Histoire
de poules
« Mais
voyons, Euphrasie, s’écria le maire, une poule ressemble à toutes les autres
poules ! Comment pouvez-vous affirmer que ce sont les vôtres ?
-
Parc’ que j’ les ai r’connues, voilà
tout ! D’puis l’ temps que j’ les nourris. Et puis, vous, derrière vot’
bureau, qu’est-ce que vous savez des poules, hein ?
Le
maire d’Ecquetot, ne voulant pas mécontenter la plaignante, déjà fort énervée
par les évènements, marqua un silence, puis répondit :
« Soit,
passons ! Je vais noter que vous avez reconnu trois poules, mises en vente
sur le marché d’Elbeuf, comme vous appartenant.
-=-=-=-=-=-=-
Pour
bien comprendre cette histoire de volatiles, il faut remonter à la nuit du
jeudi 20 au vendredi 21 mars 1834, jours précédents le samedi 22, jour du dépôt
de plainte de la dite Euphrasie.
-=-=-=-=-=-=-
Euphrasie
Gantier, la plaignante, vivait avec sa mère, Elisabeth Hemery veuve Gantier.
Depuis
que le père, Ambroise Gantier, les avait quittées, le 7 novembre 1822, elles
vivotaient toutes les deux en exploitant un petit lopin de terre et élevant
quelques volailles et lapins.
Rien
de bien folichon, mais faute de mieux, elles devaient s’en accommoder.
Dans
cette nuit-là, donc, alors que toutes deux dormaient, alors que tous les
habitants d’Ecquetot devaient, eux aussi, dormir, des individus mal
intentionnés, souffrant sans doute d’insomnie, s’étaient introduits dans la
grange attenante à la maison des deux femmes, et avaient dérobé six poules.
Tout
cela sans bruit, car ni Euphrasie, ni sa mère, n’avaient été éveillée par le
caquetage effrayé des gallinacés qui passaient leurs nuits perchés sur les
bottes de paille entreposées dans la grange.
Six
poules !
Quand
elles découvrirent le larcin, le lendemain, elles furent dépitées.
« Tu
vas voir, dit Euphrasie à sa mère, j’ vas les r’trouver, nos volailles !
-
Mais comment tu f’ras, ma fille ?
Elles sont p’t-être déjà à cuire dans un poêlon !
-
J’ vas faire un tour au marché d’Elbeuf.
Alors
que le jour se levait à peine, d’un bon pas, son panier sous le bras, Euphrasie
s’en alla, encapuchonnée dans son châle, car dehors une gelée matinale avait
blanchie l’herbe et emprisonné l’eau des flaques jalonnant le chemin.
A
Elbeuf, sur la place du marché, régnait déjà une grande agitation. Euphrasie ne
s’attarda pas et alla directement vers les étals où elle savait trouver les
animaux de basse-cour, ainsi que tout ce qui était crèmerie. Et c’était là
qu’elle les avait vues. Trois de ses poules qui venaient d’être l’objet d’un
négoce entre la vendeuse et une fermière qui ne se doutait sûrement pas qu’elle
venait d’acquérir des poules volées !
« Attendez !
s’écria Euphrasie en arrêtant l’acheteuse qui, stupéfaite, la regardait les
yeux écarquillés. Ces poules m’appartiennent !
-
Elles vous appartiennent ! lança
l’acheteuse. Cela m’étonnerait ben, car j’ vens de les payer avec mon pécule.
-
Vous les avez payées, mais elles
venaient d’ mett’ volées.
-
Volées !
Les
éclats de voix avaient déjà attiré l’attention et un attroupement de badauds
s’était déjà formé.
Il
y avait là :
La
fermière, celle qui avait vendu les trois poules, faisant figures de voleuses.
La
fermière, celle qui venait d’acquérir les dites poules et qui ne savait plus
que penser. Si, en fait, elle savait qu’elle ne voulait pas être impliquée dans
ce qui pouvait être une affaire malhonnête.
Euphrasie,
celle qui accusait, convaincue de son bon droit, trop heureuse que son
esclandre ait attiré l’attention.
