mardi 10 février 2015

UN COUPABLE IDEAL




Jacques Antoine P sentait dans sa poche le document qui lui avait été remis. Un document pire qu’une marque au fer rouge sur le visage. Un document qui jusqu’à la fin de sa vie le ferait désigner du doigt, l’empêcherait de se déplacer où et quand il le souhaitait,  d’exercer certains métiers, voire même de trouver d’emploi.
Il était libre, certes, mais à quel prix. Au prix d’une surveillance toujours suspicieuse de la maréchaussée qui devait valider chaque semaine sa présence dans le lieu où il était assigné à résidence, consigner ses faits et gestes et, à qui, il devrait justifier ses moyens d’existence.

Jacques Antoine P avait donc pris la diligence à Evreux, ce matin de janvier 1811, pour se rendre à Louviers. Dans cette ville, aussitôt arrivé, il devait se rendre au commissariat de police afin de signaler sa présence.
Avant de sortir du bagne, où il avait passé plusieurs années, le gardien-chef lui avait dit d’un ton ferme :
« V’là ton passeport. Tu dois l’faire valider. Dans l’ cas contraire, tu s’ras ramené ici ! »

Il n’avait donc pas le choix. Il était libre ! Libre ?
Quelle était, pour lui, la réelle signification de ce mot ?

Dans la diligence, le silence régnait. Il y avait là, réunis pour ce voyage, un vieux monsieur, fort distingué, somnolant, la tête bringuebalant  à chaque mouvement brusque de la voiture ; un jeune couple, lui l’air sévère, elle, toute timide et effacée, accompagné d’une fillette emmitouflée dans une couverture en raison du froid et blottie contre sa mère ; une vieille paysanne, un panier sur les genoux, et lui, le banni. Il avait pris place près de la fenêtre et regardait défiler un paysage endormi par un froid glacial, aux arbres blanchis de givre, aux mares gelées, parsemé, ici et là, de masures, de granges et d’églises dardant leur clocher bien haut vers le ciel, vers le Très Haut, afin d’attirer sa clémence.

De village en ville, la diligence franchit bientôt la Porte d’Evreux à Louviers et s’arrêta non loin du parvis de l’église Notre-Dame.
Le garde champêtre, présent comme toujours lors des départs et arrivées des voitures, vérifia les passeports de chacun.

Avant de se rendre au commissariat, Jacques Antoine P souhaita savourer un moment de liberté. Aussi, se mit-il à déambuler dans la ville afin de repérer les lieux.
Où se procurer un logement ? Où trouver une auberge pour prendre un repas chaud ou un verre d’alcool ? Où, éventuellement, se présenter pour trouver de l’embauche ?

Il lui restait un peu d’argent, fruit de son travail au bagne, et qui lui avait été remis à sa sortie. Bien sûr, il avait dû payer son voyage jusqu’à Louviers, mais ce qu’il avait encore en poche lui permettrait de voir venir.

La faim commençant à le tenailler, il entra dans une taverne et s’attabla. Une grosse femme au tablier qui avait dû être blanc, s’approcha de lui.

« Ce sera quoi ? demanda-t-elle d’une voix rauque, au ton peu aimable.
-          Y’ a quoi ? s’enquit le futur consommateur.
-          Des haricots au lard.
-          Alors va pour une portion de haricots au lard !

La commande à peine servie, Jacques Antoine P vit entrer deux gendarmes dans la taverne. Un vieux réflexe le fit se raidir. Pourtant, il n’avait  rien à se reprocher.
Les deux hommes en uniforme, après avoir parcouru du regard la salle où se trouvaient quelques clients, se dirigèrent vers l’ancien forçat, arrêtant leur marche juste devant la table où il était installé.

« Jacques Antoine P ? questionna un des gendarmes d’un ton brusque.
Sans attendre la réponse, le second lança :
«  Tu viens avec nous ! »
-          Mais pourquoi ? demanda Jacques Antoine P.
-          Discute pas, tu nous suis !

