mercredi 31 janvier 2024

Où se trouve François Robine ?

 « C’est pas Dieu possible, se lamentait Marie Catherine Charlotte, c’est y quand, ça va s’arrêter c’ massacre ? I’s ont pris l’père et maint’nant c’est fils qui vont m’tuer ! »

Devant la sous-préfecture, le silence se fit, tant que cette pauvre femme hurlait sa peine, crachait sa haine et se sentant au plus mal, cherchait par ses cris un regard, une aide, une main tendue.

 En ce jour de « tirage au sort » de la classe 1823, toutes les mères présentes, toutes les veuves qui avaient vu sacrifier leur homme pour la Patrie, n’en pouvaient plus. Elles avaient élevé, seules, leur progéniture, s’étaient attelées à la charrue, avaient pris le chemin de la ville pour embaucher dans les manufactures, et pourquoi ? Pour voir leur fils, souvent unique, partir tout comme leur père, quelques années plus tôt, alors que ces derniers n’étaient jamais revenus.

La plupart, résignées, acceptaient bon an mal an. Que pouvait-on contre le sort ? Et pas question de déserter, l’honneur avant tout. Valait mieux le fusil face à l’ennemi que la prison.

 

Mais, Marie Catherine Charlotte, elle, n’en resterait pas là, que non ! Elle le défendrait son Louis François, son seul enfant, ça elle pouvait le jurer. Aussi, dès son retour à Louviers, elle alla trouver le maire.

 « M’sieur l’ maire, dit Marie Catherine Charlotte, femme Robine, après avoir été introduite dans le bureau du représentant de la commune, i’ peuvent pas l’ prendre lui aussi ?

Voyons, madame, dit le maire, Hercule Coquerel, prenez le temps de vous asseoir et racontez-moi calmement  ce qui vous amène ?

C’ qui m’amène ? répondit la pauvre femme, en se laissant tomber sur une des chaises disposées face au bureau, c’ qui m’amène ? C’est l’ Louis François, il a tiré l’ numéro 33.

-   Bon ! Je suppose qu’il s’agit de votre fils ?

  -  Bah oui ! répliqua Marie Catherine Charlotte, car pour elle c’était évident.

Bon, votre fils a tiré un numéro et il doit partir sous les drapeaux ?

   -  Et j’ veux point, moi ! lança-t-elle.

   - J’ai bien peur qu’il n’y ait d’autres choix. Le tirage au sort est un moyen égalitaire entre tous les citoyens et nul ne peut se dérober. C’est la loi.

 - Mais, j’ suis seule moi, dit la femme radoucie devant l’attitude calme et posée du maire.

     - Vous êtes seule avec lui ?

   - Bah oui !  s’étonna la mère devant ce qui était l’évidence même. Son père, il est point r’venu d’la guerre. Pas d’ nouvelle depuis des années. À mon avis, c’est qui s’rait mort ! Alors la Patrie, comme il’ disent, j’y donn’rai point mon gars !

   -  Bon, reprit Monsieur Hercule Timoléon Coquerel, nous allons reprendre tout depuis le début. Vous allez tout m’expliquer calmement et je vais faire un courrier au Ministre de la Guerre. Il faut d’abord savoir, si votre mari est bien décédé.

    -  Bah,  sûr’ment, car autrement, pourquoi qui s’rait pas rev’nu, mon homme ?

   -    Il a peut-être été blessé, a  peut-être perdu la mémoire.…

   -  I manqu’rait plus qu’ ça, coupa la pauvre femme.

 

Alors, avec bien des difficultés, Hercule Timoléon Coquerel, Maire de la ville, réussit à remettre dans l’ordre les paroles de son interlocutrice et à reconstituer sa vie depuis ……

 

Marie Catherine Charlotte avait été baptisée à Gaillon, le jeudi 28 avril 1774. Ses parents Jean Pierre Fortin, journalier, et Marie Anne Catherine Houel, s’étaient unis en l’église Notre-Dame de Louviers, le 4 juillet 1773.

Elle s’était mariée[1], avec François Robine qui avait reçu le sacrement du baptême dans la paroisse de Vesly (arrondissement des Andelys) où vivaient ses parents, le 10 novembre 1782.

Un petit garçon, prénommé Louis François, vit le jour à Sainte-Barbe-sur-Gaillon, le 16 pluviose an XI de la République[2].

Puis ce fut la conscription, le tirage au sort. Le 2 pluviose an XII, François Robine partait sous les drapeaux.

  « Il était fier de partir, mon François, pour sûr, et j’ le trouvais ben beau ! commenta Marie Catherine, un sourire aux lèvres à l’évocation de ce souvenir.

 Il avait été affecté au 33ème de ligne du premier bataillon, comme grenadier.

Elle avait eu quelques nouvelles, au début, puis plus rien depuis le 17 janvier 1812.

 « I’ m’avait pourtant assuré qu’ i’ r’viendait vite, précisa la femme, perdue dans ses pensées.

