Une pluie torrentielle s’abattait depuis deux jours sur la
région. Elle dévalait, en flux rapide, les ravines jusqu’à la ville, inondait
tout, pénétrait le moindre espace. Un temps de Normandie qui procurait cette
végétation si verdoyante, ces fleurs si odorantes, mais qui donnait aux hommes
toutes ces douleurs articulaires qui gênaient fortement tout mouvement. Mais, là, ce n’était plus ce
crachin bienfaisant, c’était le déluge !
A couvert sous un épais buisson, deux hommes, trempés comme
une soupe, dégoulinant, grelottaient. C’était la pleine journée et ils devaient
attendre, dans ce repère de fortune, que la nuit se soit installée pour enfin
sortir.
Ils étaient transis, mais surtout, la faim les tenaillait.
Par intermittence, leur estomac émettait des grognements de révolte.
Tous deux gardaient le silence, la tête enfoncée dans les
épaules, le col relevé, afin d’empêcher l’eau de ruisseler dans leur dos.
« Moi, j’y r’tourne ! » lança l’un d’eux en
se relevant à demi.
L’autre le rattrapa par la manche de sa veste et l’obligea à
se rasseoir près de lui.
« Fait pas le mariole, reste là ! Moi, j’ te dis
qu’on va y arriver et qu’on s’ra pas r’pris.
-
Penses-tu ! Et si on est r’pris, on risque
le bagne !
-
I’ sont pas assez malins pour ça, dans ma
maréchaussée !
-
J’ veux pas fuir toute ma vie ! Surtout
qu’on va bientôt être libérés !
Le silence se fit de nouveau. L’un et l’autre semblaient
méditer. Au dessus d’eux, la pluie tambourinait sur les feuilles ployées par le
trop plein d’eau.
« C’est-i quand qu’ ça va s’arrêter ? »
-=-=-=-=-=-
Pierre Cyrille B et Nicolas R se connaissaient depuis
l’enfance, leur famille vivant l’une près de l’autre dans le même quartier.
D’autre part, le grand-père de Pierre Cyrille ainsi que le père de Nicolas, tous
deux siamoisiers, travaillaient dans le même atelier.
Nicolas, petit dernier d’une nombreuse fratrie, avait vu le jour en l’an 4 de la République,
dans un foyer sans histoire. Pierre Cyrille, lui, enfant naturel de Marguerite
B, n’avait pas été rejeté par les parents de sa mère. L’autorité d’un père, il
l’avait trouvée auprès de François B, son grand-père.
Cela ne l’avait pas empêché de grandir. Peut-être avait-il
ressenti un peu de jalousie lorsque sa mère se maria en 1803, alors qu’il avait
tout juste cinq ans. Juste un peu. Et puis, ce sentiment s’était estompé.
Pierre Cyrille et Nicolas avaient donc partagé les mêmes
jeux et surtout, multiplié les bêtises. Des bêtises d’enfants sans grande
importance, comme en faisaient tant d’autres, jusqu’au jour où les petits
chapardages anodins, devinrent des vols organisés avec minutie.
Les corrections paternelles ne changèrent rien à l’affaire,
car leurs repentis étaient de courtes durées.
-=-=-=-=-=-=-
Quand, la police vint les arrêter fin octobre 1817, ils ne
montrèrent aucune résistance. A quoi bon ! Ni l’un ni l’autre n’essaya de
se justifier en rejetant la faute sur son ami. Soudés comme aux jours de leur
enfance. Il n’aurait plus manqué qu’ils n’affrontent pas leurs responsabilités.
Et puis, un ami, c’est un ami, en toutes circonstances.
Devant le juge, ils avouèrent leurs méfaits. Pourquoi nier
l’évidence. Alors, la sentence du tribunal
de police correctionnel les condamna, après jugement, tous deux à un an
d’emprisonnement. Ils furent donc écroués à la prison de Louviers, le 27
novembre 1817.
Cette incarcération, bien que les privant de liberté, ne les
gêna pas les premiers mois. L’hiver approchait et dehors le temps était gris.
Oui, mais au printemps, ils eurent des fourmis dans les jambes. Courir les bois
leur manquait. Puis ce fut l’été, avec son soleil radieux, alors qu’ils se
trouvaient, dans une geôle humide et malodorante où le soleil ne pénétrait jamais.
Alors, ils échangèrent de longs moments, la nuit, lorsque
leurs codétenus dormaient. A l’approche du gardien, effectuant sa ronde, ils
feignaient le sommeil.
Très vite, ils mirent au point une procédure d’évasion. Et
ils réussirent leur coup, le 18 août 1818.
« Salut la compagnie ! »
Dehors, toujours sur le qui-vive, ils se dirigèrent vers la
Porte du Neubourg, et s’enfoncèrent dans la forêt, espérant y trouver refuge le
jour et poursuivre leur marche la nuit. Cela semblait, en effet, très facile,
trop facile, mais le temps se détraqua et les nuages déversèrent des trombes
d’eau à n’en plus finir.
La faim ! Ils n’avaient pas pensé que trouver de la
nourriture serait aussi compliqué. Le gibier, il fallait le débusquer et surtout
le faire cuire. En fuite, le moindre feu pouvait alerter les populations, les
faisant repérer rapidement. D’ailleurs, comment faire du feu alors que tout
était détrempé.
Ils réalisaient à présent que leur entreprise n’était plus
une farce d’enfant, que leur vie se jouait à cet instant.
« J’ai faim, moi ! lança Cyrille B, en se
redressant d’un bond. Au moins en prison, on a de quoi manger ! »
Sans autre commentaire, il prit le chemin de Louviers.
« Hé m’ laisse point seul ! » s’écria Pierre
Cyrille B.
Il se tut soudain de peur que ses cris soient entendus. Il
s’enfonça à nouveau dans son abri de verdure, indécis, entre l’envie de ne pas
abandonner son ami de toujours et le refus d’être réincarcéré.
Nicolas n’eut pas le temps de se rendre au commissariat. Il
fut appréhendé à la Porte du Neubourg, par deux gendarmes qui patrouillaient.
Quant à Pierre Cyrille, après une nuit de réflexion, il
s’était rendu à l’évidence qu’une vie à se cacher sans cesse, avec la peur au
ventre d’être arrêté à n’importe quel moment, n’était pas une existence
enviable.
Alors, le lendemain matin, il se livra aux forces de
l’ordre.
Quand les deux amis se retrouvèrent dans la geôle de la
prison, ils tombèrent dans les bras l’un de l’autre, heureux d’être réunis. Ah
c’est deux là ! Arriveront-ils un jour à « grandir » et sortir
du monde de leur enfance[1] ?
Leur évasion causa quelques dommages dans le plancher de la
prison dont la réparation fut évaluée,
par l’architecte de la ville, au montant
de huit francs cinquante.
Se posa alors la question : Qui allait payer la
facture ? Les deux fugitifs repris ? Leur famille ?
Gageons que les familles mirent la main à la poche, imposant
toutefois à leurs garnements de fils, tout de même âgés de vingt ans, de
rembourser en travaillant. C’était le moins qu’ils pouvaient faire !
Mais cela fera,
peut-être, l’objet d’un autre récit.
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