il vraiment ? Sa présence dans la ville ne cachait-elle pas quelque affaire malhonnête ? Allait-il s’acquitter du prix de sa pension et de ses consommations ?

Lorsqu’on pénétrait dans les lieux, on était surpris par la bonne odeur de soupe ou de ragoût qui y régnait. Bien loin de l’odeur de graillon souvent perçue dans ce genre d’établissement.
Mais, le citoyen Noël Le Coq, propriétaire, en sa qualité de cuisinier, soignait sa clientèle en mettant un point d’honneur à faire de la bonne cuisine. En cela, il méritait le qualificatif de « Maître-Coq [1]» !

Il n’y avait pas que les humains qui étaient choyés, loin de là ! Les chevaux bénéficiaient d’une écurie sentant la paille fraîche et aux mangeoires bien remplies.

Si, Noël Lecoq était bon cuisiner, c’était tout simplement parce qu’il était fin gourmet et terriblement gourmand. Son ventre rebondi et son visage avenant, aux joues rondes et rougeaudes, attestaient qu’il était un bon vivant.

Et en cette année 1810, la soixantaine passée,  il menait encore fort bien son auberge et toute sa maisonnée. En effet, en plus de quelques domestiques, travaillaient avec lui, sa seconde épouse  Marguerite, née L et son fils aîné, Jacques Noël, issu de son premier mariage.

Tous les habitués connaissaient sa vie, car il aimait rester, le soir, à discuter avec les derniers clients, devant un verre, qu’il offrait d’ailleurs bien volontiers.

Noël Lecoq n’était pas un Lovérien de naissance. Il avait vu le jour à Rouen en Seine Inférieure. Et puis, ses pas l’avaient conduit à Louviers, sans doute parce que le destin le voulait ainsi.
Il s’établit donc à Louviers et s’y maria en février 1774, avec Rose F avec qui il eut deux garçons dont il n’était pas peu fier.
Pardi, oui, et il pouvait bien l’être ! L’aîné, Jacques Noël, dit Lecoq fils, le secondait et reprendrait assurément son affaire, et le second faisait une brillante carrière dans l’armée dans un régiment de cuirassiers.
Veuf en 1792, il ne se remaria que vingt années plus tard avec Marguerite L.
Car, comme il l’affirmait : « Derrière mes fourneaux, j’avais point l’temps m’occupait d’ ça. Et pis, dans l’commerce, on peut point s’unir à n’importe qui ! »

Chacun savait tout de lui, et même ses petits travers, à savoir qu’il n’admettait pas qu’on lui tienne tête. Oui, en effet, il avait toujours le dernier mot.
« Sacrebleu, c’est qui qui c’mmande ! » ponctuait souvent la fin de ses phrases.

Mais tout le monde savait que c’était un brave homme.

-=-=-=-=-=-

« C’est pas bin prudent c’ qu’i’ fait, ton père », avait dit, question de parler, un client un soir, en voyant l’aubergiste se rendre dans l’écurie, muni d’une chandelle.
-          ça j’lui ai souvent dit, rétorqua Jacques Noël fils.
-          Moi c’ que j’en dis, poursuivit le client
-          J’sais bin, mais que veux-tu, i’ veut rin entendre.

Cela faisait bien longtemps que la prudence aurait voulu que Noël Lecoq s’éclairât avec des lanternes lorsqu’il se rendait dans l’écurie à la nuit tombée. Mais il ne jugeait pas cette dépense nécessaire.

« J’ai toujours fait ainsi, pourquoi j’ changerai ! Et sacrebleu, c’est qui qui c’mmande ! »

Que répondre à cela ? Rien, assurément.

Pourtant, la loi imposait, dans le cadre de la prévention contre les incendies de ne plus utiliser de chandelles dans les endroits où il y avait des matières facilement inflammables, comme la paille et le foin. Mais Noël Lecoq, seul maître chez lui, sacrebleu, s’obstinait à se servir de chandelles. Il allait même à poser celles-ci, dans un équilibre bien précaire, dans les mangeoires.

Quelle imprudence !

Ayant pris connaissance de cette manière de faire, dangereuse pour tous, le garde-champêtre fit son rapport, par écrit, dans le cahier de liaison que lisait régulièrement le commissaire de police et le maire, afin d’être au courant des divers évènements se produisant dans la ville.