 Ce régiment faisait partie du corps commandé par le Maréchal Prince d’Eckmühl, régiment brillant qui avait participé à toutes les grandes batailles d’Europe de l’Est, dévoreuses d’hommes, dont la dernière, la campagne de Russie.

Tout laissait donc  à penser que ce valeureux soldat, François Robine, avait péri au cours de cette ultime campagne et que malheureusement, son corps n’avait pas été retrouvé comme beaucoup d’autres d’ailleurs.

 

Pour officialiser un décès, il fallait un acte en bonne et due forme.

Pour établir cet acte, il fallait prouver la mort, en présentant le corps du défunt, identifié par plusieurs témoins.

Dans le cas contraire, le document ne pouvait être rédigé.

 

Pour que le jeune Louis François, fils de Marie Catherine Charlotte Fortin et François Robine, soit exempté, il fallait prouver que son père avait trouvé la mort au combat, en défendant la Patrie.

 

« J’y vois un peu plus clair à présent. Je vais écrire ce jour au Ministère de la Guerre, promit le maire. Je vous tiens au courant lorsque j’aurai une réponse.

     - Et pour mon gars, j’ fais quoi ?

     - Pour le moment, rien. Il n’est pas encore parti, et je vous promets de tout mettre en œuvre pour que vous le gardiez près de vous.

 Marie Catherine se confondit en remerciements.

 « C’est qu’ vous comprenez…

    -  Oui, je comprends, faites-moi confiance.

 -     Ben merci. Vous êtes mon sauveur…

   -  N’exagérons pas. Nous verrons cela …

 De mercis en courbettes, le maire eut bien du mal à faire sortir la femme Robine de son bureau.

 

Les recherches au Ministère de la Guerre confirmèrent les dires de la femme Robine, précisant tout de même que le soldat, blessé, avait été fait prisonnier le 18 novembre 1812.

 Difficile de retrouver sa trace ensuite. Il avait sûrement fait partie de ces braves qui avaient quitté Moscou incendié. Il avait sûrement participé à la bataille de Smolensk, le 7 novembre 1812. Puis, il avait repris la route avec les survivants de ce combat, harcelés par les attaques cosaques, transis par le froid de ce début d’hiver précoce.

Moins vingt degrés!

Tous avaient marché, courageusement, sans vivre. Leur survie était à ce prix. La plupart marchait vers la mort et le savait.

Pour le soldat Robine, à ce qu’on pensait, il avait été fait prisonnier, mais l’ennemi ne s’embarrassait pas de prisonniers, sauf s’il s’agissait de gradés. Les simples soldats ne pouvaient servir de monnaie d’échange. De plus, il fallait les faire garder, les nourrir. Alors, ils étaient passés par les armes…..

Quelle preuve en ce qui concernait François Robine ?

Aucune. Simplement des suppositions[3].

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Alors ? Que se passa-t-il par la suite ?

 

Louis François Robine déclara la naissance de Marie Euphrasie, née le 25 avril 1825.

À cette date, il vivait avec Euphrasie Jacquemin[4], rue de Beaulieu, au domicile de sa mère, Marie Catherine Charlotte Fortin.

L’année suivante, le 30 juin 1826, naquit, toujours hors mariage,  Louis François. Le couple était alors domicilié Faubourg Saint-Jean, toujours à Louviers.

 La petite famille emménagea à Caudebec-les-Elbeuf. Ce fut dans cette ville que vit le jour Pierre Alphrède, le 25 février 1828.

 

En 1828, le couple vivait toujours hors mariage. Il ne régularisa la situation que dix ans plus tard, le 27 mars 1838, en l’hôtel de ville de Louviers.

Sur l’acte de mariage, Louis François Robine figure en tant que père du futur, avec la mention « absent depuis nombre d’années[5] ».

Les futurs déclarés domiciliés à Louviers, chacun chez leur mère respective.

Par ce mariage, leurs trois enfants, Marie Euphrasie, Louis François et Pierre Alphrède, furent légalisés.

L’année suivante, naissait, le 11 mars 1840, une petite Marie Eugénie.

 Considérant la vie de Louis François Robine ainsi reconstituée, au fil des naissances, juste après la conscription de 1823, on peut penser que celui-ci avait été, malgré le manque de preuves du décès de son père, exempté de l’armée.

 

 Le dernier acte concernant le couple Robine-Jacquemain sur Louviers fut celui du décès de  Marie Euphrasie, survenue le 1er juin 1846. Elle était épinceuse et n’avait que vingt-et-un ans.

 
Ce deuil fut-il la cause du déménagement de la famille ?

 Marie Euphrasie, née Jacquemain, épouse Robine, décéda le 4 février 1874, sente du Bosquet Chandelier à Elbeuf.

Trois années plus tard, Louis François Robine la rejoignit, le 20 février 1877. À cette date, il demeurait rue Saint-Jean à Elbeuf.

    



[1] Concernant le lieu et la date de mariage, les recherches, bien que multiples, restèrent infructueuses.

