Alité
depuis plusieurs jours, le médecin n’avait laissé aucun espoir.
« Il
est usé votre père. Il n’en a plus pour longtemps. »
Devant
la fin toute proche de leur père, les enfants s’étaient précipités à son chevet
afin de le veiller à tour de rôle.
Allongé
sur sa couche, les yeux clos, Jacques G respirait avec difficultés. Il savait
sa fin proche et l’acceptait, car c’était ainsi. A soixante-quatorze ans, il
sentait s’amenuiser ses forces depuis quelque temps et surtout, ne souhaitait
pas devenir une charge pour les siens.
Et
puis, n’allait-il pas retrouver sa Geneviève ? Cela faisait combien de
temps qu’elle avait quitté ce monde ? Vingt ans ? Plus, sûrement,
mais sa mémoire lui faisait défaut, tout à coup. Et puis, compter toutes ces
années sans elle était une épreuve. Et après tout, cela n’avait vraiment plus
d’importance.
Jean
Baptiste, son fils, s’approcha de lui, le contempla quelques instants, puis
sortir de la pièce. La même question
l’attendait :
« I’
va comment l’ père ?
-
I’ repose. Il est calme.
-
Il a besoin de qu’qu’chose ?
-
J’ crois pas, non !
-
Faudrait p’t’ êt’ aller chercher le
curé ?
-
Tu veux donc le faire mourir ?
-
Bah ! c‘est une idée, comme ça. I’
vaudrait mieux, non ?
-
Tu sais qu’ les curés, il aime pas trop.
Le
silence se fit, pesant, tout à coup. Faire venir le prêtre, ce serait préférable,
en effet.
-=-=-=-=-=-=-
Le
curé d’Andé, ayant appris qu’un de ses paroissiens était proche du trépas,
n’attendit pas d’être appelé. Il arriva sans prévenir, un enfant de chœur sur
les talons, au domicile de Jacques G, vers neuf heures du matin, alors que
dehors voletaient des flocons de neige.
Tout
le long du chemin, il s’était dit qu’il aurait fallu faire creuser la fosse
dans le cimetière, avant que le gel ne durcisse la terre.
Lorsque
la porte de la ferme s’ouvrit, le prêtre s’engouffra dans la pièce, s’exclamant :
« Quel
temps ! »
Puis,
il demanda des nouvelles du vieillard et proposa de s’entretenir avec lui.
« C’est
qu’ nous savons pas !
-
Alors, allez lui demander, et
rassurez-vous, ce ne sera pas une confession,
non, simplement une conversation entre vieux amis ou vieux ennemis,
comme il lui plaira.
Julie,
la fille de Jacques G, entra dans la petite pièce attenante à la cuisine où
reposait son père. Elle revint presque aussitôt.
« Il
accepte, mais i’ veut pas entendre parler d’ religion, ni voir vot’ enfant d’
chœur, et encore moins vot’ attirail. »
Ce
ne fut donc pas en « homme de Dieu » que le curé alla s’entretenir
avec le moribond. Julie avait approché une chaise près du lit et le curé s’y
installa en silence, attendant d’être seul avec le vieil homme.
Il
regarda, en silence, le visage creusé, les cernes noirâtres et le teint cireux
de jacques. Celui-ci sentant une présence, ouvrit les yeux et tourna légèrement
la tête.
« Ah, l’ curé, c’est vous !
-
Oui, Jacques, je suis venu voir comment
vous allez.
-
Eh bé ! Comme vous l’ voyez, c’est
la fin et m’ dites pas que j’vais m’en r’mettre ! Ce s’rait mensonge et
dans vot’ métier, c’est péché !
Le
prêtre sourit.
« Même
au bord de la mort, Jacques, vous ne pouvez vous empêcher de m’attaquer.
-
J’crois mêm’ que j’ vais vous manquer.
Le
prêtre acquiesça d’un mouvement de tête.
« Sûrement
que vous allez me manquer !
-
Pourtant, j’ vous en ai fait voir,
hein ? Vous vous souv‘nez ?
-
Je pense que je ne pourrais jamais
oublier, non !
-
Bah, vous savez quoi, l’ curé ?
J’en ai aucun regret et si c’était à r’faire… Oh que oui !!
Les
deux hommes éclatèrent de rire à l’évocation de ces évènements passés. Mais le
vieillard manqua de souffle, se mit à tousser et expira dans un hoquet.
