Jacques
Antoine P sentait dans sa poche le document qui lui avait été remis. Un
document pire qu’une marque au fer rouge sur le visage. Un document qui jusqu’à
la fin de sa vie le ferait désigner du doigt, l’empêcherait de se déplacer où
et quand il le souhaitait, d’exercer certains métiers, voire même de
trouver d’emploi.
Il
était libre, certes, mais à quel prix. Au prix d’une surveillance toujours
suspicieuse de la maréchaussée qui devait valider chaque semaine sa présence
dans le lieu où il était assigné à résidence, consigner ses faits et gestes et,
à qui, il devrait justifier ses moyens d’existence.
Jacques
Antoine P avait donc pris la diligence à Evreux, ce matin de janvier 1811, pour
se rendre à Louviers. Dans cette ville, aussitôt arrivé, il devait se rendre au
commissariat de police afin de signaler sa présence.
Avant
de sortir du bagne, où il avait passé plusieurs années, le gardien-chef lui
avait dit d’un ton ferme :
« V’là
ton passeport. Tu dois l’faire valider. Dans l’ cas contraire, tu s’ras ramené
ici ! »
Il
n’avait donc pas le choix. Il était libre ! Libre ?
Quelle
était, pour lui, la réelle signification de ce mot ?
Dans
la diligence, le silence régnait. Il y avait là, réunis pour ce voyage, un
vieux monsieur, fort distingué, somnolant, la tête bringuebalant à chaque mouvement brusque de la
voiture ; un jeune couple, lui l’air sévère, elle, toute timide et effacée,
accompagné d’une fillette emmitouflée dans une couverture en raison du froid et
blottie contre sa mère ; une vieille paysanne, un panier sur les genoux,
et lui, le banni. Il avait pris place près de la fenêtre et regardait défiler
un paysage endormi par un froid glacial, aux arbres blanchis de givre, aux
mares gelées, parsemé, ici et là, de masures, de granges et d’églises dardant
leur clocher bien haut vers le ciel, vers le Très Haut, afin d’attirer sa
clémence.
De
village en ville, la diligence franchit bientôt la Porte d’Evreux à Louviers et
s’arrêta non loin du parvis de l’église Notre-Dame.
Le
garde champêtre, présent comme toujours lors des départs et arrivées des
voitures, vérifia les passeports de chacun.
Avant
de se rendre au commissariat, Jacques Antoine P souhaita savourer un moment de
liberté. Aussi, se mit-il à déambuler dans la ville afin de repérer les lieux.
Où
se procurer un logement ? Où trouver une auberge pour prendre un repas
chaud ou un verre d’alcool ? Où, éventuellement, se présenter pour trouver
de l’embauche ?
Il
lui restait un peu d’argent, fruit de son travail au bagne, et qui lui avait
été remis à sa sortie. Bien sûr, il avait dû payer son voyage jusqu’à Louviers,
mais ce qu’il avait encore en poche lui permettrait de voir venir.
La
faim commençant à le tenailler, il entra dans une taverne et s’attabla. Une
grosse femme au tablier qui avait dû être blanc, s’approcha de lui.
« Ce
sera quoi ? demanda-t-elle d’une voix rauque, au ton peu aimable.
-
Y’ a quoi ? s’enquit le futur consommateur.
-
Des haricots au lard.
-
Alors va pour une portion de haricots au
lard !
La
commande à peine servie, Jacques Antoine P vit entrer deux gendarmes dans la
taverne. Un vieux réflexe le fit se raidir. Pourtant, il n’avait rien à se reprocher.
Les
deux hommes en uniforme, après avoir parcouru du regard la salle où se
trouvaient quelques clients, se dirigèrent vers l’ancien forçat, arrêtant leur
marche juste devant la table où il était installé.
« Jacques
Antoine P ? questionna un des gendarmes d’un ton brusque.
Sans
attendre la réponse, le second lança :
«
Tu viens avec nous ! »
-
Mais pourquoi ? demanda Jacques
Antoine P.
-
Discute pas, tu nous suis !
L’homme
se leva. Il n’avait d’autre choix, d’ailleurs, que d’obtempérer.
