mardi 2 décembre 2014

ACCUSEE, LEVEZ-VOUS !





L’avocat, commis d’office,  avait achevé sa plaidoirie par de grands effets de manches, puis s’était assis bien droit, fier de ce qu’il avait déclamé, tel le meilleur des tragédiens.
Pour Marie Anne G, immobile sur le banc des accusés, tout cela n’avait rien d’une pièce de théâtre. Le visage pâle et amaigri, les yeux cernés autant par les larmes versées que par les privations, elle souhaitait que cette parodie de justice cesse au plus vite pour prendre un peu de repos.
Le juge marqua un temps de silence, regardant tour à tour l’accusée et son avocat. Puis, d’un ton magistral, il lança :

« Accusée, levez-vous ! »

La pauvre femme, à ce commandement, sortit de sa torpeur et se leva avec beaucoup de difficultés.

« Avez-vous quelque chose à dire pour votre défense ? »
-          Quelque chose à dire ? A quoi bon ! pensa Marie Anne.

En effet, quoi dire ? Il n’y avait qu’à observer la pauvre accusée pour comprendre. Il n’y avait qu’à se pencher sur son passé pour comprendre. Oui, il fallait simplement avoir un peu de compassion, juste un tout petit peu, mais en cette année XI de la toute nouvelle République, la loi se devait d’être respectée, et même les circonstances atténuantes « n’atténuaient » pas les peines.

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L’histoire de Marie Anne ? Quoi de plus banal, en fait !
Native des Planches, non loin de Louviers, elle avait convolé en justes noces avec François F, son aîné de douze ans, en avril 1793.
Bien que tout juste âgée de trente ans, elle était déjà veuve.
François F n’avait pas eu de chance non plus dans la vie, car ce n’était pas une épouse que la mort lui avait ravie, mais deux : Marie Magdelaine G, et Marie Barbe L.
Était-ce ce qui avait rapproché les deux nouveaux époux, sans doute, car tous deux souhaitaient ainsi réunir leur désarroi dans une vie commune pleine de félicités. Enfin, ils osaient l’espérer.
Les enfants ne manquaient pas au foyer. N’y avaient-ils pas ceux de leurs précédentes alliances, auxquels vinrent s’ajouter ceux que la vie leur apporta ?
A chaque nouvelle naissance, il suffisait de se serrer un peu plus dans le logement déjà bien exigu.

Tout bascula, le jour où François F décéda, un certain jour de brumaire an XI. Il aurait eu pourtant encore de nombreuses années à vivre, puisqu’il n’avait que cinquante-quatre ans.
Veuve pour la seconde fois, Marie Anne dut faire face de son mieux. Mais, peu à peu, l’argent vint à manquer. Que faire ? Elle ne pouvait pas toujours vivre de la charité d’autrui.
Les aînés de la multiple fratrie furent placés dans des fermes demandant une main d’œuvre à bon marché. Certains autres trouvèrent, pour quelques sous, un emploi dans les manufactures de Louviers.
Mais cela ne suffit pas, loin de là !
Certains jours, la ration de pain de chacun se réduisait à une ou deux bouchées. En mère aimante, Marie Anne donnait souvent sa part.
Et puis, il y eut ce jour où ……..

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Dans la salle d’audience, un « ah ! » de stupéfaction s’éleva, venant des personnes rassemblées là pour entendre les procès, comme au spectacle. Chacun ses plaisirs, d’autant plus que lorsqu’il faisait froid dehors, au moins en ces lieux, il y avait un peu de chauffage !
En effet, Marie Anne soutenait de ses deux mains le bas de son ventre alourdi par une grossesse proche de son terme.
Prenant alors une grande inspiration qui lui demanda un réel effort, la jeune femme dit dans un souffle :
« Les enfants avaient faim ! J’avais faim ! »
Puis, elle ajouta en désignant son ventre :
« Et il y avait ce petit, là ! »
Inflexible, le juge rétorqua :
« Avoir faim ne justifie pas de voler ! Ou alors, où allons-nous ?
Cette remarque déclencha des huées de protestation du public présent. Ne pouvant faire taire cette assemblée outrée au plus haut point, la salle fut évacuée par les forces de l’ordre.

Marie Anne écopa de deux mois d’incarcération qu’elle devait purger à la prison de Louviers.

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Lorsque Marie Anne sentit les premières douleurs de l’enfantement, elle fut dirigée vers l’hospice de Louviers, dans le faubourg Saint-Jean. Ce fut dans cet établissement que vit le jour, en pluviôse an XI, une petite Marie Françoise qui fut déclarée, à la Maison Commune de la ville, par l’économe de l’hospice et celle qui avait aidé à sa venue au monde.

Etant donné les circonstances déplorables de la vie de sa maman, le poupon lui fut retiré et envoyé quelques jours plus tard, à l’Hospice Général de Rouen. Mais voilà, en raison du grand nombre d’enfants abandonnés ou orphelins, cet établissement, comme beaucoup d’autres du même genre, était à saturation.
Son directeur écrivit donc aussitôt au maire de Louviers, lui demandant expressément de prendre contact avec les parents de l’enfant pour que ceux-ci reprennent leur progéniture. Il avançait également le fait que la petite fille, née à Louviers dans l’Eure, ne pouvait prétendre être accueillie en Seine-Inférieure.
La « moutarde monta au nez » du maire de Louviers qui, furieux de cette réponse, prit sa plus belle plume pour rédiger un courrier de réponse, expliquant la situation de la mère, veuve et emprisonnée et de plus, sans secours familial.
Il conclut sa missive en précisant, que puisqu’on le menaçait de renvoyer le bébé, au frais de la commune car n’étant pas natif de Seine-Inférieure, il se chargerait, lui, maire de Louviers de lui faire conduire en son établissement, les quatre ou cinq petits natifs de Caudebec-lès-Elbeuf, que sa commune hébergeait actuellement et qui, ceux-là, dépendaient bien de la Seine-Inférieure !
Et vlan ! Bien envoyé !

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Cette histoire s’arrête là.
Aucune indication concernant la petite Marie Françoise F.
A-t-elle survécu ? Et dans l’affirmatif, qu’est-elle devenue ?
Marie Anne a-t-elle pu reprendre sa fille ? Rien pour le dire …..

Ce qui est certain, c’est que Marie Anne veuve deux fois, s’est mariée une troisième fois en juillet 1816, avec Jacques Noël F, veuf lui aussi. A cette époque, pour avoir un statut social, il était préférable à une femme d’être  mariée. Un des témoins de ce moment heureux, fut son fils, André Guillaume D, né de son premier mariage.
Marie Anne subit un troisième veuvage. Indigente, elle fut accueillie à l’hospice de Louviers où elle finit ses jours. Ce fut, en ce lieu, qu’elle décéda en mai 1848. Elle était âgée de soixante-dix-huit ans.





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