Y’a
plus malheureux qu’nous !
Saint-Aubin-d'Ecrosville
Au
moment des annonces, au cours de la messe dominicale, monsieur le curé, après
avoir énuméré les prochaines promesses de mariages et les prochains baptêmes,
devint grave.
Le
silence s’était fait dans le lieu saint et chacun attendait, un peu anxieux,
les paroles qui allaient suivre.
« Mes
frères, commença le curé d’un ton solennel, il s’est passé un évènement affreux
qui a touché les habitants de Malaunay et Montville, en Seine-Inférieure.
Le désastre et la mort a frappé ces villes et a plongé ceux qui l’ont vécu dans
l’horreur et la mort, privant les survivants de ceux qu’ils aimaient, mais
aussi de leur moyen de subsistance, puisque les usines ont été balayées. Dieu
l’a voulu ainsi, il faut donc l’accepter.
Je sais que votre vie est difficile et que certains arrivent
difficilement à subvenir à leurs besoins au quotidien. Mais n’est-ce pas pour éprouver
votre charité, votre générosité que Dieu met sur votre route la détresse
des autres. Votre geste, envers votre
prochain, vous sera rendu par le Seigneur et, si ce n’est sur cette terre, ce
sera en son paradis...... »
Pendant
que le prêtre exhortait les fidèles à la générosité, une corbeille, présentée
par un des enfants de chœur, circula dans les rangs des fidèles qui déposèrent
quelques piécettes.
Bien
obligés, pas vrai !
Les
regards des uns et des autres scrutaient pour savoir qui aurait l’audace de ne
rien donner.
La
charité avait ses obligations et chacun devait s’y conformer. On ne se prive
pas les uns sans les autres !
A
la sortie de la messe, de petits groupes se formèrent sur le parvis de l’église
de Saint-Aubin-d’Ecrosville. Quelques femmes commentaient ce qui venait d’être
dit par le curé.
« Faut
ben aider, pa ?
-
Ben vrai ! Y’a plus malheureux
qu’nous !
-
Oui, c’est sûr, mais tout d’mêm’, on les
connait point, c’t gens ! Et c’est-y vrai c’t histoire ?
-
Tout d’ même, la Marie ! Not’ curé
f’rait pas péché d’mensonge, tout d’mêm’ !
Les
hommes, eux, avaient plus ou moins entendu parler de la catastrophe en question
par quelques colporteurs ou journaliers ou encore au café où ceux qui savaient
lire avait commenté les articles des journaux.
Les
industriels, bien évidemment, ayant leurs propres circuits de renseignements,
avaient été mis au courant aussitôt après le drame.
Une
bien horrible affaire, en effet. A croire que le ciel s’était déchiré pour
délivrer tous les démons de l’univers.
-=-=-=-=-=-=-=-
Ce
jour-là, 19 août 1845, la chaleur était extrême. Pas un souffle de vent. Dans
la ville de Rouen, l’atmosphère était irrespirable, oppressante. Le moindre
petit effort inondait les visages de sueur. Les habits collaient à la peau.
« Sûr
qu’ ça va cogner !
-
Va y’avoir d’l’orage !
Pourtant
le ciel, d’un bleu intense, semblait paisible, rayonnant sans le moindre petit
nuage.
Une
belle journée estivale !
Soudain,
sur les coups de une heure après midi, un violent coup de vent dispersa les
chaises des terrasses des cafés sur les quais de la Seine, ploya les branches
des arbres sous l’ombre desquels quelques bourgeois prenaient un
rafraîchissement en lisant leur journal, éparpilla les feuilles encore vertes
qui tournoyèrent avant de se poser en amas sur le pavé des trottoirs.
Violent,
mais rafraîchissant !
Sauf
que ce coup de vent fut suivi d’un autre encore plus fort, puis d’un autre
encore, pendant que l’horizon s’obscurcissait.
Partant
de la ville de Rouen vers les hauteurs, une colonne venteuse, tourbillonnante,
s’était formée et avait, peu à peu, pris de l’épaisseur et de la force en
arrivant sur Malaunay. Accompagnée de coups de foudre assourdissants, cette
tornade emporta le premier bâtiment qui se trouvait sur son passage, la
filature de Monsieur de Bailleul. Allant de nord-est à sud-ouest, la tornade écrasa
ensuite une autre filature, celle de Monsieur Marre, puis repartant en sens
contraire, balaya celle de Monsieur Picot-Deschamps qui bascula dans la rivière
du Cailly. Et tout cela en peu de temps, si bien que les ouvriers qui
effectuaient leur tâche dans la chaleur accablante et le bruit assourdissant des
ateliers ne comprirent pas ce qui se passait lorsque sous leurs pieds le sol se
déroba, ouvrant en trous béants les planchers et entrainant les lourdes
machines en fonte vers les étages inférieurs, engloutissant sous des amas de
décombres ceux qui n’avaient pu prendre la fuite.
