jeudi 28 juin 2018

HISTOIRE DE VILLAGE - TOUT CELA POUR SI PEU !


Tout cela pour deux francs !

« J’ sais point comment ça a pu finir comme ça ! Tout a été très vite. Ça pour sûr ! Et tout ça pour une broutille de rin du tout ! Surtout qu’ le Séraphin, i’ m’ connait bin, pardi ! »

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La journée avait pourtant était bonne. Une journée à charger du bois, en plaisantant.
Plaisanter en travaillant, un excellent moyen pour se donner du courage et  ne pas sentir la fatigue. On s’encourage les uns les autres et surtout, on veut être à la hauteur, voire plus costaud que les autres.
Vers les cinq heures, après midi, juste avant que le jour ne s’assombrisse, toutes les bûches étaient chargées, il ne restait plus qu’à atteler les deux chevaux à la charrette. Alors, avant de se quitter, afin de sceller cette laborieuse journée et puisque juste de l’autre côté de la route se trouvait l’auberge du sieur Sauvage, il fut convenu d’aller prendre un verre.

« Salut la compagnie, lança Désiré Blanfumey en entrant.
-          Salut, Désiré, répondit l’aubergiste, alors, la journée est finie ?
-          Ah que oui ! C’est pas trop tôt ! Alors apporte-nous un pichet d’eau d’ vie pour se donner du courage pour la route !

Désiré Blanfumey, sa femme, Alphonsine Honorine Fralon, son père, Pierre Blanfumey, ainsi que Frédéric Hervieu et Jean-Baptiste Cornu, s’étaient déjà attablés lorsque l’aubergiste déposa sur la table le pichet commandé et  cinq verres.
Tous trinquèrent, puis les sieurs Blanfumey-père, Hervieu et Cornu après avoir avalé « cul- sec » la boisson alcoolisée, se levèrent.
« C’est pas l’ tout, déclara Pierre Blanfumey, mais y a d’la route d’ici à Combon, et la nuit tombe vite.
-          Les ch’vaux trouv’ront ben l’écurie. Pas b’soin pour eux d’ voir clair ! ironisa Désiré.
-          Oui, mais les femmes vont s’inquiéter. On y va, les gars !

D’Ecquetot à Combon, il y avait tout de même trois lieues. Une petite trotte, surtout que la charrette lourdement chargée demanderait beaucoup d’efforts aux chevaux.
Désiré Blanfumey et son épouse restèrent, tous deux, un peu dans l’auberge, profitant de ce moment de repos. Ce fut alors que l’aubergiste, Séraphin Elie Pierre Sauvage,  s’approcha de leur table :  « ça fait deux francs ! »

Fouillant dans sa poche, Désiré s’aperçut qu’il n’avait pas d’argent sur lui.
« C’est qu’ j’ai rin sur moi. J’ passerai d’main pour t’ payer ! »
Mais ce que l’aubergiste retint de la réponse de son client, ce fut : « J’ai rin ! »
« Comment ça, « rin » ? interrogea, incrédule, mais un tantinet agressif, l’aubergiste dont le visage virait au rouge vif.
-          Rin, j’ te dis ! J’ pass’rai d’main t’ payer et voilà tout !
-          Et voilà tout ! Parc’ que c’est môssieur qui décide. Môssieur boit, môssieur ne paye point et c’ que trouve à dire môssieur, c’est « et voilà tout » ! C’est ben trop facile ça ! Moi, j’ veux mon dû, et tout de suite !
-          Mais j’ te paierai va ! Mais demain ! répliqua Désiré Blanfumey qui ne voyait pas comment on pouvait faire une histoire pareille pour deux francs. Surtout que le Séraphin, il le connaissait et savait qu’il avait toujours réglé. Alors ?

Le ton avait progressivement monté entre l’aubergiste et le client. Les buveurs attablés avaient cessé leurs discussions et, attentifs, écoutaient.
Une querelle, ma foi, était une attraction comme une autre et surtout, elle pouvait animer les conversations pendant plusieurs jours, créant des clans « pour » et des clans « contre ». Racontars qui finissaient devant un bon verre de goutte, ça va de soi !

