Marie
Anne Pesqueux
« Vous
savez ? lança une femme en s’approchant de deux de ses voisines qui,
venant de se rencontrer sur le parvis de l’église Notre-Dame à Louviers,
discutaient de tout et de rien.
-
Quoi donc ? questionna l’une d’elles.
-
C’est la Marie ! poursuivit la
première
-
Quoi la Marie ? demandèrent d’une
seule voix les deux autres.
-
C’est qu’on vi’nt d’ la r’pêcher !
-
D’ la r’pêcher ! répéta le duo incrédule.
-
Ben oui, c’ matin à l’aube.
Et
chacune de poursuivre commentaires et réflexions :
-
C’est qu’elle allait pas ben !
-
Pour sûr, pour aller pas ben, elle
allait pas ben.
-
J’ dirai même qu’elle était dérangée.
-
Ben oui, pour en arriver là, ça c’est
sûr !
-
V’là l’ Jean-Baptiste encore veuf !
-
Ah, mais quelle affaire !
Des
noyés, « ça pour sûr », on en repêchait et chaque fois, après enquête
minutieuse de la maréchaussée afin de déterminer si il n’y avait pas là-dessous
quelque acte de malveillance, la conclusion ne différait nullement d’un cas à
l’autre : « suicide[1] ».
En
début de XIXème siècle où la population en quasi-totalité ne savait
pas nager, ce moyen était malheureusement utilisé par la plupart de ceux qui
souhaitait en finir.
« La
Marie » dont le corps venait d’être ramené sur la berge de la rivière
Eure, et plus précisément du canal Saint-Taurin, avait eu, comme beaucoup de
ses contemporains, une vie dure, trop
dure, tellement dure qu’elle n’avait pu la supporter.
Trop,
c’était trop !
Native
de Saint-Etienne-du-Rouvray, Marie Anne P. avait épousé, à l’automne 1796,
Jean-Baptiste Michel L, jeune veuf de vingt-sept ans.
En
effet, Jean-Baptiste Michel P. avait au printemps précédent perdu sa jeune
épouse, Marie Anne F., tout juste âgée de vingt-quatre, des suites de couches
difficiles, le laissant seul, avec à charge, deux fillettes en bas-âge :
Désirée, vingt-et-un mois et Louise, trois mois.
Devant
son désœuvrement, Marie Anne P. l’avait pris en pitié. Une brave fille, Marie
Anne, le cœur sur la main !
Se
sentant écouté, l’homme s’était épanché sur cette épaule réconfortante, voyant
en elle celle qui pourrait s’occuper de ses deux petites.
Alors,
lorsqu’il lui avait proposé le mariage, elle n’avait osé refuser, ne voulant
pas le peiner. N’avait-il pas eu assez de malheur comme cela !
Evidemment,
elle le trouvait à son goût, mais elle n’éprouvait pas de réels sentiments pour
lui. Elle espérait toutefois que l’amour viendrait. Ne disait-on pas qu’il se
construisait au quotidien ? Mais elle garda cette pensée pour elle, on ne
parlait pas de ces choses-là.
Et
puis, il y avait les fillettes. De vrais angelots ! Elle aimait tant les
enfants !
Ils
avaient donc convolé.
Jean-Baptiste
Michel L. exerçait le métier de maréchal-ferrand. Homme courageux, il avait une
force considérable. Il n’y avait qu’à le regarder actionner le soufflet de sa
forge, frapper avec énergie sur le fer rougi, façonner les outils avec habileté
et précision, ferrer les chevaux avec patience. Il jouissait d’une bonne
réputation et, de ce fait, l’ouvrage ne manquait pas, au point que, certains
jours, la forge ne désemplissait pas.
Quant
aux prix des travaux demandés, ils se négociaient au débit de boissons non loin
de là, devant un verre, puis un autre…. « Tope-là, mon gars ! »
était la formule qui scellait le contrat entre l’artisan et le client. Cela
suffisait, car une parole donnée ne se reprenait pas.
Il
était vrai que parfois, pour ne pas dire souvent, le Jean-Baptiste n’était pas
toujours très frais lorsqu’il rentrait. Marie Anne le sermonnait :
« C’est-y
pas Dieu possible de s’ mett’ dans des états pareils ! Et tout c’t argent
qui part en beuveries ! »
Marie
Anne, elle, s’occupait de son foyer, un foyer qui vit arriver un grand nombre
d’enfants.
Dix
enfants en dix-neuf années de mariage.
Dix
marmots dont un mourut à l’âge de trois mois et un autre, né prématurément à
sept mois de grossesse, déclaré « sans vie » à l’Etat Civil.
Dix
auxquels il fallait ajouter les deux petites du premier lit de son mari dont
elle prit soin avec autant d’amour que pour les siens.
Quelle
vie !
Les
deux décès l’avaient énormément marquée.
Pourtant, elle le savait, beaucoup de nourrissons mouraient avant leur
premier anniversaire. On n’y pouvait rien, c’était ainsi !
Il
lui fallut pourtant poursuivre le chemin, mais depuis lors, Marie Anne
fatiguée, usée, épuisée, n’était plus que l’ombre d’elle-même. Mais elle avait
parfois la force de se révolter. Dans ces moments, elle piquait des colères qui
finissaient en crises de larmes. Entendant les cris de la jeune femme, le voisinage avait vite conclu que la pauvre Marie
Anne avait perdu l’esprit, et bien sûr, on chuchotait derrière son dos en
hochant la tête, l’air entendu et compatissant.
Conclusion
facile qui évitait de se poser trop de questions. A quoi bon !
Personne
ne fut donc étonné d’apprendre que la pauvre femme avait souhaité mettre fin à
ses jours. C’était un acte naturel de démence auquel il fallait s’attendre.
Marie
Anne quitta ce monde fin septembre 1818. Elle avait quarante-six ans. Sa
dernière-née, Victoire Alexandrine, venait tout juste d’avoir trois ans.
Sur
le rapport établi par le maire de la ville de Louviers, il est noté, en parlant
de la défunte : « Elle a fréquemment donné des preuves de démences
depuis seize ans ».
Seize
ans !! Non, pas seize ans de démence !
Seize
années à trimer du matin au soir, grosse neuf mois sur vingt-quatre.
La
perte de deux de ses petits fit que, fatiguée, épuisée, tout à basculer.
A
bout de fatigue, oui, mais pas démente !
Nouvelle écrite
suite à la lecture d’un rapport de quelques lignes
trouvé dans les
documents des archives de Louviers.
Les personnages
ont réellement existé, mais cette histoire est romancée.
[1] Mais il
était souvent noté « accident », afin que le défunt puisse bénéficier
d’un enterrement religieux.
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