Dans
la cuisine, les membres de la famille, réunis, entendirent les rires, et se regardèrent,
intrigués.
« C’est
y qu’ le père perd la raison ?
-
Dans c’ cas, alors, il est point l’
seul. Not’ curé aussi !
Le
curé bénit le corps, se recueillit quelques instants et alla annoncer la
mauvaise nouvelle.
« Votre
père repose en paix[1].
-
Mais pourquoi tous ses éclats de
rire ?
-
Mes enfants, répondit le prêtre d’un ton
paternel, nous nous remémorions certains agissements de votre père, survenus
après le décès de votre mère.
Mais
de quoi voulait parler monsieur le curé ?
-=-=-=-=-=-=-
Jacques
G n’avait eu, dans sa vie, qu’un seul et unique amour, son épouse, Geneviève G.
Lorsque
celle-ci décéda, le 16 pluviose an VII de la République, il se retrouva
désemparé. Chaque matin, en allant travailler sur ses terres, comme chaque soir
en revenant, il passait au cimetière, non pour se recueillir ou prier, non,
mais pour parler à la défunte. Il avait toujours quelque chose à lui raconter.
La
solitude lui pesait et il se réfugiait, malheureusement, bien trop souvent dans
l’alcool.
Un
verre, puis un autre, ça lui faisait oublier son malheur.
Pas
méchant le Jacques quand il avait un verre dans le nez, non, plutôt plaisantin,
d’ailleurs.
Ce
matin-là, le curé devant le cimetière se grattait la tête, incrédule.
La
porte du cimetière avait disparu.
Quel
malotru avait bien pu commettre un tel
méfait ?
Des
recherches furent entreprises. Le vol n’était pas bien grand, certes, mais tout
de même, s’attaquer ainsi au « jardin des morts » n’était-ce pas
profanation ?
Le
voleur fut rapidement démasqué. Il s’agissait, mais vous l’aviez deviné, de
Jacques G, bien sûr.
Pour
se justifier, il affirma à la maréchaussée, qu’en état d’ébriété, il s’était
dit qu’il n’était pas bon d’enfermer de la sorte les défunts. Et puis, si sa
femme voulait revenir, elle ne pourrait pas sortir du cimetière.
Le
8 août 1810, Jacques G fut présenté devant les juges du tribunal de Louviers.
Un
peu intimidé, il fanfaronnait un peu moins, mais à la question :
« Mais
pourquoi voler la porte d’un cimetière ?
-
Bah, m’sieur l’juge, avait-il répondu, ça
n’était pas ben malin, j’vous l’accorde, mais j’avais point ma raison, vu qu’
j’étais plein comme une barrique. Alors, ben sût que j’ regrett’ surtout qu’ la
Geneviève, j’ savais ben qu’elle pouvait point r’venir !
Jacques
G fut incarcéré à la prison de Louviers, juste quelques jours, car un vol était
un délit qui se devait être sanctionné.
Il
comprit la leçon, aussi n’abusa-t-il plus de la bouteille plus que de raison.
Mais,
le repentir exprimé devant le juge était bien feint, uniquement pour éviter une
trop lourde peine.
La
preuve ?
Juste
avant sa mort, il en riait encore.
Monsieur
le curé qui n’était pas venu pour une confession, lui donna tout de même, de
grand cœur, l’absolution avec dans le regard
une lueur de malice, pensant : « Jacques, j’espère que l’entrée du
paradis ne possède pas de porte pour que tu y accède facilement, car tu étais un brave homme. Tu nous
manqueras ![2] »
[1] Jacques
G décéda le 14 février 1823.
[2] Jacques
G a réellement était condamné pour le vol de la porte du cimetière d’Andé, le
14 août 1810.
J’ai construit cette nouvelle uniquement sur cette
condamnation (une dizaine de lignes dans un registre). Une porte de cimetière
dérobée et me voilà à la recherche du voleur, ou plutôt du plaisantin auteur de
cet acte, et puis l’imagination fit le reste : une épouse décédée
prématurément, un mari inconsolable, quelques verres de trop ….. Tous les
ingrédients étaient réunis pour écrire une fable humoristique sûrement bien
loin de la vérité. Je vous demande bien pardon d’avoir pris autant de légèreté
avec la vie de cet homme qui, de son « paradis », je l’espère, ne
s’en offusque pas de mon délire épistolaire.
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