Vagabonds
indigents
Par
quel hasard Célestin Poiret et Alfred Auguste Delaporte s’étaient-ils
rencontrés ?
L’histoire
qui va suivre ne le dira pas.
Sans
doute à la croisée des chemins que l’un et l’autre parcouraient, besace sur le
dos, cette besace contenant tout ce qu’ils possédaient en ce bas monde :
quelques hardes, leurs outils de travail, et leur bien le plus précieux, leur
couteau.
Tous
deux étaient vanniers.
Tous
deux trainaient leur misère de village et village, vivotant du revenu de
rempaillage ou de réparations de paniers.
Tous
deux dormaient, l’été à la belle étoile et, par mauvais temps, dans la paille
d’une grange abandonnée.
Souvent,
leur estomac criait famine et le désespoir les envahissait.
Leur
rencontre, leur fut donc, à première vue, salutaire.
La
misère partagée semblait moins lourde, le chemin parcouru moins long et les
difficultés de la vie finissaient en plaisanteries
Alors
Célestin Biret et Alfred Auguste Delaporte s’associèrent, partageant les
maigres revenus de leur labeur, dont la plupart des piécettes partait chez le
marchand de vin
Fait
bien se faire plaisir ! Pas vrai ?
Dans
les villages où leurs services étaient requis, ils restaient plusieurs jours,
dormaient ici ou là, au bon vouloir d’une âme charitable. Leur condition de
pauvreté attirait la bienveillance et les maîtresses de maison leur offraient
souvent un bol de soupe.
C’était
ainsi, on avait, en ces temps-là, le cœur sur la main pour les plus nécessiteux
que soi.
En
cette fin juin 1897, les deux compères vanniers arrivèrent à Villettes, petit
village de l’Eure, sous un soleil de plomb. L’été avait fait une entrée
anticipée et éclatante.
« Fait
soif, pas vrai ? lança Célestin en s’essuyant le front d’un revers de
manche.
-
Ça, tu peux l’dire ! rétorqua
Alfred dont le visage rubicond ruisselait de sueur.
Tous
deux se dirigèrent donc vers le débit de boisson situé à l’entrée du village.
L’endroit
sentait le mauvais alcool, mais il y faisait frais.
Les
débits de boissons n’étaient pas seulement un lieu de beuverie comme on
pourrait le penser. C’était essentiellement un lieu de rencontre, un lieu de
passage, un lieu de brassage de tous les évènements du village, de la contrée
et même du pays.
Un
lieu primordial pour se tenir au courant et échanger.
Nos
deux vanniers commandèrent un verre de vin qu’ils burent avidement tant leur
gosier était sec. Puis, sur leur demande, les verres furent de nouveau emplis,
puis vidés aussi rapidement que les premiers.
Moment
d’observation indispensable et quasi traditionnel lorsque des inconnus se
présentaient dans un lieu de ce genre.
Chacun
se jaugeait.
Venait
alors le moment où les langues se déliaient.
« Fait
chaud, pas vrai ? se hasarda le patron.
-
Pour sûr, on peut l’dire ! répondit
Alfred Auguste.
Les
premiers échanges verbaux se devaient être d’une grande banalité. Rien de
personnel. Le rituel le voulait ainsi.
Arrivait
ensuite :
« Vous
v’nez d’ loin ?
-
On peut dire ça ! rétorqua Célestin
ne voulant dévoiler que petit à petit tout ce qui leur était personnel.
-
De passage ? renchérit le patron.
-
Ça dépend ! poursuivit Célestin.
-
Ça dépend d’ quoi ? s’enquit le
patron.
-
Ça dépend si y a d’ l’ ouvrage, ben
sûr ! répondit à son tour Alfred Auguste.
Alors,
la discussion se poursuivait.
De
l’ouvrage, il y allait en avoir, car les moissons arrivaient, alors, si ils étaient
courageux, ils pourraient être embauchés.
Des
travaux de vannerie ?
