En
ce 29 novembre 1842, Aimable Gibert, après avoir pris une collation, afin de
tenir jusqu’au soir, était à cultiver une pièce de terre à Ecauville, au triège
du Moulin de Cêne.
Son
souffle, sous l’effort, lançait des nuages de vapeur blanche, dans le froid de
ce tout début d’après-midi.
Bientôt
décembre !
Il
s’activait Aimable Gibert. La nuit tomberait tôt, et il fallait avancer
l’ouvrage.
Sur
le chemin, à l’horizon, une silhouette se dessina. Elle s’avançait vers lui.
Tout en poursuivant le travail, il l’observait, afin de savoir qui cela pouvait
bien être. Lorsque la forme sombre fut plus proche, Aimable Gilbert reconnut la
démarche de Pierre Henri Lefebvre qui, marchant d’un bon pas, portant un
louchet dont le manche reposait sur son épaule, se dirigeait vers lui. A
quelques pas de Gibert, l’homme stoppa, posa son louchet tête sur le sol et
s’appuya sur le manche.
Après
un moment de silence, il demanda :
« Vous
v’là à labourer, maît’ Aimable !
-
Oui, répondit le laboureur.
-
ça
s’ laboure bien ? questionna le visiteur.
Gibert
poursuivait son labeur. Ce qui lui importait, c’était de finir son champ avant
la tombée de la nuit. Alors pas de temps à perdre, et surtout en bavachant.
Lefebvre,
lui regardait l’étendue de la parcelle, évaluant le bien et mesurant le travail
effectué. Puis, il reprit, d’un ton légèrement agressif :
« Vous
êtes pas v’nu, dimanche, à notre opération d’ plantage de bornes.
-
J’y avais pas besoin.
-
T’es pas v’nu ! ça m’ suffit. T’es une canaille !
Le
ton de Lefebvre avait encore monté d’un ton, tout comme le louchet qui, à
présent, se dressait devant la poitrine de Gibert. Désignant l’outil, Lefebvre
hurla :
« Faut
que j’ te l’ passe dans l’ ventre ! ».
Ne
perdant pas son calme, malgré l’agressivité de l’homme face à lui, Aimable
Gibert répondit :
«
T’oserais point, car quoi que tu as une bêche, t’es pas assez
hardi ! »
N’était-ce
pas une provocation ?
Comment
allait réagir l’agresseur dont on venait de mettre en doute le courage ?
Peut-être
pas hardi, Pierre André Lefebvre, mais pas bête !
Il
voulait bien insulter, agresser, mais surtout sans témoin. Aussi, jeta-t-il un
regard vers le moulin à vent qui se situait à deux cent cinquante mètres à
l’ouest de l’endroit où les deux hommes se trouvaient. Il y aperçut le meunier,
Pierre Auguste Broc, ainsi que sa femme, Madeleine Désirée, qui, dans leur
jardin, observaient par-dessus la haie, dans leur direction.
Et
puis, non loin de là, vers le sud, Delaunay, le charretier de Pierre Ambroise
Dumontier s’activait au labourage du champ de son maître.
Lefebvre
abaissa son louchet. Il venait de se raviser. Menaçant, il lança :
« Y’
a trop d’yeux qui nous r’gardent, car je te fendrais la tête !
Puis,
il ajouta, ne voulant pas en rester là, sur ce qu’il ressentait comme une
défaite :
« T’es
un escroqueur comm’ Auzoux, ton maire. Tu vis que d’escroqueries. Tous les
deux. Tu mérit’rais être brûlé.
-
Laisse Auzoux, il est point là pour
répondre, rétorqua Gibert, avec sagesse. I’ s’occupe pas d’ gens comme toi !
Et j’en ai point envie non plus ! »
Cette
phrase achevée, Aimable Gibert se remit vaillamment au travail, sans prêter
attention à Lefebvre qui le suivit, pas à pas, jusqu’à l’extrémité de la pièce
de terre, en continuant de l’abreuver de menaces.
Il
aurait aimé voir « maître Aimable », comme il l’avait appelé, sortir
de ses gonds, se jeter sur lui et le frapper le premier. Il aurait eu alors,
lui Lefebvre, la possibilité de l’estourbir. Plaidant ainsi la légitime
défense.
Mais,
Gibert resta de marbre.
Lefebvre,
voyant que ses efforts n’auraient aucun effet, tourna les talons et quitta les
lieux, mais pas sans proférer une dernière menace :
« J’
te brûl’rai la cervelle ! Va ! Escroc ! »
Après
sa journée de travail, en ce 29 novembre 1842, vers les cinq heures du soir,
alors que le soleil s’enfonçait à l’horizon et que du sol s’élevait une légère
brume, aimable Gibert se rendit à la mairie de Saint-Aubin-d’Ecrosville où il
relata les faits ci-dessus exposés, les certifiant conformes à la réalité, au
sieur Jean Baptiste Dubos, adjoint au
maire de la commune.
Les
différends dans les villages étaient nombreux. On ne pouvait toujours avoir les
mêmes idées, les divergences d’opinion politiques, notamment, échauffaient
fortement les esprits.
Pas
facile, non plus, de contenter tout le monde, et quand quelqu’un se sentait
lésé, « ça tournait vinaigre », et comme chacun le sait, trop de
vinaigre, c’est mauvais pour l’estomac !
Et,
un mal d’estomac, c’est tenace !
Mais
concernant cette affaire, je suis certaine qu’elle avait un rapport avec un
bornage qui ne fut pas du tout à l’avantage de Pierre Henri Lefebvre ;
Et
pourquoi me direz-vous ?
Parce
que, peut-être, le sieur Lefebvre avait dû redonner un bout de terrain.
Avec
le temps, intentionnellement ou non, les cultivateurs rognaient sur des espaces
communaux ou des sentiers qui, peu à peu, disparaissaient. Ces sentes ou
terrains devenaient cultures au profit du cultivateur.
Cela
fit à coup sûr des mécontents qui, pour la plupart, avaient hérité des champs
et les avaient toujours connus ainsi.
Pour eux, ce n’était pas juste. La commune les volait !
La
terre ! Un bien inestimable que l’on défendait avec acharnement !
Comment
procédait-on au bornage ?
Se
référant à d’anciens plans de leur commune, les maires durent effectuer, dans
la décennie 1835-1845, le relevé des routes et chemins vicinaux.
Si
les tracés étaient différends, il fallait en connaitre la raison. Le maire
faisait alors appel à la mémoire des anciens.
Si
il y avait contestation. Par exemple une route qui s’avérait plus courte ou
moins large par rapport aux anciens plans, les témoignages apportés étaient
capitaux.
Sur
convocation de la mairie, tous les habitants du quartier ou du hameau incriminé
étaient conviés sur le lieu devant faire l’objet du bornage, afin de témoigner
sur ce qu’ils avaient connu. Si tous étaient d’accord, il était placé des
bornes à des distances notées avec précision, délimitant le nouvel espace. Ces
modifications, envoyées en Préfecture, étaient alors arrêtées et enregistrées.
Que
prenait-on pour marquer les emplacements ?
Les
bornes étaient, tout simplement, un gros caillou, un morceau de faïence,
enfouis dans le sol. Rien de plus.
Saint-Aubin-d’Escroville,
dans les registres.
Ne soyez pas
offusqués......
les injures
étaient, et sont toujours, très courantes.
On portait
plainte,
uniquement au
cas où « ça tournerait vinaigre » !
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