La
grosse femme, au fond de la salle, près de la cheminée et qui, comme la plupart
des clients, avait suivi la scène, s’interposa :
« Eh !
et pis mes haricots au lard, qui qui va m’ les payer ! »
Jacques
Antoine P regarda le contenu de l’assiette auquel il n’avait pas eu le temps de
toucher et sortit une pièce de sa poche afin de s’en acquitter.
« Ah,
tout de même ! lança la cabaretière en rangeant rapidement son dû dans son
tablier.
Lorsque
les trois hommes eurent franchi la porte de son auberge, elle alla récupérer
l’assiette dont elle versa le contenu dans la marmite qui chauffait au-dessus
des braises de l’âtre.
« On
va tout de même pas perdre de la nourriture ! », pensa-t-elle.
En
effet, en ces temps difficiles, il n’y avait pas de petites économies.
Jacques
Antoine P suivit les deux gendarmes. Il ne posa aucune question, sachant qu’il
serait rabroué aussitôt. Sa condition d’ancien forçat ne lui donnait aucune
chance de s’expliquer. Il se savait être condamné d’avance, la société pensant
qu’un homme qui avait été puni par la justice en raison de ses méfaits, ne pouvait, en aucun cas, devenir honnête.
La
maréchaussée, silencieuse également, conduisit, non sans fierté, leur
prisonnier tout droit à la prison de Louviers où il fut jeté sans ménagement
dans une geôle après avoir vidé ses poches de tout leur contenu.
En
apercevant l’argent sur le comptoir du guichet des admissions, l’un des deux représentants
de la loi s’esclaffa :
« Et
bien, mon gaillard, avec ça, t’es fait ! »
-=-=-=-=-=-=-
Le
14 janvier suivant, l’absence de présentation du forçat libéré, Jacques Antoine
P, au commissariat de police, remonta aux oreilles de monsieur le maire. Ce fut
ainsi que le premier magistrat de la ville, après enquête, apprit que cet homme
avait été arrêté le jour même de son arrivée.
« Pour
quel motif ? s’enquit celui-ci.
Monsieur
Lambard, maire en exercice, fut alors instruit de toute l’affaire. Un voyageur
de la diligence par laquelle était arrivé le forçat libéré avait porté plainte
pour vol. Oui, et pas un petit vol d’ailleurs, car il disait avoir été lesté de
la somme de cent-quarante francs. Cet homme, fort respectable, assis face au-dit
forçat, avait eu l’imprudence de sommeiller pendant le trajet. Alors ?
Oui,
mais le maire ne semblait pas réellement convaincu de la culpabilité de Jacques
Antoine.
« Trop
facile d’accuser un homme qui a déjà été condamné ! déclara-t-il.
-
Oui, mais il avait de l’argent sur lui,
lui avait-on répondu.
-
Cet argent s’explique par le fait qu’il
avait travaillé au bagne. De plus, cette somme était loin des cent-quarante
francs dérobés.
-
Il avait pu dépenser l’argent !
-
En si peu de temps ? Non !
-
Le cacher alors, pour le récupérer plus
tard.
-
Je n’y crois pas ! avait conclu le
maire.
Le
juge avait interrogé l’ancien forçat :
« Pourquoi
j’aurai volé ? avait répondu celui-ci.
-
Parce que vous avez déjà volé !
avait répliqué le juge.
-
Moi, c’ qu’ j’ veux, c’est vivre en paix
à présent. J’ai payé ma faute par des années de bagnes ! Pas envie de
r’tourner au trou !
Qui
a péché, péchera à nouveau !
Comment
croire aux repentirs ?
Pour
que la morale soit sauve, le pauvre homme écopa de quatre mois
d’emprisonnement. Le 15 mai 1811, le juge d’instruction de Louviers signa le
document permettant que Jacques Antoine
P soit remis en liberté.
A
peine hors de l’enceinte de la prison, le brigadier de la gendarmerie de
Louviers le fit de nouveau arrêter, afin de le conduire au capitaine de la
gendarmerie d’Evreux.
Pourquoi
cet acharnement ?
Tout
simplement parce qu’il fallait à la société des « bien-pensants »,
des coupables sous les verrous pour qu’elle puisse dormir en paix, justice
faite.
Cet
homme-là avait le passé idéal.
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