Quand
il avait donné à louer la petite chambre mansardée avec cuisine, au second
étage de la maison qui lui appartenait, le Père Germain, comme on l’appelait
dans le quartier, avait cru effectuer une bonne affaire. L’homme qui s’était
présenté à lui, en recherche d’un logement, lui avait fait forte impression. De
bonne mise, d’une grande courtoisie, il lui avait confié qu’il était en affaires
et dans l’attente d’une grosse rentrée d’argent. Il avait, sans rechigner,
accepté le montant du loyer que le propriétaire avait quelque peu grossi, car,
pensant que «c’t homme-là avait du bien » et qu’il était donc normal qu’il
en profitât un peu.
Ne
disposant pas encore de la somme attendue, cet homme, bien sous tous rapports,
avait demandé que le règlement des loyers soit reporté. Afin de prouver sa
bonne foi, il avait proposé de laisser, en gage, sa montre, une fort jolie
montre à gousset, assurément en or, et qu’il avait sortie de la poche de son
gilet afin de la montrer au Père Germain qui, impressionné, avait décliné
l’offre.
« Non,
non, avait-il répliqué, je vous fais confiance ! Entre gens de bonne
compagnie, n’est-ce-pas …. »
A
présent, il se demandait comment il n’avait pas perçu le petit rictus ironique
de son nouveau locataire lorsqu’il avait replacé sa montre dans sa poche.
A
présent, le Père Germain se reprochait ce qu’il pensait avoir été une erreur de
jugement.
A
présent, trois mois de loyers étaient impayés et, de plus, cela faisait un
petit moment qu’il n’avait pas vu son locataire. Combien de temps
d’ailleurs ? Une semaine ? Deux ? Peut-être bien trois en
réalité.
Discutant
avec quelques voisines, l’une d’elles avança d’un ton sombre et dramatique :
« C’est-i
qu’on lui aurait fait un mauvais coup ?
Une
autre, plus terre-à-terre, répliqua
avec lucidité :
« Serait-i’
pas parti sans payer ?
Une
troisième posa quelques questions, histoire de montrer un quelconque intérêt à
l’affaire, histoire de « bavacher un brin ».
« Vous
avez été voir chez lui ? Frapper à la porte ?
Le
Père Germain ne savait que répondre aux trois commères dont le discours ne
l’avait nullement rassuré, car, dans les deux premières idées avancées, il
était certain qu’il ne verrait jamais l’argent du paiement de ses loyers.
Toutefois,
il se refusait d’envisager le pire. Son locataire, homme élégant, au maintien
impeccable, s’exprimant de la meilleure manière et qui avait de l’instruction,
ça se voyait au premier regard, ne pouvait être qu’un homme « bien ».
Regardant
les trois femmes qui poursuivaient leurs commentaires, il répondit à la
troisième remarque :
« Ça
pour sûr que j’suis allé frapper. Et j’ai point eu d’ réponse. J’ai même essayé
d’entrer, mais c’est qu’ la porte était fermée.
-
Va p’t-êt’ rev’nir ? Un môssieu
comme ça, ça fait des affaires et ça voyage !
-
Oui, mais quelles affaires ?
Cette
conversation fit que le pauvre propriétaire commença à douter. Alors, il décida
de se rendre au commissariat de police, dans le quartier de la Porte de Rouen,
près de la Maison Commune. En chemin, il rencontra le garde champêtre Tribout à
qui il conta l’affaire par le menu.
« On
disparait pas comme ça, affirma le garde champêtre. Il s’appelle comment ton
locataire ?
-
A c’ qui m’a dit, Etienne Brottier.
-
Ah oui, celui qu’est v’nu d’mander un
passeport pour s’ rendre à Paris ! Tu vois bin qu’il est pas disparu. Y
d’vait régler une affaire qu’il a dit. Celle-ci faite, il va rev’nir !
-
Oui, mais en attendant, j’ fais quoi
avec le log’ment ?
-
Tu l’as loué ?
-
Bah oui !
-
Alors, attends son retour !
« Attendre !
Attendre ! C’est bin beau tout ça, mais mon dû là-d’dans ! »
maugréait le pauvre Père Germain en rentrant chez lui. Surtout qu’à présent, il
n’était plus certain, mais alors plus du tout, de revoir le bonhomme, tout
« môssieu » qu’il était, et encore moins son argent !
Dans
le quartier, on ne parlait plus que du citoyen Etienne Brottier. Ah oui, et
quelle histoire !
Les
divers commerçants se plaignaient d’avoir été spoliés.
Le
cabaretier avait fait l’avance de plusieurs repas, ainsi que d’un grand nombre
de pichets de vin et de cidre.
« Et
en plus, il avait une bonne descente et un appétit d’ogre, ce’ui-là. Et il
invitait et payait des tournées à tous, à mes frais, en plus ! »
Le
boulanger n’avait pas reçu le paiement des pains que cet homme sans scrupule
avait eu l’audace de se faire livrer.
« C’est
qui fallait l’ servir en plus ! Quelle honte ! »
Le
marchand de bois, non plus, n’avait pas touché son dû.
« C’est
y pas malheureux de vivre sur le dos des pauvres gens ! se plaignait-il à
qui voulait l’entendre.
Mais
il y avait aussi le marchand de meubles, le tailleur et bien d’autres, car
chaque jour, de nouvelles plaintes étaient déposées.
A
la question : « Mais comment avez-vous, tous, fait confiance à un
individu étranger à la ville ? », la réponse était identique :
« Mais avec sa bonne mise, sa manière de parler qui en imposait. Enfin
voilà, à le voir, c’était pas Dieu possible de penser qu’il n’était pas
honnête ! »
Tout
se clarifia, mi-prairial, à la lecture, par le maire de Louviers, d’un courrier
émanant du Préfet de Police de Paris, demandant quelques renseignements sur la
conduite morale et politique d’un dénommé Etienne François Brottier. Le maire
diligenta la maréchaussée afin de mener une enquête minutieuse sur les faits et
gestes de ce citoyen. Celle-ci aboutit sur peu de choses.
Elle
apprit qu’Etienne François Brottier, venant de Caudebec-les-Elbeuf, était
arrivé à Louviers, le 4 ventose an XI, où il s’était installé, comme on le
savait, malheureusement, aux frais de quelques habitants de la ville. Trois
mois plus tard, il avait demandé que lui soit délivré un passeport pour se
rendre à Paris où il devait, selon ses dires, recueillir une succession. Ce
soi-disant héritage, prétexte bien trouvé, permit donc à notre homme de se
carapater sans attirer l’attention en
laissant derrière lui un nombre considérable de dettes. Et bien évidemment, et
cela n’étonna personne, ce sinistre individu était coutumier de ce genre
d’escroquerie, il en vivait même et très bien !
Quelques
jours plus tard, le propriétaire reçut la clef de son logement mansardé. Après
ouverture de la porte, la déception fut bien grande. Il ne contenait que les
quelques meubles, non payés d’ailleurs, d’une valeur qui ne dépassait pas les
six francs.
Le
Père Germain regretta alors de ne pas avoir accepté, en gage, la belle montre à
gousset proposée par cet escroc. Mais à bien y réfléchir, était-elle vraiment
en or, et dans l’affirmatif, n’était-elle pas le fruit d’une rapine ?
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