A
qui pouvait-elle se confier ? Surtout depuis le décès de sa mère.
Qui
lui avait prodigué amour et soutien ?
Il
n’y en avait qu’une qui l’avait toujours accueillie, bras ouverts, sans
reproche, sans jugement : sa tante, sœur cadette de sa mère, Catherine
Félicité S.
Aussi,
lorsque Marie Marianne M, épouse de Jacques Tranquille C eut la certitude que la
vie poussait en elle, elle alla confier son malheur à celle qui saurait
l’épauler.
Pourtant,
à l’approche de la quarantaine, qu’avait-elle à redouter ? Une
grossesse ? Quoi de plus naturel !
Pourtant,
elle savait que cet enfant-là la ferait montrer du doigt et que les commérages
fuseraient méchamment.
Elle
les devinait déjà :
« C’est-i’
pas honteux !
-
Ah, pour sûr, il manqu’rait plus qu’ le
mari r’vienne !
-
C’est l’ démon qu’elle a eu sous ses
jupons, la Marianne !
-
Mais qui c’est son galant ? J’
savais point moi qu’elle en avait un !
Et
chacune de ces langues de vipère ne manquerait pas d’épier tous ses faits et
gestes, pour découvrir et raconter avec des détails inventés, bien entendu.
Pourtant,
elle ne se sentait pas fautive. Loin de là.
N’avait-elle
pas attendu ? Oh, que oui !
Des
années et des années à espérer.
Des
années et des années à pleurer à s’en user les yeux.
Des
années et des années à attendre une lettre qui n’est jamais venue.
Des
années et des années à guetter la moindre silhouette, au loin, sur le chemin.
Des
années et des années à élever, seule, les deux petits nés de l’union avec ce
mari qui, un matin, était parti aux armées. Oui, aux armées !
« Et
puis, ‘l est point r’venu, pensa-telle, en passant une main sur son ventre.
Aucune
nouvelle depuis onze ans ! Onze années !
Alors
l’espoir avait beau être solide, il s’amenuisa peu à peu et elle avait bien été
obligée de se faire une raison !
« C’est
qui s’rait mort ! Autrement, i’ s’rait r’venu ! en avait conclu la
pauvre Marie Marianne.
-=-=-=-=-=-
Pourtant,
la vie paraissait si belle en ce jour ensoleillé et plein de félicité de
juillet 1810.
Les
deux nouveaux mariés, Jacques Tranquille C, vingt-et-un ans et Marie Marianne
M, dix-neuf ans, venaient d’échanger leurs anneaux et, autour d’eux, famille et
amis leur souhaitaient le meilleur.
Tous
deux ne pensaient qu’au bonheur d’être ensemble et leur amour donna, dix mois plus
tard, naissance à un petit Jacques Tranquille Désiré que l’heureux papa alla
fièrement déclarer à la maison commune de Saint-Aubin-sur-Gaillon, lieu de leur
domicile.
Quand
Jacques Tranquille reçut sa feuille de route pour les armées, son épouse ne savait
pas encore qu’elle était grosse. Lorsqu’elle l’apprit, elle fit des démarches
afin que son mari soit renvoyé dans ses foyers.
Son
argument : « J’ peux point, tout’ seul’. J’ai besoin de mon
mari ! »
Des
recherches furent entreprises par le Ministère des Armées Guerre. Dans un
premier temps, elles se révélèrent vaines. Il fallait attendre, car, le soldat
en question pouvait avoir été affecté dans une autre unité.
La
mention « présumé aux armées » figurant sur l’acte de naissance du
second enfant, Jean Baptiste Eugène[1],
né à Louviers en 1819, prouvait que le père n’avait toujours pas reparu et cela
ne faisait pas du tout l’affaire de la pauvre mère.
Bien
sûr, son soldat de mari, était peut-être décédé, mais on lui avait expliqué que
sans cadavre, pas de certitude. Sans certitude, pas de pension !
L’attente,
toujours l’attente……. Rien d’autre !
-=-=-=-=-=-
Marie
Marianne fut fidèle pendant très longtemps. Elle aimait toujours « son
homme ». Elle respectait trop le sacrement du mariage.
Oui,
mais, la solitude lui pesait. Elle se disait avoir aussi le droit de vivre.
Alors,
quand cet homme lui sourit, lui parla et surtout l’embrassa !
Elle
prit conscience de ce que la vie l’avait privée depuis tout ce temps.
Les
regards échangés, les rendez-vous amoureux, les visites coquines, la nuit,
lorsque le hameau de Malassis[2]
dormait.
Elle
se sentait jeune, à nouveau, pleine de cette force permettant de tout
affronter.
Bien
sûr, le « qu’en-dira-t-on » obligeait que leur liaison restât
secrète.
Tout
cela, elle le conta à sa chère tante qui comprendrait ! Elle comprenait,
en effet, silencieuse à l’écoute de cette confession.
« Que
veux-tu ? conclut Marie Marianne à sa tante. J’ai résisté, bah ça
oui ! Mais y’a des limites ! »
Cette
phrase qui achevait le récit de Marie Marianne déclencha le fou rire de la
tante qu’elle communiqua à la « coupable ». Ce qui dédramatisa tout à
fait la situation.
« C’est
point grave tout ça ! Mais y’a l’ petiot ! Et le père ?
-
Bah, c’est qu’on voudrait ben s’marier,
mais, je l’suis toujours, moi, mariée, et pas qu’un peu. Sauf qu’il est où, l’
mari ! On l’a pas r’trouvé l’ Jacques Tranquille, alors pour l’armée, il
est point mort !
-
Quelle affaire !
En
plein mois d’août 1830, vit le jour, chez sa grand-tante Catherine Félicité, un
garçon qui fut prénommé Paul Prosper[3].
Sa maman, étant toujours considérée comme la femme de Jacques Tranquille C, il
fut noté sur l’acte de naissance du nouveau-né : « fils de Jacques Tranquille
C, militaire présumé aux armées ».
A
peine neuf ans plus tard, Marie Marianne Morel quittait ce monde, seulement
âgée de quarante-neuf ans et cinq mois. Son acte de décès porte la mention de
« veuve ». Etait-ce une complaisance de l’officier d’Etat civil,
considérant que l’absent ne reviendrait plus et qu’il fallait remettre les
choses dans l’ordre ?
« Présumé
aux armées » figure pourtant encore, trois ans plus tard, sur l’acte du second mariage de Jacques Tranquille Désiré C, fils aîné de la
fratrie, en 1833,
Jamais
personne n’a su ce qu’il était advenu de Jacques Tranquille, parti un jour portant
fusil au service de la Patrie, sans jamais en revenir.
Est-il
mort lors d’un combat sans avoir pu être identifié ?
A-t-il
souffert, après blessure, d’une amnésie qui l’a isolé du monde ?
Tout
est possible ! Ce qui est certain, c’est qu’à ce jour, il peut être,
enfin, déclaré, « décédé » !
[1]
Chose curieuse, aucune trace de Baptiste Eugène après sa naissance, ni sur
Louviers, ni dans les alentours de Gaillon, ni sur Hennezis où vivaient ses
grands-parents paternels, alors que les deux autres frères sont restés unis jusqu’a
leur mort, apparaissant l’un et l’autre sur les différents actes d’était-civil.
[2]
Hameau de Saint-Aubin-sur-Gaillon où vivait Marie Marianne.
[3] Rien sur l’identité de
« l’amoureux » de Marie Marianne, mais les prénoms choisis pour
l’enfant peuvent laisser à penser qu’ils étaient ceux de son père biologique.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire
Merci de votre commentaire. Il sera lu avec attention.