Lorsqu’elle
ouvrit la porte, Marie Anne C, ne dit pas un mot, n’afficha aucune émotion.
Elle s’effaça, tout simplement, pour laisser entrer cet homme, Jean Pierre F,
qu’elle avait pourtant eu des difficultés à reconnaitre, tant il avait changé.
Jean
Pierre pénétra dans la pièce pauvrement meublée et uniquement éclairée par les
flammes de l’âtre.
Toujours
silencieux, il alla se placer devant le feu pour se réchauffer. La route avait
été longue, dans la froidure de l’hiver, les étapes nombreuses faites d’un
simple bol de soupe et d’un morceau de pain et d’un repos nocturne souvent sur
un peu de paille dans une grange, quand ce n’état pas dans un fourré sur le
bord du chemin, pour se protéger de la morsure des rafales d’un vent glacial.
Il attendait, là, profitant de la chaleur bienfaisante, un geste, une parole
qui lui aurait fait penser qu’il était le bienvenu. Mais rien !
Marie
Anne le regardait, un peu à la dérobée, essayant de retrouver une expression
familière dans son attitude, lui rappelant celui qui était parti dix années
auparavant.
Les
épaules plus basses, le dos légèrement voûté attestaient du passage des ans.
Les bras à la forte musculature due aux multiples charges portées lorsqu’il
était scieur de long. N’était-ce pas ce qui l’avait attirée chez lui, cette
force incroyable qui lui faisait déplacer des troncs d’arbre avec une aisance
surnaturelle.
Il
avait vieilli, semblait épuisé. Son visage, amaigri, accentuait la longueur de
celui-ci où apparaissait encore plus volumineux un nez déjà très fort. Sa
chevelure ébouriffée et sa barbe de plusieurs jours étaient, à présent,
grisonnantes.
L’homme,
immobile, sentait sur lui le regard scrutateur de Marie Anne. Il acceptait cet examen
comme une approche, une nouvelle découverte. Son absence n’avait-elle pas été
une cassure ? Et quelle cassure ?
Puis,
Jean Pierre perçut des bruits de vaisselle, le claquement du couvercle du
coffre où était rangé le pain. Il sentit une main se poser sur son bras,
l’invitant à prendre place à table pour se restaurer. Ce n’était pas un festin,
plutôt une collation faite de pain, de fromage, arrosée d’un verre de vin, mais
dans la chaleur de son foyer retrouvé, elle représentait le pardon et
l’acceptation de son retour.
Marie
Anne, debout près du foyer, ne participait que du regard à ce frugal repas,
habituée, comme toutes les épouses et mères à ne pas s’asseoir à table, mais à
servir.
Jean
Pierre savourait cet instant, ne mangeant pas plus que nécessaire malgré la
faim qui le tenaillait. Il rassembla les miettes de pain éparses sur la table
dans le creux de sa main, puis les lança dans sa bouche grande ouverte. Dans
ces temps de misère, il n’était pas concevable de gâcher, surtout que ce pain
avait, pour lui, en ce jour, un goût de brioche.
Alors,
Jean Pierre se leva et fit face à Marie Anne.
C’était
la première fois qu’il l’observait depuis son retour. Sa silhouette s’était
alourdie, mais son visage n’avait pas changé. Peut-être une ou deux rides, au
coin des lèvres et sur le front. Non, son visage était le même. Il reflétait la
paix et la bonté et les yeux qui le regardaient n’avaient aucune nuance de
reproches.
Il
esquissa un timide sourire. Il aurait voulu lui parler, la remercier, mais les
mots ne vinrent pas. Les dix années qu’il venait de vivre ne lui avaient pas
appris à s’exprimer, au contraire. Pendant ce temps, pour survivre, il avait
fait profil bas et gardé le silence. Et puis, ce n’était pas dans sa nature ses
fadaises, ces étalages de sentiments.
Face
à lui, Marie Anne ne vit que ce regard bleu dont la couleur, lui sembla-t-il,
avait pâli. Elle perçut le faible sourire comme un remerciement, mais ne lui
répondit pas. Elle non plus ne s’était jamais épanchée. Montrer ses sentiments
n’était-il pas faiblesse et dans la vie, il fallait être fort. Elle pouvait
l’attester, elle qui avait dû faire face pendant ces dix années. Elle avait
travaillé, ah ça oui ! Elle n’avait pas écouté le qu’en-dira-t-on, non
plus. Elle s’était murée dans le silence, avait fermé les oreilles aux
méchancetés, n’effectuant sa besogne que dans le seul but de gagner de quoi
subsister. Peu importait ce que pensaient les autres, et aujourd’hui que son
homme était revenu, elle ferait de même, quoiqu’on dise !
N’avait-il
pas payé sa faute par dix années de bagne à Brest ?
Ne
s’était-il pas repenti de ce méfait qui n’avait été qu’un moment d’égarement
face aux difficultés de la vie ?
Et
puis, il n’avait tué personne !
Alors,
Marie Anne, soutenant toujours le regard bleu de son époux, ouvrit les bras.
Jean
Pierre n’attendait qu’un geste, celui-là ! Timidement, il s’approcha,
comme un jeune amoureux aux premiers émois, et enlaça celle qui par ce geste
venait de lui signifier qu’elle souhaitait reprendre, avec lui, une vie commune[1].
[1]
Jean Pierre F et Marie Anne C s’étaient mariés le 11 octobre 1822, alors qu’ils
avaient tous deux passé la quarantaine. Quatre ans plus tard, en 1826, Jean
Pierre F se voyait condamné à dix ans de bagne qu’il purgea à Brest, pour
« vol d’argent dans une maison habitée, avec effraction ». Il fut
libéré fin décembre 1835. Ils finirent tous deux leur vie à Louviers, Jean
Pierre le 14 mars 1853, à son domicile dans le quartier de la Villette à
Louviers et Marie Anne, le 8 mai 1860, chez Rose Marguerite Bethencourt, veuve
Langlois, 14 rue des oiseaux à Louviers.
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