Le
vent glacial lui fouettait le visage. Immobile, il contemplait les vagues
prendre naissance au loin et venir mourir sur les rochers de la grève. L’odeur
des algues lui arrivait plus forte à chaque bourrasque venteuse. A ce moment
précis, il inspirait profondément, avec délectation.
Il
aimait l’océan. Cet océan toujours en mouvements, très souvent coléreux et
parfois dévastateur lorsque ses flots écumeux envahissaient les rues de Brest.
Pourtant,
lui, il n’était pas de ce pays-là. Il n’était pas de cette terre du bout du
monde, donnant sur cette étendue d’eau, si imposante, qu’il fallait des mois
pour atteindre, bien au-delà, une autre terre.
Non,
il n’était pas de là, lui !
Mais
après y avoir séjourné, bien malgré lui, pendant des années, il savait qu’il
n’y avait que là qu’il serait bien.
Boniface
T remonta son col. Il frissonnait. Mais il ne pouvait détourner son regard des
flots tumultueux. Il souhaitait savourer ces instants de retrouvailles avec
l’océan. Il se sentait, enfin, apaisé.
Derrière
lui, se dressait le bagne, l’imposante bâtisse avec son pavillon central et ses
deux ailes latérales terminées par un petit bâtiment. Il aurait pu en décrire
les moindres recoins. Oui, les moindres !
Oh,
bien sûr, il n’était pas fier de cette période de sa vie. De ses fautes qui
l’avaient conduit en ce lieu. Il en était d’ailleurs marqué au fer rouge et
même aujourd‘hui, en ce lieu, il désirait vivre sans reproche, mais il savait
que pour les autres, il ne serait toujours qu’un bagnard, un banni.
Des
images lui revenaient à l’esprit, par bribes. Il se sentit submergé par ses
souvenirs, mais n’eut pas la force de les refouler. Si il voulait prendre un
nouveau départ, il ne devait pas renier le passé, mais vivre avec lui.
-=-=-=-=-=-
L’évènement le plus poignant était le décès de
sa mère, un jour de printemps[1],
alors qu’il n’avait que huit ans. Il ressentit l’absence maternelle comme un
abandon. Il chercha soutien, non auprès de son père, trop occupé à gagner de
quoi faire vivre la famille, mais auprès de Jean Baptiste, son aîné de douze
ans. Mais, ce dernier ne put remplacer celle qui était tout pour lui.
Alors,
livré à lui-même, désœuvré, il occupa ses journées en chapardages, ici et là.
Pas par méchanceté, non, pour occuper le temps, combler les vides.
« Mauvais
sujet !» fut le qualificatif par lequel on le désignait. A chaque plainte
des voisins, ses premières victimes, le père le corrigeait fermement et les
coups pleuvaient.
Boniface
T[2]
n’attirait l’attention de son père que dans ces cas-là. Alors, pour avoir
quelque importance à ses yeux, il multiplia les larcins, se donnant des challenges
de plus en plus importants. Puis, ce fut le vol de trop, la plainte qui fit
basculer sa vie, sa descente aux enfers.
La
condamnation suivit, avec la mise au pilori, puis le marquage au fer rouge de
ce « T [3]»
ancré dans sa chair. Il en sentait encore la douleur et l’odeur de chair
grillée.
Il
fut ensuite enchainé avec d’autres condamnés pour se rendre, à pied, vers leur
lieu de détention. Cette chaîne
s’allongeait de nouveaux arrivants à chaque escale. Sur le chemin, ils
recevaient des populations injures et jets de pierres.
Coups
de fouet ou de bâton, assénés par les gardiens, tombaient sur les épaules,
quand l’allure ralentissait. Certains, à bout de forces, tombaient. D’autres mouraient
d’épuisement ou sous les mauvais traitements. Ils étaient abandonnés dans la
ville la plus proche et jetés dans une fosse commune.
La
« complainte des galériens[4] »
rythmait les pas. Pourtant, qui pouvait se vanter d’avoir envie de chanter si
ce n’était les fortes têtes, les rebelles, ceux qui, même sous les coups, ne baissaient
jamais le regard, préférant la mort à la soumission, ceux qui avaient pris
« perpétuité » et qui n’avaient plus rien à perdre.
