Il
y avait du beau monde, ce jour-là, 1er décembre 1811, dans la grande
salle des séances publiques de la maison commune de Louviers.
Oui
du beau monde, ça on pouvait le dire, car il y avait là, réunis :
·
Monsieur le sous-préfet.
·
Thomas François Demantes, président du
tribunal de première instance de l’arrondissement de Louviers.
·
Pierre Jacques François Carpentier,
procureur impérial auprès du même tribunal.
·
François Eustache Langlois, juge de paix
de Louviers.
·
Benjamin Frigard, commandant de la garde
nationale de Louviers.
·
Et le conseil municipal, au grand
complet.
Pour
quelle raison, cette réunion ? Un problème important dans la cité ?
Une épidémie ? Une hausse inquiétante du chômage ? Un incendie
dévastateur ?
Non !
Rien de tout cela !
Tous,
présents à cet instant, n’étaient pas peu fiers, car l’évènement qui allait
être célébré était leur œuvre, votée à l’unanimité au cours de la séance du
conseil municipal du 25 novembre précédent.
Le
maire, monsieur Lambard, commença ainsi :
« En
ce jour anniversaire du couronnement de sa Majesté Impériale et Royale et celle
de la bataille d’Austerlitz, nous sommes tous réunis pour célébrer le mariage
de Louis Edouard M et Elisabeth Perpétue G…… »
En
quoi l’union de ces deux jeunes gens était si exceptionnelle ?
Qui
était Louis Edouard M, seul autorisé à se tenir assis, alors que tous étaient
debout ?
Qui
était cette toute jeune fille intimidée dont le seul luxe, en cet instant, résidait
dans le châle de siamoise qui couvrait ses frêles épaules ?
-=-=-=-=-=-
Elisabeth
Perpétue G avait, comme ses frères et sœurs, comme la majorité des enfants
d’ailleurs, embauché, très jeune, dans une des manufactures de la ville. Elle
avait effectué diverses tâches comme celle de « rattacheur », en
raison de sa toute petite taille. A présent elle était épinceuse[1]
Toute
la journée, penchée au-dessus d’une grande table, une grosse épingle à la main,
elle retirait les nœuds et corps étrangers des larges bandes de draps sortant
des métiers. Afin de bien vérifier toute la surface de la pièce de tissu
laineux, bras écartés, elle faisait glisser vers elle, en la tirant bien
droit, l’étoffe pour en vérifier chaque
centimètre carré.
Le
soir, après quinze heures de ce labeur, ses épaules étaient tellement
endolories qu’elle peinait à lever les bras. Et puis, appuyée continuellement
sur le bord de la table, elle avait cette impression d’une barre au niveau de l’abdomen qui lui bloquait la
respiration. Ses yeux la brûlaient à
force de fixer le tissu, mal éclairé,
pour en déceler la moindre imperfection.
Une
dure existence dont elle ne se plaignait pas. D’ailleurs, cette existence
n’était-elle pas le lot de tous, ici-bas ?
Malgré
cela, elle aidait sa mère aux tâches ménagères, le sourire toujours aux lèvres.
Sa bonne humeur et sa bienveillance la faisaient aimer de tous qui la considéraient
comme une gentille fille, très sage et très vertueuse.
-=-=-=-=-=-
Louis
Edouard M n’avait pas eu la chance de connaitre son père, décédé juste avant
son troisième anniversaire.
A
ses vingt ans, le tirage au sort le désigna pour aller combattre les ennemis de
la France.
Incorporé
au 67ème régiment de fusiliers, il s’était montré un valeureux
soldat, un brave parmi les braves.
Alors
que la victoire allait être remportée par les troupes impériales après deux
jours de combat acharné, un éclat d’obus l’avait atteint. Une horrible douleur
l’avait cloué au sol. Son premier réflexe fut de se redresser malgré la
souffrance qui le tenaillait. Il vit alors que sa jambe gauche n’étant plus
qu’un lambeau de chair sanguinolente.
Des
brancardiers l’avaient transporté sur un brancard. Il hurlait. Non, pas de
douleur, car, étrangement, celle-ci s’était calmée, mais d’horreur. Il se
projetait soudain, ainsi mutilé, dans un avenir qui lui paraissait compromis.
Déposé
dans un hôpital de campagne, à l’arrière des lignes de combat, un chirurgien,
au tablier maculé, aux mains couvertes de sang, hocha la tête en regardant la
vilaine blessure.
« Donnez-lui
une bonne dose d’alcool ! ordonna-t-il aux infirmiers qui le secondaient.
-
Tiens, mon gars, lui dit l’un deux en
lui tendant une bouteille.
Louis
Edouard M avait bu, à même le goulot, un liquide qui lui avait brulé la gorge
et les entrailles, diffusant dans tout son corps une agréable chaleur, presque
un bien-être. Ce fut alors qu’il vit le chirurgien s’approcher de lui avec une
scie encore rouge du sang des précédents braves, cette scie qui avait déjà tant
coupé et découpé.
« Non ! » hurla-t-il de toutes ses forces avant de
s’évanouir.
Ah,
il s’en souviendrait de ce 6 juillet 1809, jour de la victoire de Wagram. Pour
lui, ce fut le jour où sa vie avait chaviré.
« Toi,
mon gars, tu rentres chez toi ! » lui avait-on déclaré.
Oui,
pour lui, les combats étaient finis. Mais, sa vie, à lui ?