Le
marchand de vin pouvait les renseigner puisqu’il connaissait tout sur la vie
des habitants du village. Son établissement de commerce d’alcool, au besoin,
servait de bureau de placements.
Verre
après verre, les deux vanniers quittèrent le débit de boissons dans un état
alcoolisé déjà fort avancé.
Aussi,
sur le chemin, commencèrent-ils à se disputer, l’un souhaitant rester sur
Villettes, l’autre désirant poursuivre le chemin.
-=-=-=-=-=-
Le
4 juillet 1897, Monsieur le maire avait
réuni les membres du conseil municipal afin de leur exposer les mesures
d’urgence qu’il avait dues prendre.
En
effet, leur expliqua-t-il, deux inconnus avaient été découverts morts sur le
territoire de la commune par Eugène Ibert, propriétaire et un de ses
journaliers, Leonce Goujout.
«
C’étaient deux vanniers ambulants, comme nous l’a expliqué Louis Charpentier
chez qui ils s’étaient arrêtés pour boire. Ils cherchaient du travail.
Apparemment, il pourrait s’agir d’une querelle qui aurait mal tourné. Les deux
hommes, toujours selon les dires du Louis, étaient ivres en quittant sa
boutique.
-
Connaissons-nous l’identité de ces deux
hommes ? demanda le premier adjoint.
-
Je me suis bien sûr adressé aux
gendarmes pour qu’ils puissent enquêter.
-
Et alors ?
-
L’enquête est toujours en cours. Mais,
étant donné l’urgence, en raison de la forte chaleur, j’ai dû prendre
l’initiative de procéder aux soins de leur inhumation. Comme il s’agissait de
vagabonds indigents, les frais de 56 francs engagés seront à la charge de la
commune. Je voulais vous demander de voter, afin que cette somme soit prélevée
sur l’article 17 du budget primitif intitulé « emploi des revenus
applicables aux pauvres ».
Devant
la mort, il n’était pas pensable de ne pas voter cette dépense, même si la
somme de cinquante-six francs étaient, toutefois, une somme considérable, ne
serait-ce que par respect humain.
Cinquante-six
francs qui se déclinaient comme suit :
-
Examen du Docteur Le Dard, afin
d’attester le décès 8 F
-
La fabrication de deux cercueils 30 F
-
Le creusement de deux fosses 14 F
-
L’achat de coton 4 F
Les
renseignements demandés à la gendarmerie sur l’identité des deux hommes mirent
une bonne semaine avant d’être transmise au maire de Villettes.
Il
s’agissait de :
Célestin
Biret, né à Saint-Germer dans l’Oise, le 27 décembre 1862. Fils naturel de
Joséphine Biret qui habitait toujours cette commune.
Alfred
Auguste Delaporte, originaire de Gruchet-le-Balasse en Seine-Inférieure où il
avait vu le jour le 2 juin 1868. Ses parents, Pierre Delaporte et Aglaé Eugénie
Duvale, vivaient dans la commune de La-Trinité-du-Mont, près de Lillebonne en
Seine-Inférieure.
Avec
ces renseignements, il était désormais possible d’établir les actes de décès de
ces deux hommes.
En
date du 11 juillet 1897, Eugène Ibert et Leonce Goujout attestèrent, ce même
jour, du décès en la commune à seize heures pour Célestin Biret et à seize
heures et demie pour Alfred Auguste Delaporte.
Morts
le 11 juillet, alors qu’ils avaient été inhumés avant le 4 juillet !
Voilà
pourquoi la commune de Villettes peut se vanter d’être, assurément, la seule
commune de France à avoir inhumer deux défunts, avant que ceux-ci ne soient
décédés.
J’ai imaginé ce
texte suite à la lecture d’un fait divers
découvert dans
les registres de délibérations de Villettes.
La succession décalée
des évènements m’ont intriguée.
Il n’en fallut
pas plus pour que je prenne ma plume !
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