« Mais
c’est plus possible, ça ! Nom de d’là ! Faut l’enfermer ! »
Tout
en avançant d’un bon pas, Jean Robert Lefebvre pestait.
Autour
de lui, un léger brouillard voilait champs et bois et le sol du sentier, durci,
résonnait sous les pas de ses sabots. L’hiver s’annonçait précoce avec
déjà quelques fortes gelées matinales.
Malgré
le froid qui piquait, Jean Robert avait commencé de bonne heure sa journée. Il
fallait à tout prix retourner la terre avant que celle-ci ne soit trop prise
par le gel.
Et
puis à bêcher, on n’avait pas froid, pas vrai ?
Ça
donnait même chaud.... et soif !
Absorbé
par sa besogne, il n’avait pas entendu le « gars Charpentier » qui
s’était approché de lui. Cet imprévu l’avait tiré, un temps, de son ouvrage.
Pourquoi
était-il venu le voir, d’ailleurs, si ce n’était pour cracher son venin et il
en avait, le « gars Charpentier », du venin à cracher !
Mais
trop, c’était trop !
Ce
n’était pas à son âge, qu’il allait, lui Jean Robert Lefebvre, se laisser faire
par ce boit-sans-soif de Charpentier !
Ah
que non, alors !
Voilà
pourquoi, Jean Robert avait décidé de mettre fin à tous ces tracas que lui
occasionnait cet homme malveillant, car cette fois-ci, la situation aurait pu
mal tourner.
Alors,
sur le chemin le menant du hameau de Phipou où il demeurait, au centre bourg de
Saint-Aubin-d’Ecrosville, Jean Robert, tout en maugréant, rassemblait ses
idées, afin d’expliquer clairement la situation au maire pour que celui-ci
notât sa plainte sur le registre de police
Depuis
combien de temps était-il importuné de la sorte par cet homme ?
Importuné !
Il devrait, d’ailleurs, plutôt dire « agressé » !
Jean
Robert Lefebvre n’aurait pu le dire, en vérité. Assurément fort
longtemps !
Et
pourquoi cette animosité ?
Alors
là ! Jean Robert Lefebvre aurait été bien incapable d’en donner les
raisons, car elles devaient, sans aucun doute, prendre racines dans la nuit des
temps, à propos de tout et de n’importe quoi.
Comme
beaucoup de querelles, d’ailleurs !
Arrivé
à proximité de la mairie, Jean Robert Lefebvre n’était pas plus avancé. A
savoir, comment énoncer les faits.
Il
regretta de ne pas avoir demandé à Marie Théodore, la femme de Victor Labiche
de l’accompagner.
Elle
avait, ce matin, puisque se trouvant à proximité, vu ce qui s’était passé. Elle
aurait pu expliquer le comportement du « gars Charpentier », et
surtout cette bêche levée au-dessus de sa tête et que par bonheur il avait pu
arrêter à temps.
Il
s’en était bien sorti, Jean Robert Lefebvre. Une chance ! Il aurait pu
être mort à cette heure !
Quand
il entra dans la maison commune, le maire occupait à des écritures, leva la
tête et le salua
« Qu’est-ce
qui vous amène de si bon matin ?
-
C’est cause du « gars Charpentier » !
-
Que s’est-il passé ?
-
C’est que d’puis ben longtemps, il est
menaçant, et m’injurie à tout propos.
-
Je l’ai entendu dire, en effet. Et
qu’elle en est la raison ?
-
Si j’ savais !
-
Et alors ?
-
Alors, ce marin, il est v’nu m’ voir.
J’étais dans mon champ. Après avoir lancé injures et grossièretés, il a essayé
de m’ tuer !
-
Allons, vous avez l’air d’aller bien !
Heureusement d’ailleurs !
-
Sur, mais quand il a levé sa bêche,
au-d’ssus d’ ma tête, à son regard, j’ai
ben vu qu’il voulait en finir. C’est qu’ j’ai vu la mort de près ! J’ai
paré l’ coup avec le bras qu’est tout endolori, à c’t’ heure. Et pis, en
partant, i’ m’a dit qu’ la prochaine fois, i’ m’ rat’rait pas !
-
Vous le connaissez, le Charpentier, il a
la tête près du bonnet, mais ce n’est pas un mauvais bougre.
-
Vous y allez vous ! on voit ben qu’
c’est point vous.
-
Vous avez des témoins ?
-
Et que oui ! Ce matin, la Marie
Théodore Deschamps, la femme au Victor, elle a tout vu.
-
Et qui encore ?
-
L’Ambroise, celui qui travaille à Vitot.
-
Ambroise Riclin ?
-
Oui, tout juste ! Lui i’ pourra
dire que d’puis ben longtemps, le « gars Charpentier » m’ cause ben
du tracas.
Monsieur
le Maire hocha la tête.
Il
pensait qu’il allait devoir interroger les témoins et essayer de régler ce
différend avant que n’arrive un drame.
Mais
il savait aussi, Monsieur le Maire, que chacun donnerait sa version. Alors, qui
croire ?
Mais,
il devait d’abord s’assurer des faits et expliquer au « Gars
Charpentier » que régler un malentendu à coups de bêche n’était pas une
manière de faire.
-=-=-=-=-=-=-
Comment
s’acheva cette histoire ?
Mystère !
Tout
ce que je peux vous apprendre, c’est que, Jean Robert Lefebvre n’est pas mort assassiné.
Il
rendit l’âme, chez lui, dans son lit, à l’âge de soixante seize ans.
C’était
le 12 mars
1840, soit neuf années après ce dramatique incident.
Son
épouse, Marie Catherine Deperrois, le rejoignit, en 1847, le 6 juin.
Marie
Théodore Deschamps, épouse Labiche, dut quitter la commune de
Saint-Aubin-d’Ecrosville, car aucune trace d’elle ni de son mari dans les
registres après 1832.
La
déposition des faits du témoin Jean Pierre Riclin, âgé de 22 ans, et donc
considéré comme mineur au moment des faits, fut-elle recevable ?
Encore
une énigme !
Ce
que je peux vous apprendre, c’est qu’il décéda à l’âge avancé de
quatre-vingt-quatre ans, le 28 janvier 1893, à Saint-Aubin-d’Ecrosville.
Et
puis, l’agresseur, le « gars Charpentier » ?
Si
je l’ai nommé ainsi, c’est parce que je n’avais que son patronyme, sans autre
précision pour l’identifier plus précisément.
Et
des « Charpentier »... c’est pas ça qui manque !!!
Un petit fait
divers trouvé dans
les registres des délibérations municipales de
Saint-Aubin-d’Ecrosville.
C’était un
certain jour de fin d’automne 1831.
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