« C’est
où qu’elle est ? J’ savais bin qu’elle nous f’rait des
ennuis ! »
André
Paul Morisse s’était, tout de même, résigné à venir à la maison commune. Il en
avait parcouru, avant, des distances à
pieds, cherchant dans les villages environnants d’abord, puis de plus en plus
loin, en fonction des informations recueillies parmi les diverses personnes
rencontrées.
Mais,
rien ! Pas trace de
Elisabeth !
« C’est
où qu’elle est ? J’ai point qu’ ça à faire qu’ lui courir après ! »
Devant
le maire, le pauvre homme semblait complètement désemparé, à bout de nerf, prêt
à baisser les bras.
Le
maire lui laissa le temps de se reprendre, avant de poser les questions
permettant d’éclaircir cette affaire de disparition ou de fugue.
« De
quelle jeune fille s’agit-il ? questionna le maire.
-
De Elisabeth Morisse, ma nièce.
-
Votre nièce ?
-
Bah oui ! la fille de mon frère,
.......
-
Et quel âge a-t-elle ?
-
Ça c’est bin simple. Vingt-deux ans pis
six mois.
-
Quand est-elle partie ?
-
Ça fait bin..... J’sais t’y moi !
P’t-êt’ six s’maines !
André
Paul Morisse se grattait le sommet du crâne, en proie à une grande réflexion et
à un calcul complexe.
-
Quelle date exactement ? insista la
maire.
-
Bin !......
Nouveau
grattage de crâne, plus soutenu celui-là, montrant l’intensité plus importante
de la réflexion, avant que André Paul Morisse lançât d’une voix indiquant son
impuissance à trouver une réponse précise :
« Est-ce
que j’sais moi ! Tout a changé à c’t heure, que j’sais plus quand on est
et qu’ j’en ai la tête toute à l’envers ! Bientôt, on chang’ra même les
heures, si ça s’ trouve !
-
Bon ! lança le maire qui voyait
bien qu’il n’arriverait à rien, concernant les dates. On est le 20 brumaire an
VIII[1],
donc on peut dire le 4 vendémiaire an VIII[2] ?
-
Si ça vous chante, on peut dire
ça ! Moi, c’ que veut c’est savoir où qu’elle est !
-
Elle était vêtue comment ?
-
Bah, j’sais point moi ! C’est qu’
j’ l’ai point vue partir, du fait qu’ j’étais point encore l’vé !
-
Vous vous levez à quelle heure ?
-
Bah, c’est qu’ ça dépend. Quand l’coq y
chante !
-
Et il chante vers quelle heure, votre
coq ?
-
Quand l’ jour y vient !
Cela
s’annonçait bien compliqué, et il fallait trouver une solution pour résoudre ce
petit détail, alors le maire trancha :
« Vers
les six heures trente ?
-
Si ça vous chante, on peut dire
ça ! Moi, c’ que veut c’est savoir où qu’elle est !
-
Bon, je note donc vers six heures, le
matin ? Vous êtes d’accord ?
-
Bah, j’ sais point trop, mais on peut
dir’ ça !
-
Savez-vous où elle aurait pu
aller ?
-
Bah ! Si j’ le savais, j’ l’aurais
déjà r’trouvée à c’t’ heure !
-
Vous l’avez donc cherchée ?
-
Bah ça ! Pour sûr ! Partout que
j’ suis allé ! Partout où on m’a dit qu’on l’a vue. Rin ! Et pis, j’ai
point qu’ ça à faire qu’ lui courir après !
-
Pourquoi que cette Elisabeth, votre
nièce, vit-elle chez vous ?
-
Bah ! Par charité pardi... et si
j’avais su.....
-
Par charité ? interrogea le maire.
-
Bah oui ! C’est la fille d’ mon
frère, le François, qu’est mort !
-
Ah ! Bon ! Et elle vit depuis
longtemps chez vous ?
Question
bien imprudente de la part du maire. N’allait-il pas encore se fourvoyer dans
un calcul hasardeux ?
« D’puis
la mort du frère ! Ça doit fair’ seize mois ! Seize mois, oui !
