Ce
fut avec des éclats de rire que le jeune Jacques Thomas Coulvée s’en était
allé, traversant en sautillant, le champ de trèfle de son voisin.
Oui,
comme un sale gosse qui, malgré les interdictions, faisait un mauvais tour et
s’en réjouissait.
Ce
n’était pas la première fois, d’ailleurs, que ce jeune homme s’autorisait cette
traversée, prétextant que c’était le chemin le plus court pour rentrer chez
lui.
Le
propriétaire du champ, Guillaume Sourbel, avait été se plaindre, à plusieurs
reprises, auprès du maire de la commune d’Ecauville, accusant ce « mauvais
sujet » de saccager délibérément ses cultures et qui, malgré de nombreux
avertissements, s’obstinait.
« Et
si au moins, i’ passait toujours au même endroit ! avait précisé le
plaignant. Mais ce vaurien, i’ traverse mon champ en diverses places ! Ça
fait plus de dégâts, pardi ! »
-=-=-=-=-=-
Ce
matin-là, 17 novembre 1821, vers les 10 heures, Jacques Thomas Coulvée
récidiva, écrasant à qui mieux-mieux le trèfle, avec un plaisir non dissimulé.
N’en
pouvant plus, Guillaume Sourbel s’empara d’une fourche et le poursuivit en le
maudissant.
Mais
le jeune Jacques Thomas, ayant pris une bonne avance sur son poursuivant,
s’arrêta un instant, fit face au propriétaire du champ et le nargua :
« Vins
donc un peu là, avec ta fourche, va ! T’es point près de m’
rattraper ! »
Puis,
s’esclaffant bruyamment, il se retourna, baissa son pantalon et montra ses
fesses, avant de s’enfuir en courant, tout en se reculottant.
Un
affront qui passa très mal, et qui fut aussitôt rapporté au maire de la
commune.
-=-=-=-=-=-
Jacques
Thomas Coulvée était le cinquième enfant de Claude Coulvée et Marie Geneviève
Renault qui avaient grandi dans la commune et s’y étaient également mariés, le
13 avril 1794.
Avant
lui avaient vu le jour,
·
Claude, en 1795,
·
Marie Geneviève, en 1797,
·
Puis, les jumeaux, Pierre et Marie, qui
ne vécurent qu’une journée, celle du 1er janvier 1801.
Jacques
Thomas naquit donc le 29 décembre 1803, deux années après la naissance et la
mort des jumeaux, ces deux petits êtres bien trop chétifs pour survivre.
Alors,
toutes les attentions maternelles se fixèrent sur Jacques Thomas.
Cette
mère ne voulait-elle pas donner à son nouveau-né, tout le trop-plein d’amour
qu’elle n’avait pu déverser sur Pierre et Marie que la mort lui avait enlevés
bien trop vite.
Et
puis, la vie n’apportait pas que des joies, loin de là, et il fallait faire
avec tous les malheurs qui jalonnaient son chemin.
Et
la maison du couple Coulvée fut de nouveau endeuillée.
Ce
fut le père, Simon Claude Coulvée, fauché en peu de temps, alors qu’il n’avait
que quarante ans et qui fut porté en terre le lendemain de son décès, dans la
froidure hivernal du 7 janvier 1807.
Marie
Geneviève Renault devint ainsi la « veuve Coulvée » en ce début
d’année 1807, avec à charge trois enfants dont l’aîné, Claude, venait juste
d’avoir dix ans.
Trois
enfants ?
N’y
avait-il pas un dicton ancestral qui disait que dans une famille un décès
était toujours suivi d’une naissance ?
Ce
fut le cas en effet, car, alors que Marie Geneviève venait d’ensevelir son
époux, un nouveau petit être prenait vie en elle.
Ce
fut un garçon qui arriva le 20 août 1807 et qui fut déclaré, en mairie
d’Ecauville, sous les prénoms de Prosper Augustin.
Quatre
enfants !
Ce
n’était pas une mince affaire !
Quatre
petits à préserver !
Et
Marie Geneviève, veuve Coulvée, qui se devait de travailler pour rapporter, au
foyer, de quoi vivre, prit les décisions qu’elle pensait être les meilleures.
L’ainé,
Claude, fut placé dans une ferme. Revint à la petite Marie Geneviève la charge
d’épauler sa mère aux soins du ménage et à la garde de ses deux petits frères.
Une
lourde charge pour une fillette qui n’avait pas encore neuf ans. Mais c’était
ainsi et elle ne s’en plaignit pas.