Monsieur le maire, ainsi mis au courant, ne pouvait pas ne pas réagir. La sécurité de tous n’était-elle pas de sa responsabilité et il avait vu, bien trop souvent, en raison d’une négligence, partir en fumée des maisons, des quartiers entiers, des manufactures. Le feu était le pire de tous les fléaux.
Il envoya donc un courrier, en date du 7 septembre 1810, à Monsieur Lecoq père, aubergiste, lui rappelant « les ordonnances de police défendant de s’introduire dans les écuries, une chandelle à la main et ordonnant aux aubergistes et hôteliers d’avoir des lanternes[2]. »

Afin d’appuyer sur le fait qu’il devait se plier à la loi et sur sa responsabilité en cas de sinistre, monsieur le maire concluait :

« L’œil de la justice est fixé sur vous, faites une sérieuse attention à l’avis que je vous donne, si vous voulez éviter d’être puni d’une imprudence dont les remords vous suivront partout[3]»

A la lecture de cet avertissement, presque un sermon, Noël Lecoq pesta. Mais, ne valait-il pas, en effet, faire la dépense de lanternes, plutôt que de tout perdre dans un éventuel incendie ?
Après avoir acheté les « lanternes obligatoires », il bougonnait :
« J’avais toujours fait comm’ ça, moi ! Sacrebleu, c’est que j’ suis p’us maîtr’ chez moi ! »

-=-=-=-=-=-

Noël Lecoq décéda, à l’âge de quatre-vingt-quatre ans, début février 1824.
Sa seconde épouse, Marie Marguerite L, de quatorze ans sa cadette, s’éteignit en décembre 1827. Elle avait soixante-dix ans.


Et l’auberge, me direz-vous ?
L’âge avançant, quoique toujours bon pied, bon œil, Noël Lecoq père laissa, peu à peu, son fils Jacques Noël, dit Noël fils, prendre la direction de son commerce.
Lorsque celui-ci décéda, en octobre 1827, alors qu’il n’avait que cinquante-huit ans, ce fut Jean Louis C qui devint « Maitre-coq », seul maître à bord après cette date.
L’auberge restait ainsi, un peu dans la famille, car Jean Louis C[4]  était le gendre de Marie Marguerite L, seconde épouse de Noël Lecoq.




[1] Le « Coq », nom emprunté au néerlandais  « kok » qui désignait  le cuisiner à bord d’un navire. En français, ce même personnage était appelé « queux » d’où l’expression « maître queux ». Si j’ai préféré employer  « coq » dans ce récit, c’est tout simplement parce que je n’ai pu m’empêcher de faire un jeu de mot, l’aubergiste ayant pour patronyme : LE COQ….
[2] Termes de la missive.
[3] Termes de la missive.
[4] Les mentions « gendre » et « aubergiste », concernant Jean Louis C  apparaissent sur l’acte de décès de Marie Marguerite L, mais je n’ai pu retrouver l’acte de mariage qui m’aurait révélé le prénom de la mariée. Le mariage a donc été célébré dans une autre ville que celle de Louviers.

dimanche 25 janvier 2015

ANDANTINO, LE PETIT ESCARGOT - Chapitre 3




 Nous vivions dans un grand jardin, contre le mur d’une grande demeure, protégés par une haie toujours verdoyante.
Je fis connaissance, rapidement,  d’un nombre incroyable de mes congénères. Une sacrée équipe de copains !

Il y avait :
·         Tabacco, rondouillard à souhait, toujours riant.
·         Cigarillo, long et fin, mais souvent maussade.
·         Mégo, le plus petit, vif d’esprit et sans cesse en mouvements.

Et puis :
·         Lento, toujours à la traine, derrière notre groupe.
·         Costot qui pouvait porter deux d’entre nous, sur sa coquille, sans réduire, pour autant, sa vitesse.

Nous partagions les mêmes jeux et découvrions, ensemble, notre environnement.
Un grand jardin avec des allées de gravier et des plates-bandes aux fleurs colorées et parfumées et aux divins goûts sucrés. Un vrai régal !
Nous jouions à « saute-coquille ».
Nous faisions des « joutes de cornes ».
Nous nous moquions des escargottes, très maniérées.

Ah ! Ces escargottes !

