L’auberge
ne désemplissait pas. Il faut préciser qu’on y mangeait très bien et pour pas
cher. De plus, les assiettes étaient abondamment garnies !
Il
faut ajouter également, que là où elle se situait, non loin de la prison, il y
avait du passage.
D’abord,
lors des transferts de détenus d’une prison à l’autre, la maréchaussée faisait une petite halte pour boire un coup
ou déguster le ragoût du jour, tout en discutant avec le patron qui, depuis le
temps, était devenu presque un ami.
Puis,
il y avait les habitués, ceux des foires et marchés, et parfois, un inconnu de
passage descendu de la voiture de Rouen ou de celle de Paris, pour réaliser
quelques affaires dans la ville. Ce dernier était accueilli chaleureusement,
certes, fallait être avenant pour faire marcher le commerce, mais toutefois
avec une petite pointe de méfiance. Qui était-il vraiment ? Sa présence
dans la ville ne cachait-elle pas quelque affaire malhonnête ? Allait-il
s’acquitter du prix de sa pension et de ses consommations ?
Lorsqu’on
pénétrait dans les lieux, on était surpris par la bonne odeur de soupe ou de
ragoût qui y régnait. Bien loin de l’odeur de graillon souvent perçue dans ce
genre d’établissement.
Mais,
le citoyen Noël Le Coq, propriétaire, en sa qualité de cuisinier, soignait sa
clientèle en mettant un point d’honneur à faire de la bonne cuisine. En cela,
il méritait le qualificatif de « Maître-Coq [1]» !
Il
n’y avait pas que les humains qui étaient choyés, loin de là ! Les chevaux
bénéficiaient d’une écurie sentant la paille fraîche et aux mangeoires bien
remplies.
Si,
Noël Lecoq était bon cuisiner, c’était tout simplement parce qu’il était fin
gourmet et terriblement gourmand. Son ventre rebondi et son visage avenant, aux
joues rondes et rougeaudes, attestaient qu’il était un bon vivant.
Et
en cette année 1810, la soixantaine passée, il menait encore fort bien son auberge et
toute sa maisonnée. En effet, en plus de quelques domestiques, travaillaient
avec lui, sa seconde épouse Marguerite,
née L et son fils aîné, Jacques Noël, issu de son premier mariage.
Tous
les habitués connaissaient sa vie, car il aimait rester, le soir, à discuter
avec les derniers clients, devant un verre, qu’il offrait d’ailleurs bien
volontiers.
Noël
Lecoq n’était pas un Lovérien de naissance. Il avait vu le jour à Rouen en
Seine Inférieure. Et puis, ses pas l’avaient conduit à Louviers, sans doute
parce que le destin le voulait ainsi.
Il
s’établit donc à Louviers et s’y maria en février 1774, avec Rose F avec qui il
eut deux garçons dont il n’était pas peu fier.
Pardi,
oui, et il pouvait bien l’être ! L’aîné, Jacques Noël, dit Lecoq
fils, le secondait et reprendrait assurément son affaire, et le second faisait
une brillante carrière dans l’armée dans un régiment de cuirassiers.
Veuf
en 1792, il ne se remaria que vingt années plus tard avec Marguerite L.
Car,
comme il l’affirmait : « Derrière mes fourneaux, j’avais point
l’temps m’occupait d’ ça. Et pis, dans l’commerce, on peut point s’unir à
n’importe qui ! »
Chacun
savait tout de lui, et même ses petits travers, à savoir qu’il n’admettait pas
qu’on lui tienne tête. Oui, en effet, il avait toujours le dernier mot.
« Sacrebleu,
c’est qui qui c’mmande ! » ponctuait souvent la fin de ses phrases.
Mais
tout le monde savait que c’était un brave homme.
-=-=-=-=-=-
« C’est
pas bin prudent c’ qu’i’ fait, ton père », avait dit, question de parler,
un client un soir, en voyant l’aubergiste se rendre dans l’écurie, muni d’une
chandelle.
-
ça
j’lui ai souvent dit, rétorqua Jacques Noël fils.
-
Moi c’ que j’en dis, poursuivit le
client
-
J’sais bin, mais que veux-tu, i’ veut
rin entendre.
