ROUEN, DANS UNE NUIT DE MAI 1890
Chapitre 3
L’agresseur s’était fondu dans la nuit à l’approche des bruits de pas
et des échanges à voix basses provenant de la cour intérieure.
Il n’avait pu emporter que peu d’argent. Pas assez ! Mais sa
liberté était à ce maigre prix.
Il ne rencontra âme qui vive sur son chemin jusqu’à la rue du Petit
Salut où il regagna sa chambre en catimini pour ne pas être surpris.
A cette heure de la nuit, personne n’avait dû s’apercevoir de son
absence. Du moins, l’espérait-il.
Aussitôt, dans sa chambre, il fit un brin de toilette et surtout
changea de chemise, celle qu’il portait était maculée de sang, du sang qu’il
fallait absolument faire disparaître. Cette lessive achevée, il s’allongea sur
sa paillasse, guettant les bruits dans l’escalier menant au palier où trois
portes donnaient accès à trois chambres inconfortables mais relativement bon
marchées. Les commodités, peu commodes d’ailleurs, se trouvaient dans la cour,
pompe afin de s’approvisionner en eau et trou d’aisance malodorant.
Il guettait donc des bruits de pas, ceux de Edmond Henry, son voisin
de palier revenant du café où il servait comme garçon.
Il lui fallait un témoin et un
alibi, aussi avait-il eu l’idée d’inviter ce camarade qui ainsi pouvait
attester qu’il était bien chez lui à l’heure où quelques rues plus loin, un
acte criminel venait de se produire.
Des pas un peu traînants se firent entendre. Lorsqu’ils s’arrêtèrent
sur le palier, Constant Roy (car il
s’agissait bien de lui, pourquoi vous le cacher plus longtemps, vous l’aviez
deviné) ouvrit sa porte et découvrit son voisin qui une clef en main s’apprêtait
à entrer dans sa chambre. Il semblait harassé et visiblement n’avait qu’une
envie, se mettre au lit.
« Salut ! J’ t’attendais !
-
Ah ! Et pourquoi donc ?
-
T’aurais pas d’ la bougie, j’en manque? Et puis,
j’ voulais t’inviter à souper.
-
C’est qu’ j’en ai plein les pattes, pardi, et
qu’ j’aimerais bien m’ coucher. Attends, j’ regarde pour la bougie.
-
Allez, viens donc ! C’est moi
qu’invite !
-
Toi, j’ croyais qu’ t’étais fauché ?
-
J’viens d’ recevoir un peu d’ ma famille, pour
m’aider, alors, ça s’ fête !
Il fallait que l’autre acceptât aussi Constant Roy se fit convainquant,
voir suppliant, jusqu’au moment où l’autre accepta, sans grand enthousiasme, il
faut bien le dire.
Alors, tous deux se rendirent par les rues rouennaises désertes
jusqu’au café de la veuve Salles où ils s’attablèrent dans un coin à l’écart
pour festoyer, oui, festoyer, car s’était bien là un festin qui coûta cinq
francs, ce qui n’était pas rien. Etonnant pour quelqu’un qui se disait sans le
sou
Au menu : Des œufs, du jambon et une tranche de veau. Le tout,
bien arrosé, comme il se doit.
Au moment de régler l’addition, Edmond Henry fut terriblement étonné
de voir son camarade sortir autant de pièces de monnaie de sa poche, que des
pièces d’un franc, parmi lesquelles se trouvait une petite pièce grecque qui
attira son attention. En homme de bon sens, il se demanda si Constant Roy avait
réglé ses dettes avant de dépenser autant sans compter. Mais l’autre affichait
une bonne humeur, non feinte, et une inconscience loin d’être en rapport avec
sa situation précaire. Chômeur et criblé de dettes.
Le retour vers le logis de leur logeuse se fit joyeusement, en
discutant de choses et d’autres, sans grandes importances.
Un caprice de Constant Roy leur fit faire un crochet par la rue des
charrettes, alors qu’il fut plus court de prendre par les quais.
Pourquoi cette envie soudaine ?
La suite nous apportera sans doute la réponse.
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