Tels
des châteaux de cartes, les bâtiments s’étaient effondrés dans un fracas
incommensurable. Puis ce fut le silence, pesant, presque irréel, comme si le
temps s’était arrêté pour reprendre haleine, pour faire le point, suspendu au-dessus
d’un théâtre de désolation. Un silence lourd et angoissant, avant que ne se
fassent entendre les premiers cris de souffrance et les appels à l’aide allant
crescendo. Ceux qui avaient pu sortir miraculeusement, enfin revenus de leur
surprise, s’étaient précipités pour porter secours. Il fallait, en premier,
déblayer tous ces monceaux de pierre, de bois, de fer et de fonte, afin
d’atteindre ceux qui étaient coincés.
La
nouvelle de ce désastre arriva à Rouen vers les trois heures après midi. Les
autorités dépêchèrent aussitôt des secours, en grand nombre. Quatre compagnies
du 21ème régiment et cinq brigades de gendarmerie.
L’activité
s’intensifia sur les lieux du sinistre pour sauver un maximum d’ouvriers.
-=-=-=-=-=-=-=-
Tous
s’acharnèrent, en effet, redoublant d’efforts. A neuf heures du soir, de
dessous les décombres, avaient été retirés quarante cadavres et autant de
blessés.
La
pluie avait commencé à tomber après le passage de la tornade et ne fit qu’aller
s’amplifiant tout au long de la nuit, freinant le travail des sauveteurs qui
s’activaient toujours dans le seul espoir de retrouver encore quelques
survivants. Hélas, ils allaient de déception en déception, ne découvrant que
des corps sans vie.
Et
puis, miracle !
Une
jeune femme, coincée entre deux métiers, fut dégagée après quatre heures
d’acharnement. Elle n’avait pas une égratignure.
Et
ce petit rattacheur qui au rez-de-chaussée de la filature Picquot, qui ne dut
son salut qu’à sa présence d’esprit de se blottir dans un panier à coton. Après
chaque découverte, l’espoir renaissait redonnant un peu de courage malgré la
fatigue qui se faisait sentir.
Malheureusement
beaucoup d’autres n’eurent pas la chance de ces deux rescapés...
Un
bilan bien lourd, trop lourd, mais qui aurait être plus important encore si
cette tornade n’avait pas perdu de sa force en se dirigeant vers Le Houlme et Clères.
En
effet, il fut dénombré un très grand nombre de victimes.
La
filature de Monsieur Bailleul fut entièrement broyée.
·
12 morts.
·
52 blessés, certains très gravement.
Une
femme, notamment, dut être amputée d’une jambe, elle succomba quelques heures
après l’intervention chirurgicale. Trop faible. Trop choquée.
La
maison d’habitation du directeur de l’établissement fut balayée. Monsieur
Neveu, le directeur, y fut enseveli, ainsi que son fils, sa mère, et la
petite-fille de Monsieur Marion son associé, et puis également deux
domestiques. Seule une des deux domestiques succomba, asphyxiée sous les
gravats.
Le
coût des pertes fut estimée à :
·
100 000 F pour les bâtiments.
·
150 000 F pour les machines.
Dans
l’usine que Monsieur Vaillant venait tout juste de faire construire et
qu’exploitaient les frères Mare, la plupart des ouvriers trouvèrent la mort en
essayant de fuir par les escaliers.
Sur
les 70 ouvriers, il fut déploré 15 morts et 28 blessés dont un jeune enfant qui
ayant une jambe broyée dut être amputé de toute urgence.
Pertes
industrielles :
·
70 000 F pour les bâtiments.
·
100 000 F pour le mobilier et les
machines.
L’imposante
filature de Monsieur Picquot-Deschalmps, attaquée en son milieu s’écroula comme
une cabane de branchages. Les planchers chargés des lourdes machines
s’affaissèrent, écrasant la moitié des 150 ouvriers. Un premier bilan annonçait
52 morts et 50 blessés.
Quant
à la petite maison d’habitation juste à côté, seul son toit fut emporté.
Pertes
financières :
Aucun
renseignement les concernant dans le « Journal de Rouen ».
