Feu
Nicolas Taurin
Les
articulations douloureuses, Nicolas Taurin vaquait à ses occupations.
Depuis
son veuvage, en plus des travaux de sa petite ferme, il devait s’occuper des
soins du ménage. Bien sûr, sa belle-fille l’aidait de son mieux et surtout, il y
avait « le p’tiot », comme il l’appelait avec affection, un brave
gosse, un gaillard qui promettait malgré ses presque quinze ans.
Ce
jour-là, comme quasiment la quasi-totalité des jours de la semaine, « le
p’tiot », Désiré Champion, était venu pour effectuer quelques travaux chez
son grand-père et avait partagé avec lui le repas du midi.
Levé
à l’aube, il était coutumier de s’octroyer une « petite sieste
digestive » avant de se remettre à la tâche jusqu’au souper.
« j’va
aller un peu dans la grange ! déclara Désiré en se levant de table.
-
Va, mon gars ! répondit le vieux,
en rangeant les gobelets et la carafe de vin et ramassant les miettes de pain
éparses sur la table.
Nicolas
Taurin, lui, se reposait un peu, assis près de la cheminée.
«
A mon âge, disait-il souvent, comme pour se justifier de ce besoin de chaleur,
les os se refroidissent bien vite. »
Il
se savait vieillissant, fatigué et un peu diminué physiquement, mais sa fierté
masculine refusait de l’avouer ouvertement à ses proches. Et puis, la présence
de sa femme, Marie Madeleine Huet, lui manquait terriblement.
Pensez-donc !
Ils avaient vécu tellement d’années l’un près de l’autre depuis le jour de leur
mariage, le 30 octobre 1753 dans l’église de Saint-Aubin-d’Escroville.
Afin
de ranimer les braises, Nicolas Taurin
fourragea le foyer avec le tisonnier.
Légèrement
penché, il fut pris d’un vertige, sa vue se troubla. Déséquilibré et prêt à
tomber, il voulut se rattraper au manteau de la cheminée. Evaluant mal la
distance, en raison de son malaise, sa main ripa et il bascula tout prés du
foyer, tombant de tout son poids, alors que le feu reprenait de la vigueur.
Dans
sa demi-inconscience, en une fraction de seconde, il pensa :
« Bah !
Me v’là ben, et le p’tiot qu’est pas là ! »
Puis,
il sentit une horrible douleur à la jambe droite qui lui bloqua le souffle et
contracta sa poitrine.
-=-=-=-=-=-=-
Quand
il s’éveilla – ou était-ce pour cette raison qu’il s’était éveillé – Désiré
Champion sentit une odeur de brûlé. Une odeur de grillé. Une odeur comme
lorsque l’on grillait le verrat le jour des cochonnailles. Il sortit de la
grange, des brins de paille encore plein des cheveux, et son regard se posa sur
la maison de son grand-père d’où sortait, par la porte ouverte, une épaisse
fumée.
Il
se précipita alors vers la demeure et s’engouffra dans la cuisine où il avait
laissé le vieux Nicolas Taurin environ deux heures plus tôt.
Attrapant
une veste en grosse toile quelque peu élimée, pendue à un clou sur le mur près
de la porte d’entrée, Désirée Champion la lança sur son grand-père, afin
d’éteindre le feu qui consumait le pauvre homme, tout en criant :
« Oh !
Le vieux ! Tu m’entends ?
Réponds ! A l’aide ! Réponds ! Grand-père ! »
Voyant
le vieillard inerte, Désiré Champion alla chercher du secours, pensant et
surtout espérant : « Il n’est peut-être pas mort ! »
Peut-être,
mais pas certain.
Marie-Barbe
Lucas, sa tante, arriva en courant, suivie de Toussaint Toutuni, tailleur de
son état.
Le
constat fut sans appel, Nicolas Taurin était bel et bien mort !
« Faut
prévenir le maire, lança Marie-Barbe
Lucas, j’y va tout de suite. Faut faire constater la mort. Pis, j’ va prévenir
mon homme et ses frères. »
Sur
le chemin Marie Barbe Lucas, femme de Nicolas Taurin fils, essuya quelques
larmes du coin de son tablier.