Et seize mois qu’elle fait rin d’ ses dix doigts !
-
Ouf ! pensa le maire qui craignait
des complications calendaires. Puis, reprenant à haute voix. « elle ne
vous aide pas au soin du ménage ? »
-
Que non ! s’exclama André Paul
Morisse. Elle veut rin fair’ ! Elle veut vivr’ comm’ une dam’. Bornée
qu’elle est, en plus. Bornée, pire qu’une vieille bourrique qui r’fuse
d’avancer. La femme, la Françoise, c’est qu’ ça la met d’ mauvaise humeur,
pardi..... Parce que nos filles, c’est qu’elles veulent pus rin faire non
pu !
-
Elle n’avait pas d’autre endroit où être
accueillie ?
-
C’est qu’ personne en voulait,
pardi ! Personne ! Alors j’ n’ai écouté qu’ mon bon cœur et v’là où
ça m’ mène, à présent. C’est où qu’elle est, bon sang ? C’est qu’ j’ai point
qu’ ç a à faire qu’ lui courir après !
Après
cet entretien, le maire rassura André Paul Morisse. On allait la retrouver la
fugueuse. Et puis, si elle avait été aperçue à divers endroits, c’était qu’elle
n’était pas bien loin et surtout, bien vivante.
Pauvre
André Paul Morisse ! Plus ou moins réconforté, il se disait, tout de même,
qu’il n’avait pas que cela à faire que courir après sa nièce !
Tout
cela, malgré tout, le turlupinait tout de même, car il l’aimait bien cette
gamine. Et puis, c’était la fille de son aîné, alors il ne pouvait la laisser
comme cela dans la nature.
S’en
retournant, chez lui, André Paul Morisse, repensait à toutes ces années
passées. C’était que le temps filait, et vite avec ça !
N’était-ce
pas hier qu’il courait avec ses frères en riant aux éclats, après avoir fait
une bonne farce à un voisin ?
Il
était le plus jeune et celui qui, courant le moins vite, se faisait toujours
attraper le premier et le premier aussi, de ce fait, à avoir les fesses qui lui
cuisaient après la correction paternelle.
Le
père. Il avait quitté ce monde bien jeune, à l’âge de cinquante trois ans. La
mère, beaucoup plus jeune que lui, n’avait que quarante et un ans lorsqu’elle
se retrouva veuve. Elle avait continué seule le chemin[3].
Et
puis, ils s’étaient mariés, tous trois, à peu de temps d’intervalle.
L’ainé,
André Jean Baptiste François, le 27 novembre 1775, avec Marie Françoise Elisabeth
Dequatremare.
Le
second, Nicolas, le 21 novembre 1776, avec une fille originaire de Marbeuf,
Marie Julie Harang.
Et
lui, André Paul, le 12 février 1778, avec Marie Françoise Bosney.
Ils
étaient tous restés dans leur commune de naissance, Ecquetot, pour être près de
la mère.
Ils
se soutenaient mutuellement dans les moments difficiles, et il y en eut, comme
dans chaque famille.
André
Jean Baptiste François fut le plus touché par le malheur.
Pourtant,
il était heureux lorsqu’il vit le ventre de son épouse Elisabeth, s’arrondir.
Une
petite fille naquit le 21 avril 1777 et fut baptisée le même jour, Marie
Madeleine Elisabeth. Ce bonheur fut terriblement assombri par le décès de la
jeune maman quatre jours plus tard.
C’était
courant et chacun le savait, mais lorsque la mort, dans ces circonstances qui
devaient être heureuses, touchait une famille, cela posait un problème pour la
survie du nourrisson.
Alors,
le jeune veuf qui ne pouvait s’occuper seul de l’enfant, se trouva une autre
épouse, Marie Marthe Legoué[4]
qui, le 13 mai 1779, accoucha d’une petite fille, prénommée Marie Madeleine.
Etait-ce
parce qu’elle se sentit rejetée, que l’aînée, Marie Madeleine Elisabeth, dès ce
moment-là, montra un caractère à la limite du supportable ?