Pour
la « petite maman », le nouveau poupon, Prosper Augustin, devint
« son bébé », quant à Jacques Thomas, ce fut autre chose, car il
n’écoutait pas sa sœur. Il profitait même des moments où elle était occupée
pour crapahuter, ici et là, et faire les pires bêtises.
La
petite fille bien que faisant de son mieux pour s’acquitter de sa tâche,
n’avait aucune autorité sur son jeune frère, pas plus que sa mère, d’ailleurs,
qui, fatiguée de ses journées de labeur, se contentait, de temps à autre, de lui
donner une bonne taloche qui n’avait aucun impact sur le caractère de ce jeune
effronté.
Jacques
Thomas grandissait en « chien fou », sans foi ni loi.
Puis,
les enfants partirent les uns après les autres.
Claude
avait trouvé femme à sa convenance, à Graveron-Semerville. Elle se nommait Marie
Catherine Bonnel. Ils se marièrent le 7 novembre 1820.
Et
puis, ce fut le tour de Marie Geneviève de quitter le logis parental.
Sa
mère n’était pas peu fière, le jour du mariage de sa seule fille, car celle-ci,
en ce 27 janvier 1820, épousait un « vrai monsieur » qui en savait
des choses ! Pensez donc, il était « instituteur » !
En
épousant Pierre Toussaint Toutuny, Marie
Geneviève devenait une dame respectée, en sa qualité d’épouse de
« Monsieur l’instituteur de Saint-Aubin-d’Ecrosville ».
Jacques
Thomas, toujours turbulent et insouciant, fut placé chez un menuisier, pour
apprendre le métier. Un garçon travailleur, toutefois.
Quant
à Prosper Augustin, jeune garçon calme et docile, il travaillait chez un
tisserand.
Marie
Geneviève Renault, veuve Coulvée, était fière de ses petits, de tous ses
petits, même de son Jacques Thomas qui lui causait pourtant, en raison de ses
rébellions, bien du souci.
-=-=-=-=-=-
Suite
à l’incident du 17 novembre 1821, monsieur Bobin, Maire d’Ecauville, dut
intervenir afin que le calme revienne.
Les
turpitudes du jeune homme avaient déchaîné
le mécontentement général.
En
premier, bien sûr, Guillaume Sourbel qui voyait son trèfle ruiné par les
incessants piétinements du fils Coulvée.
Mais
aussi, François Couturier et François Melet qui habitant à la limite
d’Ecauville et de Saint-Aubin-d’Ecrosville en avaient assez des frasques de ce
jeune homme, et notamment, lorsqu’il revenait éméché, après avoir passé plus de
temps qu’il ne fallait à boire au café de Saint-Aubin.
Le
maire, donc, essaya de raisonner Jacques Thomas, lui disant :
« T’es
presque un homme à présent. Dix-huit ans que tu as. Penses à ta mère qui se
donne tant de mal pour vous nourrir. Tu pourrais peut-être l’aider, non ?
Oui,
il pouvait, en effet ! Mais, on ne change pas comme ça !
Le
calme revint, à la grande satisfaction de tous.
-=-=-=-=-=-
« M’sieu’
l’ maire, v’nez vite ! J’ crois bin qui va y avoir un mort ! »
Au
pas de course, le maire suivit l’homme qui était venu le prévenir.
Le
soleil éclatait en chaleur orageuse en cette fin mai.
La
cloche de l’église sonna.
Il
devait être midi.
Pas
une heure pour déranger le monde, alors que le repas attendait.
Au
bout du champ de Guillaume Sourbel, régnait une grande agitation. Mais le calme
se fit à l’approche du responsable de la commune et les personnes assemblées
là, s’écartèrent pour le laisser passer.
Sur
le sol, gisait Guillaume Modeste Sourbel, la jambe gauche ensanglantée. A côté
de lui, son père, Guillaume Sourbel ne semblait pas être en meilleur état. Son
bras droit soutenait son bras gauche dont la manche de la chemise, déchirée,
laissait voir une plaie sanguinolente.
Debout,
près des deux hommes, une fourche à la main, le regard vide, le teint livide, Jacques Thomas Coulvée.
Pas
besoin d’être devin, devant ce spectacle, pour comprendre ce qui venait de se
passer.
Mais,
quel avait été le déclencheur de tout cela.
« Encore
cette vieille querelle de voisinage ! Cela ne finira donc
jamais ! » pensa le maire.
Mais
là, il y avait eu agression et blessures. La justice ne pouvait fermer les
yeux, aussi, après avoir soigné les victimes, ce fut immédiatement que comparut
Jacques Thomas Coulvée, devant le procureur.
Bien
difficile à résoudre cette histoire. Ce fut la parole des Sourbel, père et
fils, contre celle des Coulvée, mère et fils.