Cela
faisait bien longtemps que la prudence aurait voulu que Noël Lecoq s’éclairât
avec des lanternes lorsqu’il se rendait dans l’écurie à la nuit tombée. Mais il
ne jugeait pas cette dépense nécessaire.
« J’ai
toujours fait ainsi, pourquoi j’ changerai ! Et sacrebleu, c’est qui qui
c’mmande ! »
Que
répondre à cela ? Rien, assurément.
Pourtant,
la loi imposait, dans le cadre de la prévention contre les incendies de ne plus
utiliser de chandelles dans les endroits où il y avait des matières facilement
inflammables, comme la paille et le foin. Mais Noël Lecoq, seul maître chez
lui, sacrebleu, s’obstinait à se servir de chandelles. Il allait même à poser
celles-ci, dans un équilibre bien précaire, dans les mangeoires.
Quelle
imprudence !
Ayant
pris connaissance de cette manière de faire, dangereuse pour tous, le
garde-champêtre fit son rapport, par écrit, dans le cahier de liaison que lisait
régulièrement le commissaire de police et le maire, afin d’être au courant des
divers évènements se produisant dans la ville.
Monsieur
le maire, ainsi mis au courant, ne pouvait pas ne pas réagir. La sécurité de
tous n’était-elle pas de sa responsabilité et il avait vu, bien trop souvent,
en raison d’une négligence, partir en fumée des maisons, des quartiers entiers,
des manufactures. Le feu était le pire de tous les fléaux.
Il
envoya donc un courrier, en date du 7 septembre 1810, à Monsieur Lecoq père,
aubergiste, lui rappelant « les
ordonnances de police défendant de s’introduire dans les écuries, une chandelle
à la main et ordonnant aux aubergistes et hôteliers d’avoir des lanternes[2]. »
Afin
d’appuyer sur le fait qu’il devait se plier à la loi et sur sa responsabilité
en cas de sinistre, monsieur le maire concluait :
« L’œil de la justice est fixé sur vous,
faites une sérieuse attention à l’avis que je vous donne, si vous voulez éviter
d’être puni d’une imprudence dont les remords vous suivront partout[3]. »
A
la lecture de cet avertissement, presque un sermon, Noël Lecoq pesta. Mais, ne
valait-il pas, en effet, faire la dépense de lanternes, plutôt que de tout
perdre dans un éventuel incendie ?
Après
avoir acheté les « lanternes obligatoires », il bougonnait :
« J’avais
toujours fait comm’ ça, moi ! Sacrebleu, c’est que j’ suis p’us maîtr’
chez moi ! »
-=-=-=-=-=-
Noël
Lecoq décéda, à l’âge de quatre-vingt-quatre ans, début février 1824.
Sa
seconde épouse, Marie Marguerite L, de quatorze ans sa cadette, s’éteignit en
décembre 1827. Elle avait soixante-dix ans.
Et
l’auberge, me direz-vous ?
L’âge
avançant, quoique toujours bon pied, bon œil, Noël Lecoq père laissa, peu à
peu, son fils Jacques Noël, dit Noël fils, prendre la direction de son
commerce.
Lorsque
celui-ci décéda, en octobre 1827, alors qu’il n’avait que cinquante-huit ans,
ce fut Jean Louis C qui devint « Maitre-coq », seul maître à bord
après cette date.
L’auberge
restait ainsi, un peu dans la famille, car Jean Louis C[4] était le gendre de Marie Marguerite L,
seconde épouse de Noël Lecoq.
[1] Le
« Coq », nom emprunté au néerlandais
« kok » qui désignait
le cuisiner à bord d’un navire. En français, ce même personnage était
appelé « queux » d’où l’expression « maître queux ». Si
j’ai préféré employer « coq »
dans ce récit, c’est tout simplement parce que je n’ai pu m’empêcher de faire
un jeu de mot, l’aubergiste ayant pour patronyme : LE COQ….
[2]
Termes de la missive.
[3]
Termes de la missive.
[4]
Les mentions « gendre » et « aubergiste », concernant Jean
Louis C apparaissent sur l’acte de décès
de Marie Marguerite L, mais je n’ai pu retrouver l’acte de mariage qui m’aurait
révélé le prénom de la mariée. Le mariage a donc été célébré dans une autre
ville que celle de Louviers.
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