DANS LE PALAIS DE JUSTICE DE ROUEN
Chapitre 6
Nous allons maintenant assister au défilé des témoins ;
Tout d’abord, ce fut Jeanne Lemaitre, domiciliée au Havre.
Elle avait rencontré Auguste Constant Roy, le frère de l’accusé, en
1887. Une bien triste histoire, d’ailleurs, car celui-ci était tombé amoureux
fou de la jeune femme qui ne partageait pas ses sentiments. Voyant ses espoirs
amoureux privés d’avenir, le jeune homme s’était donné la mort.
Il avait été retrouvé pendu dans sa chambre au numéro 15 de la rue de
Chillou.
Acte de décès - Le
Havre
Roy Auguste Constant, âgé de vingt-et-un
ans, cinq mois, garçon de café, décédé
le 13 février 1888 en son domicile à une heure du soir, 5 rue de Chilou.
Né à Agiez, canton de Vaud (Suisse), le 20
septembre 1866, fils de feu Louis Auguste Roy et feue Charlotte Boulier,
célibataire.
La déclaration du décès avait été faite par Constant Roy, le frère du
défunt et Auguste Eternod, ami du défunt. Tous deux garçons de café, demeurant
à Rouen et âgés de vingt-trois ans.
Quelques lignes dans le « journal de Rouen », en date du 15
février 1888, sur ce fait banal à l’époque, car ce n’était pas le seul suicide
annoncé, si l’on poursuivait la lecture du petit encadré.
Le jour de l’inhumation, Constant Roy, présent, n’avait pas caché ses
souhaits de vengeance, envers celle qu’il considérait comme la
« meurtrière ».
Ce ne fut donc pas sans appréhension que Jeanne Lemaitre revit
Constant Roy peu de temps après. A son grand soulagement, il fut très aimable.
Il l’invita même à souper chez Evrard, puis à l’Alcazar.
A chaque fois, ils se quittèrent vers une heure du matin et Constant
Roy était toujours très éméché.
« Comment se montrait Roy à votre égard ? demanda le
président.
-
Charmant, sans aucune animosité. Il ne semblait pas triste, même lorsqu’on
parlait de son frère.
Elle évoqua aussi ce moment où, au cours d’un des repas, il lui avait
offert un morceau de tissu, provenant du mouchoir avec lequel son frère s’était
pendu.
« Je suis restée sans voix, terrorisée à la vue de ce tissu. Je
n’osais le prendre.
-
Que vous a dit-il alors ?
-
Il m’a dit simplement, c’est pour vous porter
chance et surtout gardez-le bien sur vous quand vous aller jouer à Deauville,
ainsi vous gagnerez. Il m’a confié qu’il en avait gardé un aussi pour lui, car
il lui arrivait souvent d’aller au casino.
A l’évocation de « ce mouchoir de pendu », se fit sentir
dans la salle un frisson d’effroi, d’autant plus qu’interrogé sur le sujet,
l’accusé répliqua :
« C’était pour lui porter chance, rien de plus.
-
Mais, il s’agissait de votre frère, s’insurgea le
président.
-
Un pendu est un pendu !.....
Un « oh » de protestation s’éleva alors. Voilà bien une
réflexion nullement en faveur de Constant Roy.
Sans tenir compte de cette marque de désapprobation venant du public,
le président poursuivit, s’adressant à Roy :
« Vous jouiez donc régulièrement ? Vos gains au jeu
étaient-ils importants ?
-
Lorsqu’il m’arrivait de gagner, je reperdais
tout aussitôt.
Puis, se présenta à la barre, Monsieur Davoust, cafetier à Rouen.
Son témoignage n’apporta pas de grandes précisions sur l’affaire, si
ce n’était la confirmation que Constant Roy fut à son service pendant six mois,
embauché sur la recommandation de Monsieur Souchard.
« Souchard m’avait dit que c’était un bon garçon de café et qu’il
connaissait bien son métier. De fait, je n’ai pas eu à me plaindre de son travail.
-
Alors pourquoi ne pas l’avoir gardé à votre service ? s’enquit le président.
-
C’est que je l’ai surpris à voler dans la
caisse. Alors je l’ai congédié.
Monsieur Legrand, maître d’hôtel à Rouen ne témoigna pas, non plus, en
faveur de Constant Roy.
