L’avocat,
commis d’office, avait achevé sa
plaidoirie par de grands effets de manches, puis s’était assis bien droit, fier
de ce qu’il avait déclamé, tel le meilleur des tragédiens.
Pour
Marie Anne G, immobile sur le banc des accusés, tout cela n’avait rien d’une
pièce de théâtre. Le visage pâle et amaigri, les yeux cernés autant par les
larmes versées que par les privations, elle souhaitait que cette parodie de
justice cesse au plus vite pour prendre un peu de repos.
Le
juge marqua un temps de silence, regardant tour à tour l’accusée et son avocat.
Puis, d’un ton magistral, il lança :
« Accusée,
levez-vous ! »
La
pauvre femme, à ce commandement, sortit de sa torpeur et se leva avec beaucoup
de difficultés.
« Avez-vous
quelque chose à dire pour votre défense ? »
-
Quelque chose à dire ? A quoi bon !
pensa Marie Anne.
En
effet, quoi dire ? Il n’y avait qu’à observer la pauvre accusée pour
comprendre. Il n’y avait qu’à se pencher sur son passé pour comprendre. Oui, il
fallait simplement avoir un peu de compassion, juste un tout petit peu, mais en
cette année XI de la toute nouvelle République, la loi se devait d’être
respectée, et même les circonstances atténuantes « n’atténuaient »
pas les peines.
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L’histoire
de Marie Anne ? Quoi de plus banal, en fait !
Native
des Planches, non loin de Louviers, elle avait convolé en justes noces avec
François F, son aîné de douze ans, en avril 1793.
Bien
que tout juste âgée de trente ans, elle était déjà veuve.
François
F n’avait pas eu de chance non plus dans la vie, car ce n’était pas une épouse
que la mort lui avait ravie, mais deux : Marie Magdelaine G, et Marie
Barbe L.
Était-ce ce qui avait rapproché les deux nouveaux époux, sans doute, car tous deux
souhaitaient ainsi réunir leur désarroi dans une vie commune pleine de
félicités. Enfin, ils osaient l’espérer.
Les
enfants ne manquaient pas au foyer. N’y avaient-ils pas ceux de leurs précédentes
alliances, auxquels vinrent s’ajouter ceux que la vie leur apporta ?
A
chaque nouvelle naissance, il suffisait de se serrer un peu plus dans le
logement déjà bien exigu.
Tout
bascula, le jour où François F décéda, un certain jour de brumaire an XI. Il
aurait eu pourtant encore de nombreuses années à vivre, puisqu’il n’avait que
cinquante-quatre ans.
Veuve
pour la seconde fois, Marie Anne dut faire face de son mieux. Mais, peu à peu,
l’argent vint à manquer. Que faire ? Elle ne pouvait pas toujours vivre de
la charité d’autrui.
Les
aînés de la multiple fratrie furent placés dans des fermes demandant une main
d’œuvre à bon marché. Certains autres trouvèrent, pour quelques sous, un emploi
dans les manufactures de Louviers.
Mais
cela ne suffit pas, loin de là !
Certains
jours, la ration de pain de chacun se réduisait à une ou deux bouchées. En mère
aimante, Marie Anne donnait souvent sa part.
Et
puis, il y eut ce jour où ……..
-=-=-=-=-=-=
Dans
la salle d’audience, un « ah ! » de stupéfaction s’éleva, venant
des personnes rassemblées là pour entendre les procès, comme au spectacle.
Chacun ses plaisirs, d’autant plus que lorsqu’il faisait froid dehors, au moins
en ces lieux, il y avait un peu de chauffage !
En
effet, Marie Anne soutenait de ses deux mains le bas de son ventre alourdi par
une grossesse proche de son terme.
Prenant
alors une grande inspiration qui lui demanda un réel effort, la jeune femme dit
dans un souffle :
« Les
enfants avaient faim ! J’avais faim ! »
Puis,
elle ajouta en désignant son ventre :
« Et
il y avait ce petit, là ! »
Inflexible,
le juge rétorqua :
« Avoir
faim ne justifie pas de voler ! Ou alors, où allons-nous ?
Cette
remarque déclencha des huées de protestation du public présent. Ne pouvant
faire taire cette assemblée outrée au plus haut point, la salle fut évacuée par
les forces de l’ordre.
Marie
Anne écopa de deux mois d’incarcération qu’elle devait purger à la prison de
Louviers.
-=-=-=-=-=-=
Lorsque
Marie Anne sentit les premières douleurs de l’enfantement, elle fut dirigée
vers l’hospice de Louviers, dans le faubourg Saint-Jean. Ce fut dans cet
établissement que vit le jour, en pluviôse an XI, une petite Marie Françoise
qui fut déclarée, à la Maison Commune de la ville, par l’économe de l’hospice
et celle qui avait aidé à sa venue au monde.
Etant
donné les circonstances déplorables de la vie de sa maman, le poupon lui fut
retiré et envoyé quelques jours plus tard, à l’Hospice Général de Rouen. Mais
voilà, en raison du grand nombre d’enfants abandonnés ou orphelins, cet
établissement, comme beaucoup d’autres du même genre, était à saturation.
Son
directeur écrivit donc aussitôt au maire de Louviers, lui demandant
expressément de prendre contact avec les parents de l’enfant pour que ceux-ci
reprennent leur progéniture. Il avançait également le fait que la petite fille,
née à Louviers dans l’Eure, ne pouvait prétendre être accueillie en
Seine-Inférieure.
La
« moutarde monta au nez » du maire de Louviers qui, furieux de cette
réponse, prit sa plus belle plume pour rédiger un courrier de réponse,
expliquant la situation de la mère, veuve et emprisonnée et de plus, sans
secours familial.
Il
conclut sa missive en précisant, que puisqu’on le menaçait de renvoyer le bébé,
au frais de la commune car n’étant pas natif de Seine-Inférieure, il se
chargerait, lui, maire de Louviers de lui faire conduire en son établissement,
les quatre ou cinq petits natifs de Caudebec-lès-Elbeuf, que sa commune
hébergeait actuellement et qui, ceux-là, dépendaient bien de la
Seine-Inférieure !
Et
vlan ! Bien envoyé !
-=-=-=-=-=-=
Cette
histoire s’arrête là.
Aucune
indication concernant la petite Marie Françoise F.
A-t-elle
survécu ? Et dans l’affirmatif, qu’est-elle devenue ?
Marie
Anne a-t-elle pu reprendre sa fille ? Rien pour le dire …..
Ce
qui est certain, c’est que Marie Anne veuve deux fois, s’est mariée une
troisième fois en juillet 1816, avec Jacques Noël F, veuf lui aussi. A cette
époque, pour avoir un statut social, il était préférable à une femme
d’être mariée. Un des témoins de ce
moment heureux, fut son fils, André Guillaume D, né de son premier mariage.
Marie
Anne subit un troisième veuvage. Indigente, elle fut accueillie à l’hospice de
Louviers où elle finit ses jours. Ce fut, en ce lieu, qu’elle décéda en mai
1848. Elle était âgée de soixante-dix-huit ans.
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