Il
revint à Louviers, accueilli par une mère heureuse de le revoir en vie,
meurtrie chaque jour d’avantage en le voyant avancer par saccades, soutenu par
des béquilles, balançant son bassin en avant et retombant sur son unique jambe.
Bien
sûr, on lui avait attribué une dotation de cinq cents francs pour faits de
bravoure et blessures au combat. Cinq cents francs ! Oui, cinq cents
francs pour une jambe, pour une vie anéantie.
Bien
sûr, on lui avait alloué une pension de retraite de deux cent vingt huit francs
par an. C’était toujours ça, mais guère suffisant pour vivre décemment.
«
Et pis, comme disait Marie Catherine L, sa mère, tout ça c’est bien beau, mais
ça lui rendra pas sa jambe ! »
-=-=-=-=-=-
Le
destin réserve parfois des surprises. Mauvaises, on vient de le voir, mais
aussi, de temps à autre, agréables.
Et
bien voilà :
Napoléon
1er reprit une vieille coutume remontant bien loin dans le temps et
que la Révolution avait aboli.
Il
s’agissait de l’élection des rosières[2].
Bien
entendu, l’Empereur, toujours novateur, modifia quelque peu cette élection,
plaçant l’évènement au jour anniversaire de son sacre qui coïncidait également
au jour anniversaire de la brillante victoire d’Austerlitz.
Une
jeune fille, pauvre mais vertueuse, cela va sans dire, devait être désignée
parmi d’autres au cours d’un conseil, en mairie. La dot attribuée s’élevait à
six cents francs.
Une
condition, cependant. En contrepartie, cette lauréate devait accepter d’épouser
un soldat, également élu au cours de la même réunion, s’étant montré
particulièrement vaillant.
Récompense,
certes pour la jeune fille, mais aussi pour un ancien guerrier que les combats
avaient malmené et handicapé bien souvent physiquement, mais également
psychologiquement.
C’était
une aubaine financière qui n’était pas sans conséquence.
Le
somme de six cents francs était remise à la mariée aussitôt la cérémonie
achevée.
Sait-on
jamais, la vertu ayant ses limites !
-=-=-=-=-=-
Voilà
pourquoi, en ce 1er décembre 1811, étaient réunis, en grande
pompe, tous les dirigeants de la ville, pour célébrer cette union à laquelle
ferait suite une réception à la hauteur de l’évènement, payée par la commune
dont le montant s’élevait à la hauteur de la dot attribuée.
Toutes
les communes ne pouvaient s’offrir une rosière, en raison des frais que cette
élection exigeait. Avoir une rosière, était pour une ville un signe d’opulence.
-=-=-=-=-=-
Après
la cérémonie, le jeune couple, brillamment fêté, reprit le cours de sa vie,
comme tout à chacun.
Louis
Edouard avait un petit emploi dans une
manufacture, emploi qu’il exécutait assis.
Elisabeth
Perpétue, toujours aussi souriante, retourna « épinceter ». Elle
apercevait les sourires ironiques de certaines ouvrières de son atelier.
Etre
rosière attisait des jalousies, en raison de la dot.
« Sage
et vertueuse, la Perpétue ! lançaient certaines, mais pas désintéressée !
-
Elle va pouvoir courir le guilledou, le
Louis, avec sa jambe en moins, i’ va point la rattraper, lançaient les autres.
Certaines, par contre, plus compatissantes, se
demandaient si elle serait heureuse, si ce mariage, plus ou moins imposé,
n’allait pas être un fardeau.
De
tout temps, il y aura des mauvaises langues et des cœurs généreux !
Mais,
tous les regards féminins, toutefois, surveillaient le ventre d’Elisabeth
Perpétue, à l’affût du moindre renflement, annonciateur d’une naissance.
Seize
mois après leur union, en avril 1913, la
naissance d’une petite Hortense Elisabeth, rabaissa le caquet de bien des
commères. Quoique ? Mais n’assombrissons pas cet heureux moment.
Deux
années plus tard, Angélique Joséphine confirma, par sa venue, en juin 1815, la
bonne entente du jeune couple.
Un
bonheur qui fut brisé, anéanti, par le décès d’Elisabeth Perpétue[3],
en mai 1817, suivi un mois plus tard par celui de la petite Hortense Elisabeth,
tout juste âgée de quatre ans[4].
…
Mais elle était du monde, où les plus belles choses
Ont le pire destin,
Et rose elle a vécu ce que vivent les roses,
L'espace d'un matin….
Ont le pire destin,
Et rose elle a vécu ce que vivent les roses,
L'espace d'un matin….
Extrait
de « Consolation à monsieur du Perrier »
François
de Malherbe (1555 – 1626)
[1] On
disait aussi, épinceteuse.
[2]
Cette coutume remonterait au début du VIème siècle. Médard, devenu par la suite
Saint-Médard, alors évêque de Noyon (Oise), aurait couronné de roses sa sœur,
jeune fille vertueuse. La coutume s’étendit à partir de ce jour. Dans les
villes ayant un revenu suffisant, chaque année « une rosière »,
choisie parmi les jeunes filles « pauvres et sages », était élue et
recevait une dot assez conséquente.
[3]
Elisabeth Perpétue était âgée de vingt-quatre ans. Louis Edouard se retrouvait
veuf à trente ans.
[4]
Après ces deux décès, plus aucune trace de Louis Edouard et de sa seconde fille
Angélique Joséphine, sur Louviers. Seul avec une fillette à charge, Louis
Edouard a surement quitté la ville.
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