Il y avait donc, présent à cet instant, dans le lieu, entre autres Adjutor Pellerin, un journalier habitant la commune finissant son godet, et  la femme de l’aubergiste, Désirée Françoise Pellerin, qui avait quitté ses fourneaux et se trouvait derrière son époux. Ce fut elle, d’ailleurs, qui lança les offensives, menaçant le sieur Blanfumey de sa broche à rôtir. Ce dernier, ne souhaitant pas être embroché pour une si petite somme, prit la fuite. Cet acte de repli fut interprété comme une détermination à ne pas régler sa dette.
Alors, arrachant la broche à rôtir des mains de son épouse, Séraphin Sauvage la lança dans l’objectif d’atteindre le fuyard. Il fit mouche. En effet, l’ustensile de cuisine frappa Désiré à la nuque. Assommé, il tomba sur le sol. Sa femme se précipita pour lui porter secours, mais elle fut distancée par l’aubergiste qui, arrivant avant elle, commença à infliger à l’homme à terre de furieux coups de pied, aidé par le nommé Ajutor Pellerin qui se mit de la partie, en lançant un poids énorme sur le dos de la pauvre victime toujours à plat ventre sur le sol terreux, avant de s’en prendre à l’épouse, lui assénant grand nombre de coups de bâton.
Quelle mêlée !

Prévenu par un client, Alexis Félix  Fralon, vint à la rescousse pour séparer les combattants et surtout défendre sa fille, Alphonsine, et son gendre, Désiré Blanfumey.
Le maire d’Ecquetot ayant eu vent de l’importance du conflit, accourut également. Il écouta les deux parties adverses et constata le piteux état des époux Blanfumey. Il remarqua que dans le champ de terre labourée, à peu de distance de l’auberge, se trouvaient bien la broche à rôtir et le poids, devenus pièces à conviction.

Le pauvre Désiré Blanfumey, meurtri de partout, encore sous le choc, ne cessait de répéter en boucle :
« J’ sais point comment ça a pu finir comme ça ! Tout a été très vite. Ça pour sûr ! Et tout ça pour une broutille de rin du tout ! Surtout qu’ le Séraphin, i’ m’ connait bin, pardi ! »

Cette affaire n’en resta pas là. Elle fut portée devant les tribunaux.
Malheureusement je ne peux vous donner le verdict de la Cour. Je suppose, toutefois, que l’aubergiste fut condamné pour coups et blessures volontaires. Peine de prison ? Amende ?
A l’époque des faits, fin mars 1852, les peines étaient très lourdes. On écopait très rapidement de plusieurs mois d’emprisonnement et les amendes étaient bien plus élevées que le montant des consommations, soit, je vous le rappelle : deux francs.

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Tout de même, une question me taraude.
Comment la situation a-t-elle pu dégénérer de la sorte ?
Très difficile à dire !
Peut-être......
·         Les impayés trop fréquents, supportés par le comarçants ?
·         Les deux francs dus ? Oui, une somme importante pour l’époque. L’équivalent du salaire de plus d’une journée de travail – 12 heures quotidiennement – d’un ouvrier qualifié dans une manufacture. Un vieillard ou une femme percevait, en moyenne, 75 centimes par journée. Un enfant, entre 25 et 50 centimes, selon son âge et la besogne effectuée.
·         Une agressivité montante de  l’aubergiste saoulé à force de trinquer un peu trop avec la clientèle – ce qui faisait marcher le commerce - et surtout, à force d’évoluer du matin au soir, dans les vapeurs d’alcool.
·         Les prix qui ne cessaient de grimper, les lois sur la prévention de l’alcoolisme obligeant la fermeture des établissements, certains jours et à partir d’une certaine heure, et notamment le dimanche matin, au moment de la messe. Tout pour empêcher les braves gens de gagner leur vie honnêtement !

L’auberge du sieur Sauvage était implantée sur la route menant de Louviers au Neubourg, juste à l’entrée d’Ecquetot. Un bon emplacement, la route étant passagère les jours de marché et de foire. Et des marchés, comme des foires, il y en avait, ça pour sûr ! Alors, la clientèle défilait, surtout les « jours où il faisait soif » ou encore lorsque le mauvais temps sévissait, pour se mettre à l’abri !

Un bon emplacement, ça pour sûr !!

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Alors me direz-vous ?
Bah ! Pas grand-chose en fait......
Sauf que .....

Désiré Blanfumey se remit des coups qu’il avait reçus. Il décéda quarante ans après l’évènement à Ecquetot, le 30 décembre 1893.
Son épouse, Alphonsine Honorine Fralon l’avait devancé, car elle mourut le 18 février 1892.

Quant à Séraphin Elie Pierre Sauvage, né à Crestot le 27 décembre 1817, il décéda bien jeune à Ecquetot, puisqu’il n’avait que quarante-quatre ans lorsqu’il ferma les yeux, le 23 décembre 1861. Sur son acte de décès aucune mention de profession. Etait-ce un oubli de l’agent administratif ? Le sieur Sauvage avait-il été incarcéré plusieurs années et venait-il d’être libéré ? Mystère !

Voilà, c’était encore un cancan !!!
En voulez-vous d’autres ? Oui ? Il suffit de demander.......


Petit cancan,
tiré d’une délibération du Conseil municipal
d’Ecquetot, en date du 25 mars 1852.
   

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