Tout
cela pour deux francs !
« J’
sais point comment ça a pu finir comme ça ! Tout a été très vite. Ça pour
sûr ! Et tout ça pour une broutille de rin du tout ! Surtout qu’ le
Séraphin, i’ m’ connait bin, pardi ! »
-=-=-=-=-=-=-=-
La
journée avait pourtant était bonne. Une journée à charger du bois, en
plaisantant.
Plaisanter
en travaillant, un excellent moyen pour se donner du courage et ne pas sentir la fatigue. On s’encourage les
uns les autres et surtout, on veut être à la hauteur, voire plus costaud que
les autres.
Vers
les cinq heures, après midi, juste avant que le jour ne s’assombrisse, toutes
les bûches étaient chargées, il ne restait plus qu’à atteler les deux chevaux à
la charrette. Alors, avant de se quitter, afin de sceller cette laborieuse
journée et puisque juste de l’autre côté de la route se trouvait l’auberge du
sieur Sauvage, il fut convenu d’aller prendre un verre.
« Salut
la compagnie, lança Désiré Blanfumey en entrant.
-
Salut, Désiré, répondit l’aubergiste,
alors, la journée est finie ?
-
Ah que oui ! C’est pas trop
tôt ! Alors apporte-nous un pichet d’eau d’ vie pour se donner du courage
pour la route !
Désiré
Blanfumey, sa femme, Alphonsine Honorine Fralon, son père, Pierre Blanfumey,
ainsi que Frédéric Hervieu et Jean-Baptiste Cornu, s’étaient déjà attablés
lorsque l’aubergiste déposa sur la table le pichet commandé et cinq verres.
Tous
trinquèrent, puis les sieurs Blanfumey-père, Hervieu et Cornu après avoir avalé
« cul- sec » la boisson alcoolisée, se levèrent.
« C’est
pas l’ tout, déclara Pierre Blanfumey, mais y a d’la route d’ici à Combon, et
la nuit tombe vite.
-
Les ch’vaux trouv’ront ben l’écurie. Pas
b’soin pour eux d’ voir clair ! ironisa Désiré.
-
Oui, mais les femmes vont s’inquiéter.
On y va, les gars !
D’Ecquetot
à Combon, il y avait tout de même trois lieues. Une petite trotte, surtout que
la charrette lourdement chargée demanderait beaucoup d’efforts aux chevaux.
Désiré
Blanfumey et son épouse restèrent, tous deux, un peu dans l’auberge, profitant
de ce moment de repos. Ce fut alors que l’aubergiste, Séraphin Elie Pierre
Sauvage, s’approcha de leur table : « ça
fait deux francs ! »
Fouillant
dans sa poche, Désiré s’aperçut qu’il n’avait pas d’argent sur lui.
« C’est
qu’ j’ai rin sur moi. J’ passerai d’main pour t’ payer ! »
Mais
ce que l’aubergiste retint de la réponse de son client, ce fut :
« J’ai rin ! »
« Comment
ça, « rin » ? interrogea, incrédule, mais un tantinet agressif,
l’aubergiste dont le visage virait au rouge vif.
-
Rin, j’ te dis ! J’ pass’rai d’main
t’ payer et voilà tout !
-
Et voilà tout ! Parc’ que c’est
môssieur qui décide. Môssieur boit, môssieur ne paye point et c’ que trouve à
dire môssieur, c’est « et voilà tout » ! C’est ben trop facile
ça ! Moi, j’ veux mon dû, et tout de suite !
-
Mais j’ te paierai va ! Mais demain !
répliqua Désiré Blanfumey qui ne voyait pas comment on pouvait faire une
histoire pareille pour deux francs. Surtout que le Séraphin, il le connaissait
et savait qu’il avait toujours réglé. Alors ?
Le
ton avait progressivement monté entre l’aubergiste et le client. Les buveurs
attablés avaient cessé leurs discussions et, attentifs, écoutaient.
Une
querelle, ma foi, était une attraction comme une autre et surtout, elle pouvait
animer les conversations pendant plusieurs jours, créant des clans
« pour » et des clans « contre ». Racontars qui finissaient
devant un bon verre de goutte, ça va de soi !
Il
y avait donc, présent à cet instant, dans le lieu, entre autres Adjutor
Pellerin, un journalier habitant la commune finissant son godet, et la femme de l’aubergiste, Désirée Françoise
Pellerin, qui avait quitté ses fourneaux et se trouvait derrière son époux. Ce
fut elle, d’ailleurs, qui lança les offensives, menaçant le sieur Blanfumey de
sa broche à rôtir. Ce dernier, ne souhaitant pas être embroché pour une si
petite somme, prit la fuite. Cet acte de repli fut interprété comme une
détermination à ne pas régler sa dette.