Malgré
tout, la famille faisait front et frères et sœurs se voyaient souvent, ce qui
fit que cousins et cousines grandirent ensemble.
Quelle
marmaille !!
Mais
une marmaille qui aidait aux tâches journalières, selon son âge, ses
possibilités et sa force physique.
La
soupe, ça se gagnait, et cela à tout âge !
Une
seule, souvent restait en retrait, Marie Madeleine Elisabeth !
Et
puis, André Jean Baptiste François décéda le 8 prairial an VI[5],
comme ça, d’un coup ! Il devait être sur les quatre heures de
l’après-midi.
Alors,
sa veuve, Marie Marthe Legoué, décréta qu’elle ne pouvait garder Marie
Madeleine Elisabeth, qu’elle n’avait pas assez pour la faire vivre.
Ce
fut alors que n’écoutant que son bon cœur, lui, André Paul Morisse, accepta,
malgré les fortes réticences de son épouse à l’idée de s’encombrer d’une telle
fille, de prendre sa nièce chez lui.
Ce
n’était pas qu’il regrettait, aujourd’hui, non !
Seulement,
depuis tous ces mois, il fallait bien admettre qu’elle en avait fait des vertes
et des pas mûres, et cela quasi chaque jour !
De
retour chez lui, André Paul Morisse, ne cessait de penser : « C’est
où qu’elle est ? ».
Il
avait une boule au creux de l’estomac.
Et
si il lui était arrivé quelque chose ?
Dans
ce cas-là, n’aurait-il pas failli à sa tâche, vis-à-vis de son frère ?
Déjà,
il se sentait coupable.
-=-=-=-=-=-=-=-=-
Heureusement,
la jeune fille fut retrouvée, mais aucune information sur cette brève aventure.
J’imagine
aisément le soulagement de André Paul Morisse.
Je
suppose, qu’après cette escapade, rejetée par la famille, elle dut subvenir à
ses propres besoins, car elle devint fileuse, un métier que beaucoup de femmes
faisaient, à domicile, tout en surveillant leurs petits.
Marie
Madeleine Elisabeth Morisse ne se maria jamais.
Etait-ce
en raison de son mauvais caractère ?
Elle
trouva refuge chez sa sœur, Marie Madeleine, lorsque celle-ci épousa Jean
Pierre Simon Fermanel, le 13 messidor an XIII[6].
Les
membres de cette famille poursuivirent leur chemin, tant bien que mal.
André
Paul Morisse décéda le 29 septembre 1820.
Marie
Françoise Bosney, son épouse, lui survit quelques années avant d’aller le
rejoindre le 18 janvier 1827.
Marie
Marthe Legoué, la belle-mère de Marie Madeleine Elisabeth et seconde épouse de
André Jean Baptiste Françoise, ferma les yeux le 12 mars 1829
Quant
à l’extravagante Marie Madeleine Elisabeth Morisse, elle fugua définitivement
vers l’au-delà, à l’âge de quarante-sept
ans et sept mois, le 10 septembre 1827.Ce fut son beau-frère Jean Pierre Simon
Fermanel qui alla déclarer le décès, survenu en sa demeure, rue aux Piles, à
Ecquetot.
Registre des
délibérations de la commune d’Ecquetot.
Un fait divers,
parmi tant d’autres, en date du 20 brumaire an VIII.
[1] Le 20
brumaire an VIII correspond au 11 novembre 1799.
[2] Le 4
vendémiaire an VIII correspond au 26 septembre 1799.
[3] Jean
baptiste Morisse né le 23 octobre 1717 et décédé le 7 décembre 1770. Mariage
avec Marie Catherine Françoise Duhamel le 30 juillet 1748. La demoiselle
Duhamel était née le 8 mars 1729.
[4]Marie
Marthe Legoué, originaire de Sainte-Colombe- la Commanderie. Le mariage
n’a toutefois pas eu lieu dans cette commune, ni à Ecquetot.
[5] 8 prairial an VI : 27 mai 1798.
[6] 13
messidor an XIII : 2 juillet 1805.
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