Le père Delmotte s’empressa de
relater à Félix Joseph le début d’incendie qu’il avait réussi à circonscrire
avant qu’il ne se propage.
Félix Joseph ne sembla pas
s’inquiéter de ce fait et ne remercia pas son locataire qui trouva bien étrange
cette réaction ou plutôt cette absence de réaction.
Félix Joseph avait d’ailleurs une
mine à faire peur.
Avait-il passé une mauvaise
nuit ? Assurément.
Toutefois, il suivit le père
Delmotte au premier étage pour se rendre compte par lui-même de l’ampleur du
sinistre.
Devant la porte du cabinet, Félix
Joseph voulut ouvrir la porte de celui-ci, mais elle résista. Elle était
verrouillée de l’intérieur.
« J’ va chercher une
hache ! » décida Félix Joseph, avant d’emprunter l’escalier vers le
rez-de-chaussée.
Revenu quelques minutes plus tard
avec l’outil, il ne mit pas longtemps à défoncer la porte.
Et là, ce fut la découverte de
l’inconcevable.
Émilie Adélaïde gisait en travers
du lit, la tête penchée vers la ruelle, les jambes pendant hors de la couche.
Son visage était tuméfié et violacé. Sa langue sortait gonflée et en partie
brûlée tout comme ses lèvres, comme par un liquide corrosif. Son cou portait
des traces évidentes de violence. Vêtue d’une jupe et d’un corset, elle avait
encore ses bas et ses savates aux pieds. Ses bras et poignets étaient meurtris.
Entre ses doigts, une clef[1].
Toute la scène, figée en cet
instant, prouvait qu’il y avait eu lutte.
Le père Delmotte, aussitôt remis
de sa stupéfaction et malgré le grand trouble qui régnait en lui devant
l’horreur du drame, se précipita afin d’aller prévenir le commissaire de
police.
L’annonce du triste événement se
propagea comme une traînée de poudre aux proches voisins, puis au quartier tout
entier.
Auguste Leroy,
limonadier-cafetier dont le commerce était tout proche, alla aussitôt aux
nouvelles.
Il était six heures et quart et
déjà un écriteau sur un des volets annonçait : « Fermé pour cause de
décès ».
La porte étant entrebâillée,
Auguste Leroy pénétra dans la salle du café et y découvrit Félix Joseph et Louis
Alexandre, le plus jeune des fils d’Émilie Adélaïde, attablés devant un petit-déjeuner.
« C’ qui est certain, pensa
Auguste Leroy, c’est qu’ l’événement ne leur coupe pas l’appétit !
Puis, il ajouta en s’adressant à
Félix Joseph :
« Eh ben, vot’ femme est
donc morte ?
— Oui, répondit le veuf de fraîche
date sans montrer un quelconque chagrin, c’est une bin mauvaise affaire pour
moi. T’nez, venez voir !
Et il se leva et entraîna son
voisin à l’étage, pour lui montrer la sombre vérité.
Dans le couloir devant le
cabinet, Auguste Leroy décela, avec étonnement, une forte odeur d’essence, puis
devant le spectacle mortuaire de la pauvre femme, il réalisa tout de suite que
quelque chose clochait. La scène qu’il avait devant les yeux était celle d’un
crime.
« Vous dites que vot’ pauvre
femme est décédée asphyxiée ?
— Oui, assurément, la pauvre !
— Oui, mais j’vois point d’ réchaud
dans la pièce, objecta Leroy qui remarqua aussi, sur le sol du couloir, des
traînées d’essence et deux allumettes à moitié consumées.
Puis, hochant la tête d’une
manière perplexe, il poursuivit en désignant le sol :
« C’est quoi, ces traces,
là ?
— J’ sais point. Peut-être qu’ la
femme a voulu mettre l’ feu.
— Ça sent l’essence, mais j’ vois
pas d’ bouteille, pourtant vous d’vez en avoir, avec les travaux d’ peinture.
Les deux hommes redescendirent et
Leroy découvrit, en effet, une bouteille d’essence sur le rebord de la fenêtre
donnant sur la cour arrière. Cette bouteille, débouchée, était presque vide.
« Tiens, la v’là ! »
s’exclama Auguste Leroy triomphalement.
Félix Joseph essayait de se
donner une contenance, mais ce voisin, un peu fouineur, commençait sérieusement
à lui taper sur les nerfs.
« Ah ! j’ me souviens,
elle était aux trois-quarts pleine, et maint’nant, la v’là presque vide. C’est
qu’ la femme en aura bu pour s’empoisonner et aura jeté l’ reste pour mett’ le
feu !
Suspect tout cela, pensa Auguste
Leroy. Et ne souhaitant pas poursuivre plus loin cette conversation, il s’en
alla pour ouvrir son commerce. Son opinion était faite et elle n’était pas en
faveur de Félix Joseph.
En sortant du commerce Alavoine,
Auguste Leroy aperçut deux gendarmes qui arrivaient, accompagnés du père
Delmotte.
Les deux représentants de l’ordre
firent le tour de la maison avec le propriétaire et se rendirent auprès de la
défunte, dans le petit cabinet.
Félix Joseph leur servit le même
discours que précédemment.
« Madame Alavoine dormait
dans cette pièce ? demanda un des gendarmes. Vous ne dormiez pas dans la
même chambre ?
— Non, c’est ma fille qui dort dans
c’tte pièce ordinair’ment, mais la nuit dernière, elle n’allait pas bin et a
voulu dormir avec moi.
Le docteur Guyot qui avait son
cabinet rue de Paris fut appelé pour les premières constations. Il déclara que
la femme Alavoine était morte par strangulation.
La mort remontait, selon les
premières constatations, à la veille vers 4 ou 5 heures de l’après-midi.
L’autopsie du cadavre que devait
pratiquer le docteur Levesque, médecin légiste, ne pouvait que le
confirmer.
[1] Informations décrites à partir de l’article du Journal
de Rouen du 28 août 1881. Les dialogues tiennent compte également des déclarations des témoins relatées dans ce même
journal.