Alors,
arrachant la broche à rôtir des mains de son épouse, Séraphin Sauvage la lança
dans l’objectif d’atteindre le fuyard. Il fit mouche. En effet, l’ustensile de
cuisine frappa Désiré à la nuque. Assommé, il tomba sur le sol. Sa femme se
précipita pour lui porter secours, mais elle fut distancée par l’aubergiste qui,
arrivant avant elle, commença à infliger à l’homme à terre de furieux coups de
pied, aidé par le nommé Ajutor Pellerin qui se mit de la partie, en lançant un
poids énorme sur le dos de la pauvre victime toujours à plat ventre sur le sol
terreux, avant de s’en prendre à l’épouse, lui assénant grand nombre de coups
de bâton.
Quelle
mêlée !
Prévenu
par un client, Alexis Félix Fralon, vint
à la rescousse pour séparer les combattants et surtout défendre sa fille,
Alphonsine, et son gendre, Désiré Blanfumey.
Le
maire d’Ecquetot ayant eu vent de l’importance du conflit, accourut également.
Il écouta les deux parties adverses et constata le piteux état des époux Blanfumey.
Il remarqua que dans le champ de terre labourée, à peu de distance de
l’auberge, se trouvaient bien la broche à rôtir et le poids, devenus pièces à
conviction.
Le
pauvre Désiré Blanfumey, meurtri de partout, encore sous le choc, ne cessait de
répéter en boucle :
« J’
sais point comment ça a pu finir comme ça ! Tout a été très vite. Ça pour
sûr ! Et tout ça pour une broutille de rin du tout ! Surtout qu’ le
Séraphin, i’ m’ connait bin, pardi ! »
Cette
affaire n’en resta pas là. Elle fut portée devant les tribunaux.
Malheureusement
je ne peux vous donner le verdict de la Cour. Je suppose, toutefois, que
l’aubergiste fut condamné pour coups et blessures volontaires. Peine de
prison ? Amende ?
A
l’époque des faits, fin mars 1852, les peines étaient très lourdes. On écopait
très rapidement de plusieurs mois d’emprisonnement et les amendes étaient bien
plus élevées que le montant des consommations, soit, je vous le rappelle :
deux francs.
-=-=-=-=-=-=-
Tout
de même, une question me taraude.
Comment
la situation a-t-elle pu dégénérer de la sorte ?
Très
difficile à dire !
Peut-être......
·
Les impayés trop fréquents, supportés
par le comarçants ?
·
Les deux francs dus ? Oui, une
somme importante pour l’époque. L’équivalent du salaire de plus d’une journée
de travail – 12 heures quotidiennement – d’un ouvrier qualifié dans une
manufacture. Un vieillard ou une femme percevait, en moyenne, 75 centimes par
journée. Un enfant, entre 25 et 50 centimes, selon son âge et la besogne
effectuée.
·
Une agressivité montante de l’aubergiste saoulé à force de trinquer un peu
trop avec la clientèle – ce qui faisait marcher le commerce - et surtout, à force
d’évoluer du matin au soir, dans les vapeurs d’alcool.
·
Les prix qui ne cessaient de grimper,
les lois sur la prévention de l’alcoolisme obligeant la fermeture des
établissements, certains jours et à partir d’une certaine heure, et notamment
le dimanche matin, au moment de la messe. Tout pour empêcher les braves gens de
gagner leur vie honnêtement !
L’auberge
du sieur Sauvage était implantée sur la route menant de Louviers au Neubourg,
juste à l’entrée d’Ecquetot. Un bon emplacement, la route étant passagère les
jours de marché et de foire. Et des marchés, comme des foires, il y en avait,
ça pour sûr ! Alors, la clientèle défilait, surtout les « jours où il
faisait soif » ou encore lorsque le mauvais temps sévissait, pour se
mettre à l’abri !
Un
bon emplacement, ça pour sûr !!
-=-=-=-=-=-=-
Alors
me direz-vous ?
Bah !
Pas grand-chose en fait......
Sauf
que .....
Désiré
Blanfumey se remit des coups qu’il avait reçus. Il décéda quarante ans après l’évènement
à Ecquetot, le 30 décembre 1893.
Son
épouse, Alphonsine Honorine Fralon l’avait devancé, car elle mourut le 18
février 1892.
Quant
à Séraphin Elie Pierre Sauvage, né à Crestot le 27 décembre 1817, il décéda
bien jeune à Ecquetot, puisqu’il n’avait que quarante-quatre ans lorsqu’il
ferma les yeux, le 23 décembre 1861. Sur son acte de décès aucune mention de
profession. Etait-ce un oubli de l’agent administratif ? Le sieur Sauvage
avait-il été incarcéré plusieurs années et venait-il d’être libéré ?
Mystère !
Voilà,
c’était encore un cancan !!!
En
voulez-vous d’autres ? Oui ? Il suffit de demander.......
Petit cancan,
tiré d’une
délibération du Conseil municipal
d’Ecquetot, en
date du 25 mars 1852.
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