Elle
avait quinze ans, l’âge où l’on veut se sentir belle, où l’on cherche le regard
des garçons posé sur soi. Oh, en toute innocence, bien sûr ! Un peu comme
un jeu, celui de la séduction.
Quinze
ans, l’âge de toutes les promesses que pouvait offrir la vie, car sa vie, à
elle, elle serait la meilleure !
Ce
matin-là, Thérèse Eugènie se leva à l’aube. C’était jour de marché, et ce
jour-là, elle devait installer son étal de bonne heure. La viande ne supportait
pas la chaleur. Elle devait être vendue
avant que les rayons du soleil ne soient trop chauds.
Dans
le panier que venait de lui préparer son père, boucher de profession, des
morceaux de viande dont elle devait remettre le montant de la vente, au centime
prés.
La
viande ! Thérèse Eugénie en avait parfois la nausée. Pourtant, elle avait
grandi entourée des carcasses que son père dépeçait et débitait, après avoir
tué les bêtes.
Son
père ! Un homme sanguin, prompt à s’emporter, la main leste à se lever,
lourde lorsqu’elle s’abattait.
Elle
en avait peur de ce père qui ne lui
avait jamais prodigué beaucoup de tendresse.
Il
commandait, au foyer, n’admettant pas la contradiction. Lorsqu’il était présent
le silence régnait, pesant. Pas un mot ne passait les lèvres, et, le regard
baissé, chacun cherchait à être invisible aux yeux du seigneur du logis pour
échapper à son courroux permanent.
Maitre
absolu ! Souverain despote !
Cette
journée de mai 1830 promettait d’être belle. Malgré la fraîcheur matinale, le
soleil rayonnait déjà dans un ciel d’un bleu uniforme.
« Et
ne lambine pas ! lui avait lancé son père lorsqu’elle était sortie de la
boutique, au rez-de-chaussée de l’habitation. Et, fais attention à
l’argent ! »
Thérèse
Eugénie ne répondit pas, pensant que pendant le temps du marché, elle aurait un
peu de calme, elle serait libre.
Son
pas se fit plus léger. Son visage se décrispa. Elle afficha un léger sourire.
Il
y avait déjà de l’animation sur la place du marché. A l’approche des étals, il
était facile de reconnaitre les marchandises présentaient à la vente, yeux
fermés, uniquement aux odeurs.
Là,
les poissons.
« Frais !
Frais, mes poissons ! criait la poissonnière d’une voix criarde et éraillée.
Ils ont l’œil vif, mes poissons !
La
marchande des quatre-saisons dont les fruits, les légumes et les herbes
aromatiques diffusaient un mélange sucré et poivré.
La
vendeuse de galettes et de brioches. Elle chantait son refrain-des-saveurs,
« Sucrés mes gâteaux ! Chaude ma brioche ! »
L’eau
en venait à la bouche de Thérèse Eugénie.
La
jeune fille s’installa enfin. Pas besoin, pour elle, d’interpeller les passants
en ventant sa marchandise. Elle avait ses habitués et savait qu’en fin de
matinée, son panier serait vide.
Jamais,
elle ne s’ennuyait ces jours-là. Elle aimait observer les gens passer :
Des
femmes, chargées de paniers, à la jupe desquelles s’agrippaient des marmots.
Des
hommes, manches retroussées, dévoilant des avant-bras musclés.
Tout
un monde de petits métiers, tel le vitrier, le rémouleur, le porteur d’eau qui lançaient leur
« chanson », annonce de leur approche. Identifiée parmi tout le brouhaha par les ménagères, qui,
selon leurs besoins, interpellaient, de leur fenêtre, le marchand dont elles
requerraient les services.
C’était
bonheur que d’entendre, entremêlées, les voix hurlant à la cantonade, parmi
lesquelles ces « chants-de-métiers » :
«
Ciseaux, couteaux, rasoirs.... »
« De
l’eau ! De l’eau ! »
« Encore
un carreau d’cassé ! Vitrier ! Vitrier ! »
Quelle
animation !
Le
fruit de la vente au fond de la poche de son tablier, Thérèse Eugénie
s’apprêtait à rentrer au foyer paternel. Mais…..
« Pourquoi
ne pas faire un petit tour sur le marché ? pensa-t-elle, il n’est pas si
tard ! »
L’odeur
des galettes vint à nouveau lui taquiner l’odorat, l’incitant à l’envie de
gourmandise.
« Si
je m’achète une galette, personne ne le saura ! »
Cette
galette, elle la savoura, laissant fondre chaque bouchée sur sa langue, en
fermant les yeux, pour en percevoir plus intensément le goût et faire durer ce
plaisir inaccoutumé.
Devant
l’étal de la marchande de mercerie et colifichets, Thérèse Eugénie admira les
dentelles, rubans et tissus.