Boniface
T ressentit une forte humiliation au souvenir de son arrivée au bagne de Brest
où il allait être incarcéré de nombreuses années. Il fut dévêtu et comme pour
bien marquer la coupure radicale entre la vie d’avant et celle qui l’attendait,
ses vêtements furent brûlés[5].
Nu, comme au jour de sa naissance, sous les quolibets des garde-chiourmes, il
fut lavé et ses cheveux furent rasés. Il reçut les vêtements réservés à son
nouveau statut, ceux qui le démarqueraient jusqu’à sa sortie, dont un bonnet de
couleur rouge. Certains furent coiffés d’un bonnet de couleur verte. Il apprit,
plus tard, la raison des couleurs. Les bonnets rouges désignaient les hommes
devant effectuer des peines dont la durée était connue, les bonnets verts, ceux
qui ne devaient quitter l’endroit que « les pieds devant[6] ».
Le
fracas des assauts de l’océan sur les rochers ! Comme il l’avait maudit
les premiers temps de son emprisonnement. Il venait s’ajouter, la nuit, au
bruit des anneaux de fer de la chaîne qui les retenait, lui et ses compagnons,
couchés côte à côte sur le même banc[7],
aux ronflements des dormeurs, aux cris de ceux-ci pendant leur sommeil et aux
pas martelés des argousins qui
effectuaient une ronde incessante de surveillance dans le couloir longeant la
salle.
Puis,
peu à peu, chaque soir au coup de sifflet de vingt heures, ordonnant aux hommes
de dormir, Boniface T, les yeux clos, ne trouvait le sommeil qu’en fixant son
attention sur les bruits provenant de la mer, faisant ainsi abstraction de ceux
plus proches de lui. Son esprit voguait ainsi vers des espaces infinis, vers la
liberté.
Un
cri le sortit de ses pensées, un cri anodin, mais qui en firent rejaillirent
d’autres, poignants, angoissants.
Les
hurlements de révoltes de certains de ses codétenus qui, épuisés, n’avaient
plus que ce moyen d’expression pour prouver qu’ils étaient encore des êtres
vivants et qui ne recevaient en réponses que les coups des garde-chiourmes qui
s’en donnaient à cœur joie.
Les
coups qui endurcissaient le caractère et forgeaient des insoumis qui après des
années de ce traitement, n’arriveraient jamais, après leur libération, à
s’insérer dans cette société qui toujours, les rejetterait.
Le
hurlement d’un gamin de tout juste treize ans, enchainé lui aussi sur le banc et
qui un matin au moment du réveil s’était retrouvé contre son compagnon, les
yeux ouverts et vitreux, la bouche grande ouvert, mort pendant son sommeil.
Les
cris de douleur de ceux soumis à la bastonnade[8] et
qui après un pareil traitement était conduits, à demi inconscients vers
l’hôpital du bagne, crachant le sang. Certains en réchappaient, par miracle,
mais la plupart succombaient dans les jours, voire les heures suivant cette
torture.
Les
cris aussi de ceux, accidentés gravement, lors des travaux quotidiens.
La
plupart travaillaient dans l’Arsenal de Brest. C’était là leur première
affectation, pour ce que l’on appelait « la grande fatigue[9] »,
les travaux les plus durs : construction de navires.
Mais,
il fallait mériter le droit de participer aux travaux de « la petite
fatigue » par une conduite exemplaire.
Il
y avait ceux qui tentaient de s’évader[10],
mais peu y parvenaient. L’absence d’un bagnard déclenchait aussitôt la mise à
feu de trois coups de canon, avertissant la population qui, prévenue, armée de
fourches, partaient à la recherche de l’homme, sachant qu’une prime, pouvant
aller jusqu‘à cent francs, serait accordée.
Il
en avait vu de ses congénères qui, repris, subissaient des représailles à faire
frémir. Leur peine se voyait prolongée de vingt-quatre ans[11].
Et
puis, ceux qui, après récidives d’indiscipline et de révoltes, sous le regard
de tous, dans la cour de l’établissement pénitentiaire, subissaient la peine
capitale. Boniface T en frissonnait encore d’horreur.
Boniface
T se retourna et regarda le bâtiment imposant du bagne. La porte d’entrée était
grande ouverte, comme chaque jour. Libre accès aux visiteurs quels qu’ils soient,
habitants de la ville ou voyageurs curieux, venus, là, pour acheter la production
artisanale des détenus, mise en vente dans les divers petits baraquements
disposés autour de la cour intérieure. Mais la plupart des visiteurs venaient
en famille, comme à la promenade, pour montrer à leurs enfants, l’exemple à ne
pas suivre.