La plus craquante, c’était Charlotte, elle sentait aussi bon que les fleurs bleues des parterres. Des cornes fines et élégantes, d’un maintien irréprochable. Une coquille lisse et luisante.
Boulotte se jetait sur les fleurs pour en déguster avec gourmandise le nectar, tandis que sa jumelle, Bouillotte, se chauffait, frileusement, au soleil.
Papillotte, fort négligée. Quand elle sentait de sa coquille, sa mise était toujours fripée.
J’avoue que j’avais un petit faible pour Griotte. Timide, effacée, elle rougissait pour un rien, en baissant ses cornes qu’elle avait extrêmement sveltes. Je la trouvais attendrissante.

mercredi 21 janvier 2015

L'AFFAIRE D'AUSTERLITZ





« C’est point permis d’voir ça ! »

Ce fut en ces termes que la pauvre femme avait conclu son récit au commissaire de police. Ce n’était pas de gaieté de cœur qu’elle était venue déverser ce trop-plein de misère. Non ! Mais, il y avait peut-être quelque chose à faire, et puis, dans le quartier, ça commençait à jaser !

Mais qu’elle était donc la raison de cette rumeur qui avait fait se déplacer cette femme sans histoire, elle, et qui le cœur sur la main disait : « J’ peux point porter la misère du monde, déjà qu’avec les miens, c’est difficile ! »

Tout commença…. Quand, d’ailleurs ? Oui, c’était à ce moment-là où tout chavira, quand le Jean François Crespin R avait dû partir à l’armée. Oui, parce qu’il manquait des hommes pour partir au combat[1]. Car, malgré qu’il fut marié et père de famille, il fut incorporé dans le deuxième bataillon de la sixième compagnie du troisième régiment de ligne, en qualité de fusilier.
Il partit, en effet, alors que son épouse, Marie Magdeleine Clotilde L venait de lui annoncer qu’elle était grosse pour la sixième fois, et que son départ la laisserait seule avec à charge les deux fillettes qui leur restaient après le décès, en bas âge, de trois de leurs petits.

« J’ vas r’venir bin vite, lui dit-il en l’embrassant, et j’ t’enverrai d’ l’argent quand j’ touch’rai ma solde ! »

De l’argent, elle n’en vit pas trop la couleur d’ailleurs. Et, quand les voisines lui demandaient si elle avait des nouvelles, la réponse ne variait nullement d’un jour à l’autre :

« C’est qu’ j’en r’çois point ! Faut dir’ qu’ le Crespin, i’ sait point écrire. Alors ! »

Pas de courrier ! Pas d’argent ! La vie devint très difficile, mais Marie Magdeleine Clotilde voulait encore y croire à la chance. Son Crespin allait revenir et la vie reprendrait son cours. C’était qu’il était courageux, son Crespin !

Mais voilà, l’existence, même espérait avec ferveur, ne se déroulait pas toujours comme on le souhaitait.

-=-=-=-=-=-

Jean François Crespin R, après une brève période d’instruction qui consistait, en premier à apprendre à marcher au pas, tous d’un seul pas (pas évident !) et au maniement du fusil, (pas facile en raison de la grande taille et du poids de celui-ci), partit avec son bataillon en direction de l’Autriche. Il fallait combattre les troupes autrichiennes et russes qui s’étaient alliées contre la France.
Ce fut alors la bataille d’Ulm et l’entrée des troupes françaises dans Vienne pour de longs mois d’occupation.

Le baptême du feu fut pour lui et les nouveaux appelés une découverte proche de l’enfer. Il fallait tellement de temps aux fusiliers pour recharger les armes, que ceux-ci devenaient alors des proies faciles, à la merci de l’ennemi. Dans les mêlées au corps-à-corps, il était préférable de se servir de la baïonnette.

Ce soir-là, Napoléon visita ses soldats, discuta avec eux. Demain premier décembre, il savait pouvoir compter sur eux, sur leur bravoure, pour remporter une grande victoire qui resterait longtemps dans les mémoires.

Austerlitz fut, en effet, une heure de gloire française. Mais, du « soleil d’Austerlitz » se levant radieux au-dessus du champ de bataille, Jean François Crespin R n’en dégagea aucune gloire personnelle.
Dans le feu de l’action, au milieu des cris de rage face à l’ennemi, des hurlements de douleur des nombreux soldats, souvent mutilés, de toute nationalité confondue, baignant dans leur sang, du bruit des canons et des fusillades et de la sonnerie lointaine d’un clairon, Jean François Crespin perçut un éclair d’une luminosité incroyable, avant de sombrer dans le noir le plus dense.

-=-=-=-=-=-

Le 20 février 1806, on frappa à la porte du pauvre logis de la famille R. Marie Magdeleine Clotilde, avec lenteur, encombrée par un ventre proéminent, alla ouvrir. Devant elle, le garde champêtre, à la mine défaite, tenait dans une main, un papier.