La
vendeuse se ressaisit aussitôt. Elle ne pouvait pas se laisser accuser sans
répliquer. Son silence serait alors pressenti pour un aveu. Aussi,
s’écria-t-elle :
« Mais,
j’ai rien volé, moi ! J’ai acheté
ces poules à une fille qui habite du côté d’Elbeuf ! J’ suis une honnête femme,
moi ! »
Cet
incident prenant des proportions considérables et entrainant des commentaires
plus ou moins partisans des spectateurs, il fallait se résigner à faire
intervenir les forces de l’ordre. Elles arrivèrent en la personne du
commissaire de police d’Elbeuf dont la première action fut de confisquer les
poules, objet de discorde, afin qu’elles soient présentées, si besoin, au juge
d’instruction.
Pièces
à conviction, au centre du différend, elles devaient être mises en sécurité.
Puis,
une enquête fut diligentée et rondement menée.
Tous
les protagonistes de cette histoire furent entendus.
A
l’exception des volailles qui, pourtant, étaient les seules à pouvoir rétablir
rapidement la vérité.
L’acheteuse
fut vite mise hors de cause. Habitant Thuit-Signol, elle venait fréquemment
faire son marché à Elbeuf. N’étant plus en possession de son achat, elle fut
donc remboursée.
Et
voilà pour le premier point !
Passons
au suivant, la vendeuse des poules.
Interrogée
par le commissaire de Police sur la provenance des volailles, elle parut bien
ennuyée.
« C’est
que, ces poules, elles sont point à moi !
-
Pas à vous ! s’exclama le
commissaire. Ah ! Ah ! Nous y voilà ! Vous avouez donc les avoir
volées ?
-
Mais pas de tout ! s’écria la
marchande qui se voyait déjà enchaînée au bagne.
-
Alors, reprenons. Elles ne sont pas à
vous ? Mais, vous les vendez, sur le marché ? Expliquez-moi comment
vous appelez ça, si ce n’est pas du vol ?
-
C’est qu’on m’ les a confiées, les
poules, pour les vendre au marché.
-
Ah ! Nous y voilà ! Et qui est
cette mystérieuse personne qui vous a, soit disant, donné ces poules à vendre ?
-
Bah ! Y a pas mystère là
d’dans !
-
Pas de mystère ? Alors, je vous
écoute.
-
C’est la fille aînée au Thomas Paris.
-
Et où demeure cette femme ?
-
Bah ! C’est point difficile. A
Ecquetot.
-
Ecquetot ? Tiens, tiens ! Nous
irons vérifier.
-
Vous pouvez, car moi, j’ veux point
payer pour elle !
-
Une autre question ? Cette femme vous donne souvent des poules, ou autre
chose d’ailleurs, à vendre ?
-
Ça arrive de temps à autre.
-
Et vous n’avez jamais pensé que ce
qu’elle vous donnait à vendre pouvait être volé ?
-
Vous croyez qu’ j’ai ça à faire, de
penser..... j’ai ben trop d’ouvrages.....
-
Vous savez que vous pouvez être
condamnée pour recel ?
-
C’est quoi encore qu’ ça ?
-
C’est le mot donné à la détention de
biens volés.
-
Mais, j’ai ren volé. J’ai simplement
pris les poules pour les vendre.....
-
Vous ne receviez pas un petit quelque
chose sur cette vente ?
-
C’est que........
La
pauvre femme, à court de mots, se voyait empêtrée dans une affaire de justice
dont elle ne comprenait rien et surtout pas ces termes qui la dépassaient.
Que
dire d’ailleurs ?
Elle
voyait bien qu’elle aurait toujours tort. Que de tracas !
Et
pourquoi tout ce tintouin ?
Pour
trois poules !
A
ça, en cet instant présent, elle se disait bien qu’elle ne s’y laisserait plus
prendre à rendre service. A que non alors !
-=-=-=-=-=-=-
Je
suppose que l’affaire s’arrangea à l’amiable.
Sauf
peut-être pour la dite fille Paris dont je n’ai pas retrouvé trace.
Un petit fait
divers de voleurs de poules, comme il y en avait tant...
J’ai profité de celui-là,
découvert dans
les registres de délibérations
de la commune
d’Ecquetot,
m’amusant
beaucoup à décrire cette situation,
en en faisant un
récit cocasse.
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