mercredi 20 décembre 2017

HISTOIRE DE VILLAGE - Menaces à Saint-Aubin !



En ce 29 novembre 1842, Aimable Gibert, après avoir pris une collation, afin de tenir jusqu’au soir, était à cultiver une pièce de terre à Ecauville, au triège du Moulin de Cêne.
Son souffle, sous l’effort, lançait des nuages de vapeur blanche, dans le froid de ce tout début d’après-midi.
Bientôt décembre !
Il s’activait Aimable Gibert. La nuit tomberait tôt, et il fallait avancer l’ouvrage.
Sur le chemin, à l’horizon, une silhouette se dessina. Elle s’avançait vers lui. Tout en poursuivant le travail, il l’observait, afin de savoir qui cela pouvait bien être. Lorsque la forme sombre fut plus proche, Aimable Gilbert reconnut la démarche de Pierre Henri Lefebvre qui, marchant d’un bon pas, portant un louchet dont le manche reposait sur son épaule, se dirigeait vers lui. A quelques pas de Gibert, l’homme stoppa, posa son louchet tête sur le sol et s’appuya sur le manche.
Après un moment de silence, il demanda :
« Vous v’là à labourer, maît’ Aimable !
-          Oui, répondit le laboureur.
-          ça s’ laboure bien ? questionna le visiteur.

Gibert poursuivait son labeur. Ce qui lui importait, c’était de finir son champ avant la tombée de la nuit. Alors pas de temps à perdre, et surtout en bavachant.
Lefebvre, lui regardait l’étendue de la parcelle, évaluant le bien et mesurant le travail effectué. Puis, il reprit, d’un ton légèrement agressif :
« Vous êtes pas v’nu, dimanche, à notre opération d’ plantage de bornes.
-          J’y avais pas besoin.
-          T’es pas v’nu ! ça m’ suffit. T’es une  canaille !

Le ton de Lefebvre avait encore monté d’un ton, tout comme le louchet qui, à présent, se dressait devant la poitrine de Gibert. Désignant l’outil, Lefebvre hurla :
« Faut que j’ te l’ passe dans l’ ventre ! ».                

Ne perdant pas son calme, malgré l’agressivité de l’homme face à lui, Aimable Gibert répondit :
«  T’oserais point, car quoi que tu as une bêche, t’es pas assez hardi ! »

N’était-ce pas une provocation ?
Comment allait réagir l’agresseur dont on venait de mettre en doute le courage ?
Peut-être pas hardi, Pierre André Lefebvre, mais pas bête !
Il voulait bien insulter, agresser, mais surtout sans témoin. Aussi, jeta-t-il un regard vers le moulin à vent qui se situait à deux cent cinquante mètres à l’ouest de l’endroit où les deux hommes se trouvaient. Il y aperçut le meunier, Pierre Auguste Broc, ainsi que sa femme, Madeleine Désirée, qui, dans leur jardin, observaient par-dessus la haie, dans leur direction.
Et puis, non loin de là, vers le sud, Delaunay, le charretier de Pierre Ambroise Dumontier s’activait au labourage du champ de son maître.
Lefebvre abaissa son louchet. Il venait de se raviser. Menaçant, il lança :
« Y’ a trop d’yeux qui nous r’gardent, car je te fendrais la tête !

Puis, il ajouta, ne voulant pas en rester là, sur ce qu’il ressentait comme une défaite :
« T’es un escroqueur comm’ Auzoux, ton maire. Tu vis que d’escroqueries. Tous les deux. Tu mérit’rais être brûlé. 
-          Laisse Auzoux, il est point là pour répondre, rétorqua Gibert, avec sagesse. I’ s’occupe pas d’ gens comme toi ! Et j’en ai point envie non plus ! »

Cette phrase achevée, Aimable Gibert se remit vaillamment au travail, sans prêter attention à Lefebvre qui le suivit, pas à pas, jusqu’à l’extrémité de la pièce de terre, en continuant de l’abreuver de menaces.

Il aurait aimé voir « maître Aimable », comme il l’avait appelé, sortir de ses gonds, se jeter sur lui et le frapper le premier. Il aurait eu alors, lui Lefebvre, la possibilité de l’estourbir. Plaidant ainsi la légitime défense.
Mais, Gibert resta de marbre.
Lefebvre, voyant que ses efforts n’auraient aucun effet, tourna les talons et quitta les lieux, mais pas sans proférer une dernière menace :
« J’ te brûl’rai la cervelle ! Va ! Escroc ! »

Après sa journée de travail, en ce 29 novembre 1842, vers les cinq heures du soir, alors que le soleil s’enfonçait à l’horizon et que du sol s’élevait une légère brume, aimable Gibert se rendit à la mairie de Saint-Aubin-d’Ecrosville où il relata les faits ci-dessus exposés, les certifiant conformes à la réalité, au sieur Jean Baptiste  Dubos, adjoint au maire de la commune.


Les différends dans les villages étaient nombreux. On ne pouvait toujours avoir les mêmes idées, les divergences d’opinion politiques, notamment, échauffaient fortement les esprits.
Pas facile, non plus, de contenter tout le monde, et quand quelqu’un se sentait lésé, « ça tournait vinaigre », et comme chacun le sait, trop de vinaigre, c’est mauvais pour l’estomac !
Et, un mal d’estomac, c’est tenace !

Mais concernant cette affaire, je suis certaine qu’elle avait un rapport avec un bornage qui ne fut pas du tout à l’avantage de Pierre Henri Lefebvre ;
Et pourquoi me direz-vous ?
Parce que, peut-être, le sieur Lefebvre avait dû redonner un bout de terrain.

Avec le temps, intentionnellement ou non, les cultivateurs rognaient sur des espaces communaux ou des sentiers qui, peu à peu, disparaissaient. Ces sentes ou terrains devenaient cultures au profit du cultivateur.
Cela fit à coup sûr des mécontents qui, pour la plupart, avaient hérité des champs et les avaient toujours connus  ainsi. Pour eux, ce n’était pas juste. La commune les volait !
La terre ! Un bien inestimable que l’on défendait avec acharnement !


Comment procédait-on au bornage ?
Se référant à d’anciens plans de leur commune, les maires durent effectuer, dans la décennie 1835-1845, le relevé des routes et chemins vicinaux.
Si les tracés étaient différends, il fallait en connaitre la raison. Le maire faisait alors appel à la mémoire des anciens.
Si il y avait contestation. Par exemple une route qui s’avérait plus courte ou moins large par rapport aux anciens plans, les témoignages apportés étaient capitaux.

Sur convocation de la mairie, tous les habitants du quartier ou du hameau incriminé étaient conviés sur le lieu devant faire l’objet du bornage, afin de témoigner sur ce qu’ils avaient connu. Si tous étaient d’accord, il était placé des bornes à des distances notées avec précision, délimitant le nouvel espace. Ces modifications, envoyées en Préfecture, étaient alors arrêtées et enregistrées.


Que prenait-on pour marquer les emplacements ?
Les bornes étaient, tout simplement, un gros caillou, un morceau de faïence, enfouis dans le sol. Rien de plus.



Saint-Aubin-d’Escroville, dans les registres.
Ne soyez pas offusqués......
les injures étaient, et sont toujours, très courantes.
On portait plainte,

uniquement au cas où « ça tournerait vinaigre » !

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