« Citoyenne Marie Magdeleine Clotilde L, épouse R ? s’enquit-il d’un ton solennel.
-          Oui, répondit la femme. C’est pour quoi ?
-          J’dois te r’mettre ce pli, citoyenne.
-          C’est quoi, ça, répondit Marie Magdeleine Clotilde qui commençait à être envahie d’un mauvais pressentiment.

Puis, se ravissant, elle lança :
« C’est que j’ sais point lir ‘, moi !

Le garde champêtre lui proposa de le faire pour elle, avant d’ajouter :

« I’ s’rait bon que tu t’assois, citoyenne, dans ton état !
-          C’est qu’i’ y a du désordre ici…..
En effet, la pièce dans laquelle entra l’homme de loi était dans un désordre inqualifiable. Marie Magdeleine Clotilde débarrassa deux chaises, s’assit sur la première et proposa la seconde au garde champêtre qui, quasi au garde-à-vous, déclina l’offre.
Il ouvrit le pli et commença sa lecture. De celle-ci, la pauvre femme retint, uniquement, que son Crespin était mort dans un lieu bien loin de Louviers, du nom de « Austerlitz », le crâne emporté par des éclats d’obus. La vision qui lui apparut alors à l’esprit, de la tête de son époux éclatant ainsi, lui coupa le souffle un instant, puis elle se mit à hurler sans pouvoir s’arrêter, provoquant les cris et pleurs de ses deux fillettes qui avaient quitté le coin de la cheminée où elles étaient installées pour venir prés de leur mère.

Alertées par le bruit, quelques voisines arrivèrent, libérant ainsi le garde champêtre, bien en peine face à ce déferlement de cris et trop heureux de pouvoir ainsi s’éclipser. Avant de sortir, il posa l’acte de décès du défunt fusilier R, sur la table.

A partir de ce jour, Marie Magdeleine Clotilde n’ayant plus goût à rien, délaissa encore plus ses petites filles qui trouvèrent à se nourrir chez des voisins généreux, et elle s’adonna à la boisson, car il fallait bien oublier le malheur, et notamment avec certaines personnes du quartier, trop heureuses d’avoir trouver une nouvelle partenaire de beuverie.

-=-=-=-=-=-

En milieu d’après-midi, les premières contractions dissipèrent la griserie coutumière de Marie Magdeleine Clotilde. Elle essaya de regagner au plus vite son domicile, mais les assauts douloureux qui lui barraient les reins et le ventre ralentissaient sa marche.
Sans l’aide de Jean Jacques G, voisin mais surtout habitué du cabaret qu’elle fréquentait assidument, elle aurait accouché dans la rue. Mais celui-ci l’amena chez lui avant d’aller quérir la matrone. Lorsqu’elle eut emmailloté le petit garçon nouvellement né et donné les soins à la maman, demanda au citoyen G :
C’est toi le père ?
-          Bah non ! j’ crois qu’i’ y’en a pas d’ père. Ell’ est veuve !
-          I’ doit bien  avoir un pèr’ ce p’tiot », insista-t-elle. Puis haussant les épaules, elle ajouta : « Pis, après tout, c’est point mon affair ‘, mais va falloir le déclarer.
Se tournant vers la maman, elle s’informa :
« Comment i’ va s’app’ler ?
-          J’ sais point moi ! répondit Marie Magdeleine Clotilde. Puis désignant le locataire du lieu d’un mouvement de tête, elle dit :
« C’est quoi, son p’tit nom, à lui ?
-          Moi, c’est Jean Jacques, rétorqua l’homme d’une voix grave et pâteuse.
-          Alors, i’ s’nommera Jacques. Jacques R, du nom d’ son père.

Ce fut le citoyen Jean Jacques G qui alla déclarer le petit Jacques le lendemain à la maison commune.

-=-=-=-=-=-
La maman, incapable de s’occuper du nourrisson, cette charge revint à ses deux sœurs ainées, Marie Clotilde Dauphine, âgée de neuf ans, et sa cadette Marie Catherine Clotilde, âgée elle d’à peine six ans. Deux petites qui devaient déjà, depuis longtemps, se débrouiller toute seules.

Après la naissance du petit Jacques, Marie Magdeleine Clotilde et Jean Jacques nouèrent des liens plus intimes et la vie dissolue qu’ils menaient les fit montrer du doigt. Plusieurs évènements ajoutèrent à la critique générale :
Les ivresses continuelles du couple entrainant des désagréments de plus en plus importants dans le quartier.
L’état lamentable des enfants laissés sans soin.
Et surtout, le décès du petit Jacques  à l’âge de dix-sept mois.

