Qui
était prioritaire sur ce chemin ?
Il
devait être aux alentours de midi, lorsque Marie Madeleine Vita line Delamare, l’épouse de Denis
Vauquelin, franchit le seuil de la petite mairie de Saint-Aubin-d’Ecrosville.
Elle tenait son bras droit replié sur sa poitrine et affichait sa tête des
mauvais jours.
« J’viens
porter plainte, lança-t-elle en guise de salutations.
L’adjoint
présent, le maire étant absent, la pria de s’asseoir. Il prit un feuillet,
ouvrit l’encrier, avant de saisir son porte-plume. Regardant la plaignante,
face à lui, assise raide sur le bout d’une des chaises réservées aux visiteurs,
il demanda :
« Alors ?
De quoi s’agit-il ?
-
C’est cause à l’Alexandrine !
-
Alexandrine ?
-
Bah oui ! La femme au Louis !
-
Louis Damois ? s’enquit l’adjoint,
souhaitant quelques précisions, car dans la commune, n’y avait-il pas plusieurs
Alexandrine et plusieurs Louis ?
Il
ne fallait donc pas faire d’erreurs !
« Bah,
pour sûr ! L’Alexandrine, la voisine ! s’écria la plaignante, qui
pour elle, c’était l’évidence même !
-
Et alors ? Que s’est-il
passé ?
-
C’est qu’elle m’a injuriée !
Et
pour bien montrer à l’adjoint la virulence des propos, du bras gauche, parce
que le droit était toujours niché contre sa poitrine, elle brandit le poing,
menaçante, en hurlant :
« T’es
une garce ! T’es une putain ! ». Puis abaissant, le bras,
reprenant son calme, elle ajouta :
«
A moi, qu’elle a dit ça ! C’est y des manières de parler, ça ?
L’adjoint
qui, un temps, avait été fort surpris de la manière théâtrale de la plaignante
à conter son histoire, sans toutefois perdre contenance, poursuivit posément
son interrogatoire :
« Et
que c’était-il passé pour que votre voisine en arrive à ces injures ?
Bah !
C’est que j’ rev’nais de ramasser du bois. J’étais chargée, pardi ! Un
fagot à chaque bras. J’ peinais, pour sûr ! J’étais au milieu du ch’min et
elle était plantée là, d’vant moi...
-
Vous ne pouviez pas vous pousser, un
peu, pour la laisser passer ?
-
Pis quoi encore ! J’étais chargée,
comme un bourricot, moi ! j’aurais ben voulu vous y voir, vous ! Et
pis, pourquoi moi. Ell’ pouvait point s’ pousser, elle, bouger son
derrière ! Et c’est ben c’ que j’y ai dit !
-
Et alors ?
-
Bah, c’est point tout ! C’est
qu’elle avait un couteau et qu’elle me m’naçait avec. Et ça y allait les
insultes, ça j’ vous l’ dit, vous pouvez m’ croire !
-
Elle vous a blessée ? s’enquit
l’adjoint en regardant le bras droit de la plaignante, toujours replié sur sa
poitrine.
-
Pour sûr ! un grand coup d’poing dans l’épaule. Et j’ peux plus la
bouger ! Un coup de poing, Sainte-Vierge que j’me suis r’trouvée par
terre, sur les fagots !
-
ça
c’est passé quand ?
-
C’était, ça j’ m’en rappelle, pour
sûr ! le 28 mai !
-
Et ce n’est qu’aujourd’hui que vous
venez porter plainte ?
-
J’ voudrais vous y voir, vous, assis sur
vot’ chaise. C’est que l’ coup poing, y m’a envoyée par terre, comme j’viens d’
vous dire. J’ pouvais point m’ rel’ver. J’étais ben mal. J’pouvais plus m’
servir du bras et mal au bas du dos, vu la chute sur les fagots
d’épines ! J’ peux plus faire mon
ouvrage, à c’t heure ! Qui va payer, moi pour les jours perdus ?
Hein ?
-
Ce n’était, peut-être qu’un moment de
colère de la part de votre voisine. Vous voulez toujours porter plainte ?
se hasarda l’adjoint qui aurait préféré une réconciliation, un compromis à
l’amiable.
Ces
querelles de voisinage étaient coutumières et souvent les parties opposées
finissaient par se rabibocher autour d’un verre. Cela évitait les procès et surtout les frais des
procès !
Prenant
sa plume, l’adjoint commença à rédiger la plainte dont il lisait, à haute voix,
le contenu, ponctuant ses paroles par :
« C’est
bien comme cela que ça s’est passé ?
Et
Marie Madeleine Vitaline Delamare, femme Vauquelin de répondre :
« Pour
sûr ! »
Le
dépôt de plainte redigé et signé par la plaignante, il fallait allait entendre
la partie adverse, l’injurieuse, la femme au couteau, la femme Damois, née
Alexandrine Bellier.
L’adjoint
se rendit donc chez le couple Damois.
En
chemin, Marie Madeleine Vitaline indiqua l’endroit de son agression. L’endroit
exact, bien gravé dans sa mémoire, à savoir, face à la « petite porte
divisant la propriété du sieur Anselme Dupuis de la Grande rue ». C’est
qu’elle en racontait la pauvre victime, intarissable, saoulant de paroles
l’adjoint qui se devait de tout écouter, de tout mémoriser.
D’ailleurs,
La femme Vauquelin lui précisa :
« C’est
point la première fois qu’elle m’agresse l’Alexandrine, pour sûr ! Et pis,
j’ai des témoins ! »
Des
témoins, cela était fort intéressant, en effet. L’adjoint devrait les
interroger, apprécier la véracité de leurs récits, en recoupant les différentes
versions des faits.
Les
témoins, il faudra aller les entendre :
Le
sieur Charles Mariot. C’était aux cris des deux femmes qu’il était sorti, le 28
mai dernier. Il avait vu la scène. Confirmera-t-il ?
Isidore
Dupuis, un cultivateur habitant la commune. Il faudra l’interroger,
adroitement, pour ne pas influencer ses réponses.
Et
puis après, si la plaignante ne se rétracte pas, ce sera au juge de paix de
trancher.
La
fatigue, la misère, parfois l’excès de boisson, faisaient que le moindre accroc
devenait l’étincelle qui allumait l’incendie.
Les
hommes en venaient aux mains et se réconciliaient chez le cabaretier.
Les
femmes, elles, ruminaient, encore et encore. Et ce qui n’était qu’un petit
grain de sable devenait une montagne infranchissable !
Je
n’ai pas eu connaissance de la conclusion de cette affaire.
Mais
gageons que les deux femmes ne devinrent jamais les meilleures amies du
monde !
Registre de délibérations
municipales
de Saint-Aubin-d’Ecrosville,
en date du 13 juin
1845
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire
Merci de votre commentaire. Il sera lu avec attention.