L’homme se leva. Il n’avait d’autre choix, d’ailleurs, que d’obtempérer.
La grosse femme, au fond de la salle, près de la cheminée et qui, comme la plupart des clients, avait suivi la scène, s’interposa :

« Eh ! et pis mes haricots au lard, qui qui va m’ les payer ! »

Jacques Antoine P regarda le contenu de l’assiette auquel il n’avait pas eu le temps de toucher et sortit une pièce de sa poche afin de s’en acquitter.

« Ah, tout de même ! lança la cabaretière en rangeant rapidement son dû dans son tablier.

Lorsque les trois hommes eurent franchi la porte de son auberge, elle alla récupérer l’assiette dont elle versa le contenu dans la marmite qui chauffait au-dessus des braises de l’âtre.

« On va tout de même pas perdre de la nourriture ! », pensa-t-elle.

En effet, en ces temps difficiles, il n’y avait pas de petites économies.


Jacques Antoine P suivit les deux gendarmes. Il ne posa aucune question, sachant qu’il serait rabroué aussitôt. Sa condition d’ancien forçat ne lui donnait aucune chance de s’expliquer. Il se savait être condamné d’avance, la société pensant qu’un homme qui avait été puni par la justice en raison de ses méfaits,  ne pouvait, en aucun cas, devenir honnête.
La maréchaussée, silencieuse également, conduisit, non sans fierté, leur prisonnier tout droit à la prison de Louviers où il fut jeté sans ménagement dans une geôle après avoir vidé ses poches de tout leur contenu.

En apercevant l’argent sur le comptoir du guichet des admissions, l’un des deux représentants de la loi s’esclaffa :

« Et bien, mon gaillard, avec ça, t’es fait ! »

-=-=-=-=-=-=-

Le 14 janvier suivant, l’absence de présentation du forçat libéré, Jacques Antoine P, au commissariat de police, remonta aux oreilles de monsieur le maire. Ce fut ainsi que le premier magistrat de la ville, après enquête, apprit que cet homme avait été arrêté le jour même de son arrivée.
« Pour quel motif ? s’enquit celui-ci.

Monsieur Lambard, maire en exercice, fut alors instruit de toute l’affaire. Un voyageur de la diligence par laquelle était arrivé le forçat libéré avait porté plainte pour vol. Oui, et pas un petit vol d’ailleurs, car il disait avoir été lesté de la somme de cent-quarante francs. Cet homme, fort respectable, assis face au-dit forçat, avait eu l’imprudence de sommeiller pendant le trajet. Alors ?

Oui, mais le maire ne semblait pas réellement convaincu de la culpabilité de Jacques Antoine.
« Trop facile d’accuser un homme qui a déjà été condamné ! déclara-t-il.
-          Oui, mais il avait de l’argent sur lui, lui avait-on répondu.
-          Cet argent s’explique par le fait qu’il avait travaillé au bagne. De plus, cette somme était loin des cent-quarante francs dérobés.
-          Il avait pu dépenser l’argent !
-          En si peu de temps ? Non !
-          Le cacher alors, pour le récupérer plus tard.
-          Je n’y crois pas ! avait conclu le maire.

Le juge avait interrogé l’ancien forçat :
« Pourquoi j’aurai volé ? avait répondu celui-ci.
-          Parce que vous avez déjà volé ! avait répliqué le juge.
-          Moi, c’ qu’ j’ veux, c’est vivre en paix à présent. J’ai payé ma faute par des années de bagnes ! Pas envie de r’tourner au trou !

Qui a péché, péchera à nouveau !
Comment croire aux repentirs ?

Pour que la morale soit sauve, le pauvre homme écopa de quatre mois d’emprisonnement. Le 15 mai 1811, le juge d’instruction de Louviers signa le document permettant  que Jacques Antoine P soit remis en liberté.
A peine hors de l’enceinte de la prison, le brigadier de la gendarmerie de Louviers le fit de nouveau arrêter, afin de le conduire au capitaine de la gendarmerie d’Evreux.

Pourquoi cet acharnement ?
Tout simplement parce qu’il fallait à la société des « bien-pensants », des coupables sous les verrous pour qu’elle puisse dormir en paix, justice faite.
Cet homme-là avait le passé idéal.

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