« Si
tu n’es pas sage, tu finiras au bagne ! » devait être la formule la
plus employée.
Quand
Boniface T quitta l’endroit à la fin de sa peine, sa feuille de route lui
imposait Louviers comme lieu de résidence.
Quand
il arriva dans cette ville, il eut bien du mal à trouver logement et travail,
aussi il demanda, début août 1818, au commissaire de police de Louviers que lui
soit accordé le droit de résider à la Haye Malherbe chez son frère, Jean
Baptiste, qui acceptait de le recevoir.
Mais
dans le foyer de son frère, il s’aperçut très vite qu’il n’avait pas sa place.
Il aidait, bien évidemment, mais Jean Baptiste, couvreur de chaume, avait été
contraint d’arrêter cette activité en raison d’un arrêté municipal interdisant
les couvertures de chaume sur les demeures, pour limiter les risques
d’incendie.
Alors,
Boniface T se sentit une charge. Et puis, le bruit de la mer lui manquait. Ce
bruit qui l’avait longtemps empêché de trouver le sommeil, lui était devenu
indispensable à son endormissement. Le bruit de la mer, le cri des mouettes,
l’odeur des algues ! Non, il ne pourrait plus jamais vivre en Normandie.
Alors,
il demanda l’autorisation de repartir à Brest.
Pendant
treize années, à Brest, Boniface déchargea les navires accostant dans le port.
Il gagnait ainsi de quoi se loger chichement, certes, mais il avait un toit
au-dessus de la tête et si, toutefois, l’envie lui prenait de dormir à la belle
étoile, il avait toute la grève pour lui et un ciel de lit incomparable.
L’ambiance
lui convenait. Il avait, comme au bagne, des compagnons de
« galères » débardant, comme lui, de lourdes charges. Il fréquentait,
avec eux, devenus le soir, compagnons de misère, les beuglants louches des
ruelles du port et les filles, pas compliquées, qui pour quelques sous
acceptaient de donner un semblant de sentiments.
Pouvait-il,
lui l’ancien bagnard, prétendre à autre chose ?
En
avril 1833, Boniface T, dont l’état de santé s’était dégradé, fut admis à
l’hôpital de Brest.
Avant
de mourir, il demanda à la sœur hospitalière d’ouvrir grand la fenêtre à côté
de son lit, pour entendre, une dernière fois, l’océan abattre ses vagues sur
les rochers.
Il
avait quarante-deux ans.
[1] Marie
Julie L, sa mère est décédée le 27 germinal an 8. Elle n’avait que
quarante-quatre ans.
[2]
Naissance à la Haye Malherbe début juin 1791, fils de Jean Baptiste T et de
Marie Julie L.
[3]
« T » : travaux forcés pour les peines ayant une durée
déterminée lors du jugement.
[4] La chaîne, c'est la grêle; Mais c'est égal, ç'a n'fait pas de mal. Nos habits sont écarlates, Nous portons au
lieu d'chapeaux , Des bonnets et point d'cravate……..
[5]
Ils l’étaient surtout pour éviter maladies et vermines.
[6]
Expression datant du début de 1600.
[7]
Le banc, appelé aussi taulard, était le lit constitué d’une planche sur
laquelle les forçats dormaient,
recouvert d’une simple couverture individuelle, remise le jour de leur arrivée.
Jusqu’à Vingt forçats sur le même banc.
[8]
Tenu par d’autres bagnards, torse nu, le supplicié était frappé, sur le dos,
par une corde noueuse, enduite de goudron.
[9]
La grande fatigue : taille de pierre et sciage de long. Ouvrage effectué
par les bagnards de Brest : la percée de la colline de Nantes à Brest. La
petite fatigue : fabrication des toiles pour les voiles des navires et
divers objets d’artisanat.
[10]
Eugène François Vidocq s’évada du bagne de Brest en février 1798. Repris, il fut dirigé vers le bagne de Toulon d’où il
s’évada également en mars 1800. En 1811, il fut nommé à la tête de la Sureté de
Paris.
[11]
Peine supplémentaire sous le Premier Empire.
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