« Et voilà que la Magdeleine est encore grosse ! avait lancé une commère lors d’une conversation entre voisines.
-          C’est point vrai, c’la ! se lamenta une autre.
-          Déjà que des autres, elle s’en occup’ pas !
-          Pourtant, c’est qui parait qu’elle touche une pension ?
-          Ça c’est sûr, mais elle part en alcool ……

Le couple, mis ainsi en accusation, s’unit en mariage, début juin 1808, juste avant la naissante de leur premier enfant, une petite Marguerite qui vit le jour le 12 juillet. Après l’arrivée de l’enfant, les deux ainées, les filles « de l’autre » furent réduites à l’état de servantes par leur beau-père et devaient mendier pour se nourrir.

Voilà toute l’histoire que cette pauvre femme, bien sous tout rapport, malheureuse de constater l’état lamentable où se trouvaient  Marie Clotilde Dauphine et Marie Catherine Clotilde, était venue raconter au commissaire de police, parce qu’il fallait, enfin, faire quelque chose.

« Moi, j’ veux pas d’histoire, c’est pour les petites ! Elles sont si adorables et pis, elles n’ont rin demandé et surtout pas l’ malheur ! »

-=-=-=-=-=-=-

Le juge de paix, alerté, fit effectuer une enquête et celle-ci confirma les rumeurs et dires et pire encore.
Le  maire de Louviers, dans son courrier au juge de paix, avec copie au sous-préfet, en date du 8 juin 1810, insistait sur les faits suivant :

« …..La veuve Jean François Crespin R n’a pas à la vérité une conduite à inspirer la confiance et je ne la crois pas nullement en état de gérer les biens de ses enfants….. cette famille est composée d’hommes[2] extrêmement pauvres, nullement instruite et eux-mêmes hors d’état d’être chargés d’aucune gestion …….La mère de ses deux filles est d’une conduite scandaleuse, elle les abandonne sans avoir aucun soin de leur tenue…. »

Il fallait absolument, et en tout hâte,  réunir un conseil de famille afin de nommer un tuteur pouvant gérer « la pension annuelle versée à leur intention en considération du service de leur père mort au champ d’honneur ».

La famille fit la sourde d’oreille pendant de nombreux mois. La situation s’enlisant un nouveau courrier plus alarmant partit de la mairie de Louviers cinq mois plus tard, en  octobre 1810.

Marie Magdeleine Clotilde dut se résigner à accepter que les deux enfants issus de son premier mariage fussent mis sous tutelle. Ce fut Jean Aimable L, oncle maternel, qui fut désigné par la justice, comme étant le seul membre de la famille capable de bons jugements, de l’éducation de ses nièces, qui quittèrent le foyer de leur mère sans toutefois rompre  totalement les liens avec elle. Une mère restait tout de même une mère, et puis ayant peu connu leur père, elles n’avaient plus qu’elle.
Ce fut ainsi qu’elles purent voir grandir Marguerite, et arriver Aimable Rosalie en mars 1811 et Louis en avril 1814, leurs sœurs et petit frère issus du second lit.

Jean Jacques G ne décoléra pas pendant de nombreux mois. Ce qu’il voyait, lui dans tout cela, c’était la pension militaire qui ne rentrait pas au foyer. Sa colère retombait souvent sur son épouse, surtout quand il était ivre.

Marie Magdeleine Clotilde décéda en son domicile, rue de l’écho, en août 1840.
Au moment de son décès elle repensa à cette vie bien difficile qu’elle avait eue et qui l’avait précipitée dans l’abîme de l’alcool. Elle avait remonté, peu à peu, cette pente, et sa situation s’était améliorée au fil du temps. Elle avait assisté aux mariages de ses deux ainées qui menaient bien leur vie, à présent. Auprès d’elle se trouvait toujours Jean Jacques G, pas un mauvais bonhomme, non ! Un peu rustre, certes ! Mais c’était ainsi.
Quinze années plus tard, Jean Jacques G décédait à l’hospice. Seul.

De victoires et défaites, d’une guerre à l’autre, le temps s’était écoulé, inexorablement, se moquant bien des évènements.
Et de « l’affaire d’Austerlitz », cause de tant de malheurs, par le décès de Jean François Crespin R, d’une part, mais aussi de bien d’autres, on en parlait plus guère.







[1] Entre 1803 et 1815, deux millions d’hommes furent incorporés (source : livre d’histoire scolaire – collection J Marseille – Nathan)
[2] Le terme « hommes » est employé dans le sens d’êtres humains, d’individus.