« Pas
idée d’mourir ainsi. Pauv’ homme ! I’ méritait point ça ! »
Et
elle se mit à marmonner une prière, celle pour les morts, pour le repos de leur
âme.
Quand
elle arriva à la maison commune de Saint-Aubin-d’Ecrosville, toute essoufflée
par sa course, le maire, présent, la reçut et l’écouta conter le triste
évènement. Il hochait la tête pendant le récit. Quand Marie-Barbe arrêta de
parler, la maire se leva, mit son manteau, coiffa son chapeau et suivit la
belle-fille du défunt jusqu’au lieu du drame.
Il
réfléchissait, ce maire : « Une mort violente ! Acte criminel ou
accident ? Il va falloir prévenir le juge de paix et le sous-préfet. Une
enquête va sûrement être diligentée pour connaitre les causes exactes du décès.
Quand un vieillard est retrouvé mort, c’est parfois, voir souvent un complot
familial pour toucher le pécule de l’héritage. »
Une
suspicion qui se révélait, malheureusement, trop souvent véridique.
L’odeur
de l’argent fait faire parfois, même aux plus honnêtes, des actes irréparables,
et cela surtout dans les familles où les héritages sont une des principales
causes de disputes.
De
son côté, la femme Taurin pensait, en regardant le maire du coin de
l’œil :
« A
l’voir ainsi, sûr qu’i’ croit qu’on l’a tué, l’ vieux, Mais, pauv’ bonhomme,
c’est point avec son magot, qu’on peut vivre ! »
-=-=-=-=-=-=-
Dans
la cuisine, où attendaient le citoyen Toussaint Toutuni et deux autres proches
voisins, Nicolas Pesas et Mairie Elisabeth Morice, la femme de Jean Ruault, le
bourrelier, le maire eut un haut-le-cœur
en voyant l’état de la victime. Pourtant, il en avait vu des morts, mais celui-là !.....
Le
maire ne put que constater le décès, formula des condoléances à la famille et
revint à la maison commune, afin de rédiger un rapport que la déclarante et les
témoins signèrent avec lui. Ceci fait, il prévint le juge de paix.
Une
enquête fut menée au cours de laquelle le voisinage fut interrogé.
« Nicolas
le vieux, déclara un voisin, j’ le voyais souvent appuyé au tronc d’ l’arbre,
là, just’ d’vant la maison. I’ allait pas ben, mais, i’ voulait point
l’admett’.»
Un
autre précisa :
« I’
s’ plaignait d’avoir des vertiges parfois. D’ailleurs, i’ disait en riant,
qu’i’ tenait plus l’alcool comm’ par l’ passé ! »
Tous
furent unanimes lorsque le juge de paix leur demanda si il y avait quelques
désaccords au sein de la famille :
«
Comme partout, pardi. Ni plus, ni moins. On peut point êt’ toujours d’accord. Pas
vrai ? »
L’autopsie
pratiquée fit le constat suivant :
Suite
à une chute très près du foyer de la cheminée, les flammes avaient atteint les
vêtements puis le corps de Nicolas Taurin le vieux en divers endroits :
De profondes brûlures à la jambe droite et au
genou droit laissant apparaitre les os.
La
chair du bras droit entamée par les flammes.
Le
visage du pauvre homme totalement roussi.
La
douleur trop intense avait provoqué un arrêt cardiaque.
Un
accident !
Un
horrible accident !
Nicolas
Taurin avait ainsi, en ce 7 fructidor an VIII de la République Française,
rejoint sa chère Marie Madeleine.
Quant
au jeune Désiré Champion, il resta hanté jusqu’à la fin de sa vie par la
dernière vision de son grand-père qui resurgissait chaque nuit dans ses rêves,
et par un profond sentiment de
culpabilité.
Si
ce jour-là, il n’était pas allé dormir dans la grange.......
J’ai écrit cette
nouvelle après la lecture de la déclaration de
Marie-Barbe
Lucas, découverte dans le registre des délibérations
du Conseil
Municipal de Saint-Aubin-d’Ecrosville,
en date,
justement, du 7 fructidor an VIII de la
République
Française.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire
Merci de votre commentaire. Il sera lu avec attention.