« Un
ruban, ma belle ? demanda la marchande avec une voix aguicheuse. Ils sont
pas ben chers, mes rubans. Tiens, regarde celui-là ! Sa couleur irait ben avec
tes yeux ! Et ce ruban, pour ton jupon ! Sûr qu’ tu vas plaire à ton
amoureux ! »
Elle
savait y faire, la marchande. Rusée,
elle déballait sa marchandise devant les yeux émerveillés de Thérèse Eugénie,
la sentant tentée et prête à acheter.
Thérèse
Eugénie se laissait bercer par les mots, des mots qu’on ne lui disait pas
souvent :
« Tu
s’ras ben jolie, avec une robe de ce tissus ! Touche, ma belle, vois comme
il est doux et brille au soleil ! »
Elle
était « belle » lui disait-on. Elle se sentait enfin regardée.
Elle
touchait, à présent, non seulement des yeux, mais du bout des doigts. Puis, du
plat de la main, elle caressa l’étoffe, avec ravissement.
Oui,
elle allait acheter ce tissu, et cette dentelle et ce ruban, aussi…..
Elle
se ressaisit, recula, s’apprêta à poursuivre son chemin, mais l’appel de la
marchande raviva le désir qui grandissait en elle. Ne sentant pas le piège se
refermer sur elle, elle se rapprocha de l’étal et comme dans ces moments de
fièvre où la tête tourne et où tout autour de soi semble ouaté, comme envahi de
brouillard, elle sortit l’argent de la vente de la viande et acheta…. acheta…..
acheta…
Les
achats effectués, en regagnant la boucherie paternelle, Thérèse Eugénie avait
encore aux oreilles les compliments mielleux de la mercière.
Balivernes
de commerçant, afin d’endormir le client !
L’enchantement
du moment précédent s’évapora peu à peu et, dégrisée, elle réalisa qu’elle
s’était faite grugée.
L’angoisse
l’étreignit alors, d’un coup, comme si elle venait de recevoir un coup de
poing, au creux de l’estomac.
Prise
de terreur, elle aurait voulu s’enfuir, mais trop tard !
A
quelques mètres d’elle, sur le pas de la porte de la boutique, son père l’avait
aperçue et l’attendait, les poings sur les hanches.
Lorsque
la jeune fille arriva à sa portée, ce père tyrannique l’empoigna avec force et
la tira à l’intérieur.
« T’étais
passé où ? » hurlait-il.
Puis
avisant les frivolités que tenait sa fille, son visage devint rubicond.
« C’est
quoi, c’ que tu rapportes ? Hein ! Où il est l’argent du
marché ? »
Thérèse
Eugénie ne répondit pas. D’ailleurs que dire ?
Ce
fut alors que s’abattit sur elle des coups comme jamais elle n’en avait reçus.
Elle
arriva cependant à échapper à son tortionnaire et à se réfugier au premier
étage de la maison.
Pas
un mot n’était sorti de sa bouche, pas une plainte non plus.
A
présent seule, broyée après un tel traitement, elle regardait les dentelles et
rubans qu’elle tenait toujours à la main.
Des
rubans….. Des dentelles…… Regarde ma belle !....... Tu seras jolie….. Tu vas plaire à ton amoureux…….
La
tête bourdonnante, les membres douloureux,
Thérèse Eugénie n’en avait que faire, à présent, de tout cela.
Non,
elle n’était pas jolie !
Non,
elle n’avait pas d’amoureux !
Non !
Non ! Non
Elle
n’était rien, rien du tout !
Sa
vie pourtant n’était pas mauvaise. Elle mangeait à sa faim. Elle avait un
foyer.
Un
foyer ! Oui, où chacun se taisait,
sauf pour parler de viande, d’achats, de ventes et de recettes.
Un
foyer ! Où les rires ne franchissaient que trop peu souvent les lèvres.
Pourtant, le travail n’aurait pas souffert des éclats de rires !
L’angoisse
étreignait toujours Thérèse Eugénie.
Elle était ancrée, là, en plein vente, tenace.
Plus
supportable cette vie !
Alors,
comme dans un songe, la jeune fille ouvrit la croisée, grimpa sur un petit
tabouret, enjamba le rebord de la fenêtre et sauta dans le vide…….
En
ce 25 mai 1830, Thérèse Eugénie Thorel, née à Rouen, le 5 octobre 1814,
s’écrasa sur le pavé d’une rue de Petit-Quevilly, en ce 25 mai 1830.
Quinze
ans !
Ce texte a puisé
son inspiration après la lecture
d’un petit
article du « Journal de Rouen »,
en date du 27 mai 1830, qui révélait, un fait
divers, un parmi d’autres !
Il était aussi
noté ceci :
« .... Elle a eu les deux jamb
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