Jacques,
âgé de dix ans, gardait les chèvres
toute la journée. Sa besogne n’était pas aisée, car il devait partir de bon
matin, juste après la traite, puis mener
paître le petit troupeau de cinq bêtes dans des herbages près du ruisseau où il
devait redoubler de vigilance afin qu’aucune ne s’éloigne. En fin d’après-midi,
les chèvres repues d’herbe tendre, les mamelles lourdes, il les ramenait à la
bergerie pour la traite du soir.
Et
ceci, sept jours par semaine.
Il
avait pour le seconder, Gardien, un bon chien de berger, aide précieuse lorsque
le jeune garçon s’assoupissait en début d’après-midi ou lorsqu’il coupait
quelque roseau pour en faire un flûtiau.
Il
aimait cette vie au grand air et ne demandait rien d’autre.
A
la maison, sa mère confectionnait des fromages qu’elle vendait au marché de la
ville et son père, en plus de quelques tâches journalières dans diverses fermes
des environs, cultivait un lopin de mauvaise terre qui donnait de quoi vivre
chichement.
Une
vie rude, mais dans son foyer, il faisait bon vivre car, il se sentait protégé
par ses parents.
Cette
année-là, après un hiver glacial et fort long, retardant les labours et les
semailles, des pluies diluviennes recouvrirent les champs. Les moissons dans
toute la contrée ne permirent pas, à la plupart des fermiers, de payer taxes et
impôts et encore moins de se nourrir.
Les
herbages détrempés ne purent fournir
l’herbe nécessaire aux chèvres qui donnèrent moins de lait.
L’humidité
pénétrait tout, les chaumières, les dépendances, les réserves, et même le cœur
des hommes.
Le
regard de la maman de Jacques était teinté d’inquiétudes. Quant à son papa, il
marchait le dos voûté malgré son jeune âge comme s’il portait une charge
invisible trop lourde pour lui.
Dans
la cheminée, les bûches qui ne pouvaient sécher craquaient moins
joyeusement, respectant ainsi l’ambiance
chagrine et quand le jeune garçon allait au lit, le froid des draps moites l’angoissait.
Pourtant, ses parents se faisaient rassurants, mais leur pâle sourire, leurs
joues creuses et leur regard cerné confirmaient une situation tragique.
Ce
soir-là de début d’automne, alors que la pénombre avait envahi pâtures et
chemins, Jacques revenait vers la masure paternelle, menant ses cinq chèvres. A
quelques mètres de la bâtisse, la fenêtre faiblement éclairée le rassura et il
pressa le pas impatient de retrouver les siens.
Après
avoir barré la porte de la bergerie, non sans avoir auparavant remis un peu de foin frais sur le sol de
terre battue, il courut vers la porte du logis et l’ouvrit en hâte.
Son
étonnement fut immense de découvrir attablé devant son père, un homme aux
cheveux gris et hirsutes et au visage antipathique.
Sa
mère, elle, ne se retourna pas, à son arrivée, comme à l’accoutumée ; elle
restait figée face à la cheminée.
« Voilà
Jacques, mon fils », fit le père d’une voix presque inaudible.
L’étranger
dévisagea le petit berger.
« Pas
bien costaud, marmonna-t-il. Enfin, il vaut mieux qu’il soit maigrichon. »
Après
cette réflexion, il se leva et se tournant vers le pauvre père lança en lui
tendant la main :
« Tope
là, c’est entendu ! Je lui ferai son apprentissage. »
Il
fouilla dans sa poche et en sortit quelques pièces qu’il posa sur la table.
« Voilà
ce qui est convenu. Je le nourris, je le loge, je lui apprends un métier. Il
aura le droit de garder les piécettes qu’il recevra dans les grandes maisons.
J’entame avec lui ma tournée et l’an prochain,
au début de l’été, je repasserai et vous donnerai la même somme. Le
gamin pourra rester quelques jours avec vous, pour les moissons. Cela vous
donnera deux bras de plus. »
Les
jambes de Jacques se mirent à trembler. Il venait de comprendre qu’il était
l’objet de ce marché. Ses parents venaient de le vendre à cet horrible bonhomme
qui aurait main sur son avenir. Lui apprendre un métier ? Quel
métier ? N’était-il pas bien
ici ?
Sa
gorge se noua. Ses yeux le piquèrent. Quelques grosses larmes roulèrent sur ses joues. Il se sentait
trahi.
Son
père, la tête baissée, semblait atterré.
Cherchant
secours, il regarda sa mère qui toujours de dos, était secouée de sanglots.
Soudain,
elle se retourna, le visage inondé de larmes. C’était le signe que l’enfant
attendait. Elle allait le défendre, empêcher cet homme de l’emmener.
Jacques
s’élança vers elle, mais une main ferme l’attrapa par l’épaule, l’arrêtant net
dans son élan.
« Allons
jeune homme, une affaire conclue est une affaire conclue ! »
Sans
autre commentaire, il l’entraîna dehors sur le chemin allant au village et la
nuit se referma sur eux, glaciale.
......... à suivre.......
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