Condamnation !
« C’est qu’ je les ai vues ! Comme j’vous
vois ! » avaient certifié plusieurs témoins, avec les mêmes mots,
comme si ils s’étaient concertés avant l’audience.
Et bien sûr cela n’avait pas arrangé les affaires de
Madeleine Martin, femme Selle, et de sa fille Dorotée, car le flagrant délit
ainsi certifié par tous ces témoignages ne pouvant ainsi être nié, la peine se
verrait appliquer, le doute n’existant pas.
Il ne restait à l’accusée, Madeleine Martin, qu’à invoquer
les circonstances atténuantes.
En ce jour du 4 septembre 1792, en milieu de matinée, sur la
requête de Jacques Philippe Guerard, procureur de la commune de Villettes,
Madeleine Martin et sa fille s’étaient donc présentées à la chambre commune du
village, afin de répondre d’une accusation de vol.
Madeleine Martin, bien qu’intimidée, cœur battant et le feu
aux joues, regardait, tête haute, ce magistrat énoncer les griefs qui lui
étaient reprochés. Dorotée, frêle jeune fille de quinze ans, blottie contre sa
mère n’osait lever les yeux.
« Citoyenne Martin, femme Selle, lança d’une voix
impérieuse Jacques Philippe Guerard, nies-tu les faits qui te sont
reprochés.
-
C’est que .... commença la pauvre femme.
-
Réponds par oui ou par non, citoyenne !
coupa le magistrat.
-
Bah ! oui..... mais....
-
Je note que tu as répondu par l’affirmative. Sais-tu que le vol
est puni par la loi ?
-
C’est que........ essaya d’expliquer la mise en
cause.
-
Réponds par oui ou par non, tonna le citoyen
magistrat.
Voyant qu’elle ne pourrait pas s’expliquer, Madeleine Martin
regarda autour d’elle la petite pièce devenue son tribunal, et tête haute,
s’assit sur le banc qui se trouvait derrière elle et attendit.
Interloqué un instant devant autant d’audace et de non
respect envers la fonction qu’il représentait, ce dignitaire se reprit vite.
« Citoyenne, je ne t’ai pas encore autorisée à t’asseoir.
Relève-toi ! »
Aucune réaction de la citoyenne Martin, femme Selle, qui
toujours droite et digne sur le banc, semblait ne rien entendre.
D’ailleurs, il n’y avait rien à entendre, à présent, dans la
salle devenue silencieuse, si ce n’était les sanglots étouffés de la pauvre
petite Dorotée.
Quant au citoyen Jacques Philippe Guerard, il avait le visage
rubicond, les yeux écarquillés, la bouche ouverte. Devant l’effronterie de
cette femme qui, en évidence, ne céderait pas, manquant d’air, il était prêt à
exploser.
Il lui fallait trouver un compromis pour venir à bout de
cette situation, mais un compromis qui ne lui ferait pas perdre la face. Il ne
manquerait plus qu’en raison de la résistance et de la témérité de cette femme
face à son autorité, il soit, lui le procureur de Villettes, la risée du
village. Son honneur d’homme était en jeu !
« Citoyenne ! dit-il d’une voix radoucie. Ta
culpabilité ne fait aucun doute, au vu des témoignages reçus. Mais, j’accepte
d’entendre ce que tu as à dire pour ta défense. Lève-toi, je t’écoute. »
Satisfait de sa tirade, qui passerait pour de la bienveillance
et non de la faiblesse, le magistrat attendit la réaction de l’accusée.
Celle-ci sembla se détendre un peu. Elle se leva dignement et
le regard droit et fier dirigé vers son juge, et expliqua :
« Bah ! j’ peux pas nier, c’est sûr, et j’ demande
bin pardon, mais c’est point ma faut, c’est la misère qui m’a poussée..... On
est pas bin riches, alors pour quelques sous j’ fais des remèdes.....
D’ailleurs, si vous en voulez...
-
Bon, ce n’est pas le sujet, nous ne sommes pas
là pour faire commerce ! Continue !
En effet, Jacques Philippe Guerard voulait bien être
arrangeant, mais il ne fallait pas abuser, tout de même.
« J’ fais des remèdes et pour ça, faut des herbes.
Alors, j’suis allée en chercher là où y en avait, pardi.
-
Mais, cette bruyère n’était pas à toi,
citoyenne. N’avais-tu pas, avant, demandé à l’acheter au propriétaire ?
-
L’acheter ! s’exclama Madeleine Martin,
mais avec quoi, grand dieu ! Et pis, si l’avais achetée, pardi, j’aurais
perdu d’ l’argent, car mes remèdes, j’ les vends pas chers, j’ les donne,
presque !
-
Et tu crois, citoyenne, que ce que tu as pris,
n’a pas coûté au propriétaire ? Sans
permission, prendre le bien des autres, c’est du vol !
-
Parc’ que, vous croyez que si j’ lui avais
d’mandé, il m’ l’aurait donné, la bruyère ?
Cette femme était désarmante. Comment ce magistrat allait-il
s’en sortir ?
Il fallait tout de même qu’il y ait « condamnation »,
car autrement où allait-on ?
Les braves gens ne se sentiraient plus protégés et les
voleurs, eux, se sentiraient libres d’effectuer leurs méfaits.
Le vol n’était pas
bien grand, une petite voiture à bras de bruyère, dans un « champ bornant le chemin tendant à
Feuguerolles et le chemin de Villettes à Saint-Aubin-d’Ecrosville».
La belle affaire ! Mais, tout de même, il y avait eu
vol !
« Citoyenne, commença le sieur Jacques Philippe Guérard
après s’être raclé la gorge, la justice sait être clémente dans certaine
situation. Alors, je ne te donnerai aucune peine, mais, en cas de récidive, ce
ne sera pas une amende, mais la prison que je requerrais. Toutefois, la
marchandise volée te sera confisquée et rendue au propriétaire du champ.
D’autre part, Citoyenne Martin, femme Selle, il te faudra t’acquitter des frais
de justice, ceux-ci se montant à huit sols. En ce qui concerne, la citoyenne Dorotée
Selle, ta fille, je ne retiendrai rien contre elle. Elle est mineure. J’espère
qu’en ce qui la concerne cela lui tiendra de leçon. »
La misère, encore et toujours, en cette période d’après la
Révolution où la France tentait d’établir des lois égales pour tous !
Mais, en matière de jugement, il faut tenir compte des faits,
plus ou moins graves, et aussi des circonstances. La faim était l’une de ces
circonstances « atténuantes ».
-=-=-=-=-=-=-=-
Un peu plus de dix ans après ce jugement, Madeleine Martin
décéda, en son domicile à Villettes.
C’était le 13 juin 1805. Elle avait cinquante-huit ans.
Dorotée, elle, mourut le 21 juin 1810, à l’âge de
trente-trois ans.
Louis Etienne Selle, époux de Madeleine Martin, partit vers
l’au-delà le 17 mai 1820. Il avait atteint les soixante-quinze ans et, toute sa
vie, avait exercé le métier de tonnelier.
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Quant à la bruyère, objet du délit, elle aurait peut-être pu
finir en remèdes et soulager bien des douleurs car, appliquée en emplâtre, cette
plante soulageait les engelures et les rhumatismes.En infusion, elle était un
antiseptique, soulageant les cystites, les infections de la vésicule, et les
calculs rénaux.
Communes de Villettes
Extrait du registre
des délibérations du Conseil Municipal,
Le 5 septembre 1792 –
an IV de la République
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