jeudi 3 mai 2018

HISTOIRE DE VILLAGE - Au tribunal de Villettes


Condamnation ! 



« C’est qu’ je les ai vues ! Comme j’vous vois ! » avaient certifié plusieurs témoins, avec les mêmes mots, comme si ils s’étaient concertés avant l’audience.
Et bien sûr cela n’avait pas arrangé les affaires de Madeleine Martin, femme Selle, et de sa fille Dorotée, car le flagrant délit ainsi certifié par tous ces témoignages ne pouvant ainsi être nié, la peine se verrait appliquer, le doute n’existant pas.
Il ne restait à l’accusée, Madeleine Martin, qu’à invoquer les circonstances atténuantes.

En ce jour du 4 septembre 1792, en milieu de matinée, sur la requête de Jacques Philippe Guerard, procureur de la commune de Villettes, Madeleine Martin et sa fille s’étaient donc présentées à la chambre commune du village, afin de répondre d’une accusation de vol.
Madeleine Martin, bien qu’intimidée, cœur battant et le feu aux joues, regardait, tête haute, ce magistrat énoncer les griefs qui lui étaient reprochés. Dorotée, frêle jeune fille de quinze ans, blottie contre sa mère n’osait lever les yeux.

« Citoyenne Martin, femme Selle, lança d’une voix impérieuse Jacques Philippe Guerard,  nies-tu les faits qui te sont reprochés.
-          C’est que .... commença la pauvre femme.
-          Réponds par oui ou par non, citoyenne ! coupa le magistrat.
-          Bah ! oui..... mais....
-          Je note que tu as  répondu par l’affirmative. Sais-tu que le vol est puni par la loi ?
-          C’est que........ essaya d’expliquer la mise en cause.
-          Réponds par oui ou par non, tonna le citoyen magistrat.

Voyant qu’elle ne pourrait pas s’expliquer, Madeleine Martin regarda autour d’elle la petite pièce devenue son tribunal, et tête haute, s’assit sur le banc qui se trouvait derrière elle et attendit.
Interloqué un instant devant autant d’audace et de non respect envers la fonction qu’il représentait, ce dignitaire se reprit vite.
« Citoyenne, je ne t’ai pas encore autorisée à t’asseoir. Relève-toi ! »

Aucune réaction de la citoyenne Martin, femme Selle, qui toujours droite et digne sur le banc, semblait ne rien entendre.
D’ailleurs, il n’y avait rien à entendre, à présent, dans la salle devenue silencieuse, si ce n’était les sanglots étouffés de la pauvre petite Dorotée.
Quant au citoyen Jacques Philippe Guerard, il avait le visage rubicond, les yeux écarquillés, la bouche ouverte. Devant l’effronterie de cette femme qui, en évidence, ne céderait pas, manquant d’air, il était prêt à exploser.
Il lui fallait trouver un compromis pour venir à bout de cette situation, mais un compromis qui ne lui ferait pas perdre la face. Il ne manquerait plus qu’en raison de la résistance et de la témérité de cette femme face à son autorité, il soit, lui le procureur de Villettes, la risée du village. Son honneur d’homme était en jeu !

« Citoyenne ! dit-il d’une voix radoucie. Ta culpabilité ne fait aucun doute, au vu des témoignages reçus. Mais, j’accepte d’entendre ce que tu as à dire pour ta défense. Lève-toi, je t’écoute. »
Satisfait de sa tirade, qui passerait pour de la bienveillance et non de la faiblesse, le magistrat attendit la réaction de l’accusée.
Celle-ci sembla se détendre un peu. Elle se leva dignement et le regard droit et fier dirigé vers son juge, et expliqua :
« Bah ! j’ peux pas nier, c’est sûr, et j’ demande bin pardon, mais c’est point ma faut, c’est la misère qui m’a poussée..... On est pas bin riches, alors pour quelques sous j’ fais des remèdes..... D’ailleurs, si vous en voulez...
-          Bon, ce n’est pas le sujet, nous ne sommes pas là pour faire commerce ! Continue !

En effet, Jacques Philippe Guerard voulait bien être arrangeant, mais il ne fallait pas abuser, tout de même.

« J’ fais des remèdes et pour ça, faut des herbes. Alors, j’suis allée en chercher là où y en avait, pardi.
-          Mais, cette bruyère n’était pas à toi, citoyenne. N’avais-tu pas, avant, demandé à l’acheter au propriétaire ?
-          L’acheter ! s’exclama Madeleine Martin, mais avec quoi, grand dieu ! Et pis, si l’avais achetée, pardi, j’aurais perdu d’ l’argent, car mes remèdes, j’ les vends pas chers, j’ les donne, presque !
-          Et tu crois, citoyenne, que ce que tu as pris, n’a pas coûté au propriétaire ? Sans  permission, prendre le bien des autres, c’est du vol !
-          Parc’ que, vous croyez que si j’ lui avais d’mandé, il m’ l’aurait donné, la bruyère ?

Cette femme était désarmante. Comment ce magistrat allait-il s’en sortir ?
Il fallait tout de même qu’il y ait « condamnation », car autrement où allait-on ?
Les braves gens ne se sentiraient plus protégés et les voleurs, eux, se sentiraient libres d’effectuer leurs méfaits.
Le vol n’était pas  bien grand, une petite voiture à bras de bruyère, dans un « champ bornant le chemin tendant à Feuguerolles et le chemin de Villettes à Saint-Aubin-d’Ecrosville».
La belle affaire ! Mais, tout de même, il y avait eu vol !

« Citoyenne, commença le sieur Jacques Philippe Guérard après s’être raclé la gorge, la justice sait être clémente dans certaine situation. Alors, je ne te donnerai aucune peine, mais, en cas de récidive, ce ne sera pas une amende, mais la prison que je requerrais. Toutefois, la marchandise volée te sera confisquée et rendue au propriétaire du champ. D’autre part, Citoyenne Martin, femme Selle, il te faudra t’acquitter des frais de justice, ceux-ci se montant à huit sols. En ce qui concerne, la citoyenne Dorotée Selle, ta fille, je ne retiendrai rien contre elle. Elle est mineure. J’espère qu’en ce qui la concerne cela lui tiendra de leçon. »

La misère, encore et toujours, en cette période d’après la Révolution où la France tentait d’établir des lois égales pour tous !
Mais, en matière de jugement, il faut tenir compte des faits, plus ou moins graves, et aussi des circonstances. La faim était l’une de ces circonstances « atténuantes ».


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Un peu plus de dix ans après ce jugement, Madeleine Martin décéda, en son domicile à Villettes.
C’était le 13 juin 1805. Elle avait cinquante-huit ans.

Dorotée, elle, mourut le 21 juin 1810, à l’âge de trente-trois ans.

Louis Etienne Selle, époux de Madeleine Martin, partit vers l’au-delà le 17 mai 1820. Il avait atteint les soixante-quinze ans et, toute sa vie, avait exercé le métier de tonnelier.

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Quant à la bruyère, objet du délit, elle aurait peut-être pu finir en remèdes et soulager bien des douleurs car, appliquée en emplâtre, cette plante soulageait les engelures et les rhumatismes.En infusion, elle était un antiseptique, soulageant les cystites, les infections de la vésicule, et les calculs rénaux.


Communes de Villettes 
Extrait du registre des délibérations du Conseil Municipal,
Le 5 septembre 1792 – an IV de la République


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