Oui,
j’ai précisé également les pertes financières pour chacune des usines, car il y
eut après, la « guerre des assurances ». Il fallait bien, afin de
redonner du travail aux survivants, remonter les bâtiments et acquérir du
matériel et pour cela il fallait, malheureusement de l’argent, moins facile à
trouver que des bras pour la main-d’œuvre. Je peux ajouter que, hélas de tout
temps, la souffrance des hommes est toujours passée en second plan !
Pour
ceux-là, les comptes furent établis après soixante heures de recherches parmi
les décombres.
Sur
les 333 ouvriers présents ce jour-là, composant 200 familles, il fut dénombré,
au 23 août :
·
63 morts
·
136 blessés
-=-=-=-=-=-=-=-
Ceux
qui furent interrogés sur le phénomène décrivirent :
·
« Un
cône renversé dont le sommet rasant le sol avait un diamètre de 8 à 10 mètres. »
·
« Une
trombe d’air, d’une violence extraordinaire, prenant forme sur le cimetière de
Malaunay et s’abattant sur les filatures. »
·
« Un
terrible météore agissant comme un coup de foudre et renversant tous les
bâtiments. »
Il
y eu d’autres dégâts, mais moindre.
A
Bondeville, le toit de l’établissement de Monsieur Duval fut emporté.
Au
Houlme, la sécherie de la fabrique d’indiennes de Messieurs Rouff et
Schlumberger fut soufflée. Un ouvrier qui se trouvait dans la cour de cette
fabrique se retrouva dans une propriété voisine. Il se demanda très longtemps
comment il s’était retrouvé en cet endroit.
A
Auffay, la largeur de la tornade atteignit un kilomètre. Mais aucun dégât ne
fut à déplorer.
Au
Hameau de la Motte, non loin d’Auffay, le sol était recouvert d’ardoises et de
débris de toutes sortes. Il fut même retrouvée une casquette d’ouvrier !
Un
peu plus loin, près de Saint-Victor, on ramassa des planches atteignant jusqu’à
trois mètres de longueur.
A
Torcy-le-Grand, sur une étendue de quatre kilomètres, on trouva des débris,
mais d’une moindre taille.
Le
phénomène parsema le sol de différents fragments de matériaux jusqu’à Clères et
des fragments de Carde à la Houssage, distante de quatre lieues, de
l’emplacement du désastre.
Et
puis, on ne comptait plus sur le passage de cette tornade, le nombre de
toitures endommagées, de cheminées mises à bas et d’arbres déracinés.
-=-=-=-=-=-=-=-
Des
scènes de douleur et de désespoir également, comme cette pauvre mère, la femme
Gilles, qui après avoir vu la dépouille de ses deux filles se précipita dans la
rivière. Elle fut sauvée aussitôt.
Et
tous ceux qui ne se remirent jamais de la perte d’un être aimé et ne purent
jamais effacer les visions de désolation et de mort de cette journée du 19 août
1845.
-=-=-=-=-=-=-=-
Les
secours arrivèrent de toute part. Don d’argent et de vivre.
Les
sommes recueillies furent astronomiques, venant de particuliers, industriels,
communes, Conseils généraux, gouvernement......
Des
loteries au profit des sinistrés furent organisées, comme à Rouen où il fut
récoltée la somme de 3 772.50 F et à Darnétal qui fit une recette de
1 914.20 F.
Dans
ces cas-là, la solidarité n’est plus un vain mot.
Car
en effet, « Y’a plus malheureux qu’nous ! »
-=-=-=-=-=-=-=-
Et
puis, un dernier hommage...... celui dû aux victimes.
Concernant
les victimes, la proportion fut égale entre les hommes et les femmes.
La
plus jeune fut la petite Pauline Arsène Delarue, née le 13 mai 1835. Elle avait
tout juste dix ans.
Par
contre le pourcentage des victimes âgées de dix à vingt ans fut très lourd,
soit 56 %.
Beaucoup
d’enfants étaient employés dans les filatures. De petite taille, ils pouvaient
facilement se faufiler sous les machines, et puis, ils ne coûtaient guère aux
employeurs.
-=-=-=-=-=-=-=-
Pour
ne pas finir sur une impression de tristesse, voici une petite anecdote, le
sieur Caron, cultivateur, vit quelques uns de ces bestiaux soulevés dans les
airs.
L’article
du « Journal de Rouen » rapportant cette histoire, ne dit pas si le pauvre
homme les retrouva sains et saufs !
Les registres de délibérations municipales
de
Saint-Aubin-d’Ecriosville, mentionnent
l’appel du curé aux paroissiens afin de venir en
aide aux sinistrés.
Ce fut à la lecture de cette délibération que j’ai
fait des
recherches afin d’en apprendre plus sur les
évènements.
Le « Journal de Rouen » m’a donné les
informations désirées.
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