« Six semaines à mon service, oui, monsieur le président. Je m’en
suis séparé. Trop familier avec les clients. Faut du respect avec la clientèle
dans le métier, c’est une règle professionnelle.»
Charles Thouroude, en sa qualité de client, fut servi par Constant
Roy. Il déposa sous serment avoir payé une consommation douze francs, alors
qu’elle ne valait que six francs.
« Je me demande toujours, conclut-il, où est passée la
différence. Dans la poche de ce voleur, ou dans la caisse de son patron.
-
Pourquoi n’avez-vous pas protesté ? interrogea le président.
-
Il avait un tel aplomb et un regard terrible. Je
n’ai pas voulu faire d’histoire. Mais, six francs, tout de même, c’est une
somme.
Madame Molière[1],
la dernière personne à avoir vu Jules Alphonse Dubuc vivant, vint ensuite à la
barre.
« J’ai vu Monsieur Dubuc vers 11 h 45 du soir, environ. Chaque
soir, il m’apporte un bol de bouillon. On bavarde cinq à dix minutes. Il me
demande si je vais bien et comment va le bébé. C’est qu’il faut vous dire,
monsieur le juge, que mon mari i’ part toute la semaine et que je viens
d’accoucher. Un brave homme monsieur Dubuc. Serviable et attentif aux autres.
Pauvre homme, finir comme ça !
Dix minutes après son départ, j’ai entendu « au voleur, à
l’assassin », alors je me suis mise à ma fenêtre et j’ai aussi appelé à
l’aide mes voisins. Monsieur et madame Volits[2]
se sont levés et sont descendus dans la cour. Ce n’est qu’après que j’ai appris
l’horrible nouvelle. Vous parlez d’un choc. C’est-y pas possible une chose
pareille ! »
Ensuite, Madame Lemercière, couturière de son état, vint prêter serment
avant d’expliquer ce qu’elle avait vu.
« C’est la femme Molière qui est allée réveiller Monsieur Volits.
Moi, j’avais entendu un bruit de lutte et des cris. C’est ce qui m’a fait me
lever et m’habiller rapidement. C’est comme ça que j’ai rejoint monsieur Volits
dans la cour intérieure. Ensemble, on a cherché monsieur Dubuc, mais il faisait
très noir, comme dans un four. Pas de lumière.
Alors, c’était bien compliqué. C’est comme ça qu’on est allé chercher
les gendarmes. Pauvre monsieur Dubuc ! C’est là qu’on l’a vu. Mais le
voleur, pensez donc, il avait bel et bien déguerpi !
Dans le café de la rue des Charrettes, il y avait une caissière. Elle
était là pour noter les sommes que lui rapportait le garçon de café. Plus
facile ensuite pour s’y retrouver au moment de faire la caisse.
Cette caissière se nommait madame Merle.
Elle était là, toute endimanchée, afin de porter témoignage, elle
aussi. Elle précisa :
« Je connaissais bien Constant Roy du temps qu’il travaillait au
café. Après son départ, il venait de temps en temps pour consommer. Le 6 mai, le patron était resté seul avec le
garçon de café et le garçon d’office. Souvent, monsieur Dubuc me laissait
partir aussitôt le café fermé. Ce jour-là, je m’en souviens très bien, dans le
paiement d’une consommation, il y avait une petite pièce grecque. »
A l’évocation de cette pièce étrangère, le juge s’adressa à Roy :
« N’était-ce pas la petite pièce retrouvée sur vous ?
-
Coïncidence !
lança l’accusé, sans autre commentaire.
-
Coïncidence !
s’exclama le président. Pour vous, tout
est donc coïncidence ! La petite pièce grecque. Le sang sur votre
chemise dû à un saignement de nez, justement ce soir-là ! Et aussi le
tire-bouchon, retrouvé sur les lieux du crime ! Mais nous reviendrons sur
ces divers points au cours des autres dépositions.
Faisons à présent une petite pause, avant les auditions suivantes,
celles des personnes qui établiront l’emploi du temps exact de Constant Roy,
les jours précédents le meurtre.
[1] Je n’ai
pas trouvé la naissance d’un petit « Molière » ou orthographe
apparentée dans les mois précédant le drame.
[2]
Plusieurs orthographes pour le nom de ce couple. Quelle est la bonne ?
Encore un mystère !!
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