Lorsque
Françoise Opportune G, épouse de François Antoine L, ressentit les premières
douleurs de l’enfantement, elle était loin du terme de sa grossesse. Pourtant,
à la voir, on aurait pu penser que l’heure était venue, car elle présentait une
ventrée si importante, si encombrante, qu’elle ne pouvait plus, depuis quelque
temps déjà, ni se baisser, ni effectuer les tâches les plus bénignes de son
quotidien. Ce qui ne faisait pas son affaire, en raison de l’ouvrage à effectuer.
La
matrone, prévenue, arriva au plus vite. S’il s’agissait bien d’une naissance
prématurée, l’enfant avait peu de chances de survivre, mais il fallait, au
mieux, préserver la vie de la maman. Un enfant perdu n’était point grave, il y
en aurait bien assez d’autres par la suite !
« Alors,
ma belle ! lança-t-elle à la future mère en entrant dans le logis. C’est
le grand moment ? »
Allongée
sur sa couche, la pauvre Françoise Opportune, le visage écarlate et trempé de
sueur, se tordait de douleur.
« Il
faudrait bien qu’ ça aille vite, à présent ! répondit-elle entre deux
grimaces dues à la souffrance.
-
Il faut laisser la nature achever son
œuvre. Le bébé présentera son nez lorsque l’heure sera arrivée, répondit avec
sagesse la matrone qui en avait vu naître des petits, naître et mourir
d’ailleurs, et c’était ce qu’elle redoutait le plus.
Françoise
Opportune, à cette tirade qui n’admettait aucune réponse, pensa tout de
même :
« C’est
point elle qui a mal ! Moi, j’ veux qu’ ça aille vite ! »
Les
contractions se rapprochèrent de plus en plus. Puis, soudain, la matrone
s’écria :
« Allez,
ma belle, encore un effort ! J’ le vois qui arrive ! »
Quelques
secondes plus tard, elle reçut le nouveau-né, déclarant sans
enthousiasme :
« C’est
un garçon. »
Oui,
un garçon. Un pauvre petit être décharné et d’une constitution si faible qu’il
n’était pas difficile de prédire que ses chances de vie étaient minces.
« Pas
possible que cet enfant soit arrivé à son terme, se dit la matrone en coupant
le cordon et en donnant les premiers
soins au nourrisson qui n’émettait que de faibles petits cris. Mais comment ce
fait-il que la maman soit si grosse ? »
Elle
eut vite réponse à cette question, car Françoise Opportune s’écria :
« j’
crois qu’il en v’int un autr’ ! »
Déposant
le petit garçon dans le berceau placé près de la cheminée où brûlait un bon
feu, la matrone se précipita vers le lit, juste à temps pour accueillir un
nouveau poupon, une fille cette fois, petite, certes, mais plus grosse et
vigoureuse que son frère.
« Et
une fille à présent ! annonça-t-elle, heureuse d’entendre, cette fois, la
nouvelle venue pousser des cris de protestation, affirmant, avec bonheur, sa
belle énergie. Puis, s’adressant à la maman :
« Tu
as bien travaillé. Un garçon et une fille !
-
Comment vont-ils ? s’enquit
Françoise Opportune, un peu d’angoisse dans la voix.
-
Pas bien gros, mais la petite fille va
très bien !
-
Et le garçon ?
-
Le garçon ! s’exclama la matrone,
il aura du mal à pousser. Il lui faudra beaucoup de soins. Mais tu sais …..
La
phrase laissée en suspens n’annonçait rien de bon. Françoise Opportune le
réalisa aussitôt. Lui revint alors en mémoire cette phrase trop souvent
entendue : « Il vaudrait mieux qu’il parte….. »
Le
lundi 18 mars 1754, jour de leur naissance, Antoine et Marie Magdeleine furent
baptisés. Ce jour-là, les prières furent surtout pour ce petit garçon que
chacun pensait voir s’éteindre rapidement.
Si
Marie Magdeleine prit vite du poids et s’éveilla rapidement, Antoine, lui, tout
en s’accrochant à la vie, prospérait beaucoup moins vite.
« Il
prend son temps, pensait la maman. Normal, il était si minuscule à la
naissance ! »
Mais
la différence entre les deux jumeaux s’accrut avec le temps. Antoine marcha et
parla bien plus tard que sa sœur qui voyant les difficultés de son frère le
protégeait. Plus les années passaient, plus l’évidence s’imposa aux yeux de
tous : Guillaume était et resterait « imbécile » comme l’on
disait alors.
Marie
Magdeleine, devenue jeune fille, s’éloigna de ce frère avec lequel elle ne
pouvait plus rien partager. Elle l’aimait, oui, toujours autant, mais elle
devait faire son chemin. Quand elle se maria, en mai 1778, avec Pierre C, elle
laissa au foyer parental, un Antoine désœuvré qui ne comprenait pas pourquoi sa
jumelle, celle qui l’avait toujours défendu, l’abandonnait. Malgré les
explications, il ressentait ce mariage comme un cruel abandon.
Pour
gagner un peu d’argent, Antoine faisait de petites tâches, ici et là. Besognes
répétitives qui avaient, malgré tout, l’avantage de lui rapporter quelques sous
et de le valoriser à ses propres yeux. Il se sentait utile.
Ses
parents, François Antoine et Françoise
Opportune, soucieux de son avenir, lui avaient constitué une rente viagère, sur
les revenus d’un bien immobilier, d’une valeur de cent-cinquante francs,
payable annuellement. Ce qui fait que lorsqu’ils décédèrent à la fin des années
1780, leur fils ne se retrouva pas sans moyen de subsistance.
Antoine,
ne maitrisant pas toujours ses émotions, se montra de plus en plus imprévisible,
surtout lorsqu’il se retrouva seul. Livré à lui-même, il fut arrêté plusieurs
fois pour vagabondage. Afin d’éviter cette errance, il fut accueilli à
l’hospice de Louviers, moyennant le versement de sa rente de cent-cinquante
francs pour frais d’hébergement. Mais là non plus, tout ne fut pas facile. Un
jour, il s’en prit, pour des broutilles, à un autre pensionnaire, le molestant
à tel point qu’il fut condamné, par le Tribunal Correctionnel, à deux mois de
détention qu’il effectua à la prison de Louviers.
Libéré,
il ne voulut pas réintégrer l’hospice. Il partit à l’aventure, mendiant sur les
chemins. La maréchaussée mit quelques mois avant de l’arrêter et le reconduire
à l’hospice de Louviers.
« Pas
méchant pour deux sous, disait-on de lui, mais lorsqu’il se met en colère, il
ne maîtrise pas sa force ! »
En
vieillissant Antoine L se calma un peu, acceptant cette semi-liberté à
l’hospice. N’y avait-il pas le parc et les jardins dans lesquels il
trouvait quelques petits travaux de jardinage à effectuer ?
Sa
sœur était venue le voir régulièrement au début, puis ses visites s’espacèrent.
Ainsi allait la vie !
Antoine
L décéda donc seul, en mai 1822. Il avait soixante-huit ans[1].
Si
la vie lui avait joué un mauvais tour le jour de sa naissance, il avait eu, au
moins, cette chance d’avoir des parents aimants et prévoyants.
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