Qui
avait commencé à injurier l’autre ?
Pour
Guillaume Modeste Sourbel, ce ne pouvait être que le fils Coulvée.
« J’ai
entendu crier, dit-il. Alors, j’suis sorti d’ la grange et c’est là qu’ j’ai vu
le Coulvée frapper l’ père. Alors j’ai pris la fourche et j’y suis allé, pour
l’ défendre. »
Alors
Guillaume Modeste, le plaignant, expliqua, que le fils Coulvée lui avait
arraché la fourche des mains et avait frappé, lui d’abord, puis son père
ensuite.
Puis
il montra le pansement qu’il avait en haut de la cuisse, là où les dents de la
fourche avaient pénétré, puis précisa :
« L’
père a reçu un coup aussi. Une dent d’ la fourche dans l’ bras. »
La
version adverse fut bien différente. Jacques Thomas raconta les faits, comme
ils s’étaient passés, selon son point de vue.
« J’
me prom’nais avec la mère. On parlait. Quand l’ père Sourbel est arrivé et nous
a insultés, la mère et moi, parce que, soit disant, on marchait sur son champ.
Et pis, il a l’vé la main sur la mère, alors j’ai voulu l’empêcher, pour sûr.
Alors, c’est là qu’ le fils est arrivé, la fourche en avant. J’ai voulu m’
défendre, pour sûr, en lui enl’vant la fourche, et le v’là qui s’ lance sur moi
et qui s’embroche ! Et l’autre, le père, qui s’en mêle ! »
La
veuve Coulvée confirma les dires de son fils.
Le
père Sourbel certifia la version relatée par son fils.
Alors ?
Alors,
il y avait eu blessures et il fallait réparation.
Le
secret du verdict fut bien gardé, car il ne vint pas jusqu’à nous.
-=-=-=-=-=-
Après
tout ce sang versé en ce joli mois de mai 1822, la vie reprit son cours.
Et
je suis prête à parier que Jacques Thomas, qui avait dix-huit ans, s’engagea un
temps dans l’armée, afin de voir du pays et surtout de s’acheter une conduite.
Il
n’y avait rien de mieux, en ces temps anciens, que l’autorité militaire pour
remettre les idées en place aux jeunes écervelés !
Et
ce fut sûrement efficace, car Jacques Thomas Coulvée s’assagit, épousant le 5
mars 1832, une jeune fille native de Feuguerolles, Emilie Sophie Delamare. Le
couple vint s’installer à Ecauville où Jacques Thomas exerça la profession de
menuisier.
Décédée,
cinq mois plus tôt, le 2 octobre 1831, sa mère, Marie Geneviève Renoult, veuve
Coulvée, n’eut pas le bonheur de voir son fils enfin rentré dans le rang. Son
décès lui permit de ne pas vivre le drame de la mort prématurée, à l’âge de
vingt-huit ans, de son dernier fils, Prosper Augustin, survenue brusquement, le
27 septembre 1837, au domicile de son frère aîné, Claude.
Jacques
Thomas, lui, décéda à Ecauville, le 3 novembre 1858, à un âge pas très avancé,
cinquante-quatre ans.
Ce
fut en aîné de la famille que Claude Coulvée se chargea de toutes les
inhumations familiales.
Propriétaire
d’une petite ferme à Ecauville, il y finit sa vie, ne rejoignant sa famille au
cimetière du village que le 26 novembre 1876.
Il
avait bien vécu, puisque il affichait quatre-vingts printemps.
-=-=-=-=-=-
Et
les Sourbel, père et fils ?
Guillaume
Sourbel décéda le 9 janvier 1832, à Ecauville, à l’âge de soixante-dix ans.
Son
fils, Guillaume Modeste, le suivit de peu, car ce fut, le 17 décembre 1835,
qu’il quitta ce monde. Il avait quarante-cinq ans.
Marie
Victoire Renault, seconde épouse et veuve de Guillaume Sourbel et Marie
Catherine Victoire Fourey, veuve de Guillaume Modeste Sourbel, réunirent leur
solitude.
La
première à partir, fut Marie Catherine Victoire Fourey, le 19 décembre 1844.
Puis,
ce fut Marie Victoire Renault qui « ferma la marche », le 6 juin
1851.
Au
moment de leur mort, la première avait soixante-trois ans et la seconde,
soixante-dix-huit ans.
En voilà encore
une affaire !
Et tout cela
parce qu’un « derrière » avait été dévoilé !
Quand je vous
disais que lire les délibérations
des conseils municipaux
était une réelle aventure !
Ecauville, 17
novembre 1821.
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