[2] 5 février 1803

[3] Aucune information sur le décès de François Robine, ni aucun document sur l’exemption de son fils Louis François.

[4] Plusieurs orthographes du nom sur les divers actes dont :  Jacquemin - Jacquemain …..

[5] Cette mention prouve que les recherches n’avaient pas abouti.

Un gibus



 Un gibus est un chapeau. Un chapeau haut-de-forme qui pouvait s’aplatir et se relever grâce à un système de ressort.

 

Pourquoi ce nom de gibus ?

Tout simplement parce que c’est le patronyme de ses inventeurs, Antoine et Gabriel Gibus, issus d’une grande famille de chapeliers.

Antoine Gibus, dit Gibus l’Aîné, chapelier à Paris au numéro 3 de la place des Victoires, déposa à Paris, le 23 juillet 1834, le premier brevet pour « un chapeau à forme pliante dans le sens perpendiculaire ».

Le 13 mars 1837, un second brevet fut déposé pour un perfectionnement du modèle de 1834, par Gabriel Gibus, frère cadet d’Antoine, lui-même chapelier à Paris, rue de Chaume numéro 7.

Plus de trente brevets furent déposés par la famille Gibus pour des « chapeaux mécaniques »

 

En ce XIXème siècle, la mode était de porter le chapeau le plus haut possible, mais ce n’était pas sans inconvénients.

Pensez donc, il fallait pouvoir ranger cet accessoire vestimentaire sans qu’il soit écrasé, le pire étant au théâtre ou au restaurant lorsque les messieurs ainsi chapeautés les déposaient au vestiaire de l’établissement.


Ce système judicieux d’aplatissement était donc une trouvaille !!!

 

Le gibus s’appelle également « chapeau claque ».

 

La famille Gibus avait donc trouvé, grâce à leur ingéniosité, la voie de la richesse.

 

Revenons donc sur cette famille :

·         Antoine Gibus, dit Gibus l’Aîné, né le 7 septembre 1798 à Limoges et décédé le 30 septembre 1871 à Versailles. Il se maria le 29 mars 1832 à Versailles avec Virginie Évelina Aubry.

·         Gabriel Gibus, né le 14 octobre 1800 à Limoges et décédé le 6 octobre 1879 à Poissy. Il épousa, le 9 juin 1824 Marguerite Bordas. Ils eurent cinq enfants. Gabriel créa, en 1853, une fabrique de chapeaux à Poissy qui fut reprise par certains de ses enfants.

 

 

Je n’ai qu’un seul mot d’admiration pour cette famille de chapeliers : « CHAPEAU ! »

 

Pour cette petite histoire autour d’un mot,

Je me suis aidée du

                   « Dictionnaire historique de la langue française » Le Robert

 

mercredi 24 janvier 2024

Amadou !!

 

Tout le monde connaît ce mot, ne serait-ce que par les expressions, très courantes depuis le XIXe siècle :

  • ·         Sec comme de l’amadou
  • ·         Prendre feu comme de l’amadou
  •        L'amadou est une matière très inflammable.

 Mais qui sait d’où vient ce mot ?

J’avoue, pour ma part, avoir découvert son origine lors de la rédaction de cet article.

 « Amadou » est un nom du genre masculin qui apparut vers 16 28.

A cette époque, d’ailleurs, il s’orthographiait  « amadoue », avec un « E » final.

Employé dans l’argot des truands, il désignait...... UN MENDIANT !!

 

Rabelais note dans un de ses écrits, en 1546 : « Frotter avec de l’amadoue ».

Voilà qui semble bien curieux !!

Mais pourquoi ?

 

Voilà. L’amadoue était une préparation à base d’un champignon spongieux, très inflammable, portant le nom de : amadouvier.

 

Quel rapport avec les mendiants ?

Je vais vous le conter immédiatement.

 Afin d’attirer à eux la pitié et ainsi récolter des oboles, les mendiants s’enduisaient le visage avec cette mixture de couleur jaunâtre qui leur donnait très mauvaise mine, comme quelqu’un qui aurait une terrible maladie.

En clair, une ruse pour « amadouer » le chaland qui passe.......


  Et maintenant, quelques mots découlant de l’amadou.

  • ·         Un amadoueur : le fabricant d’amadou.
  • ·         Amadouer : verbe, qui vers 1546, s’employait pour se frotter avec de l’amadoue.

Mais également : apaiser – flatter avec de belles paroles avec la détermination de tromper.

Puis, plus tard, vers 1822 : tomber amoureux.

  • ·         Un amadouage : un mariage
  • ·         Un amadoueur ou une amadoueuse : un amoureux ou une amoureuse.
  • ·         Et puis l’adverbe : amadouement.

 

Je retiens tout de même qu’au départ, il y a cette notion d’attirer pour tromper.

Espérons que les amadoueurs et les amadoueuses qui amadouent jusqu’à "l’amadouage", soient réellement sincères.

 

Non, je ne suis pas ENCORE pessimiste, mais je sais pertinemment que derrière chaque mot existe son contraire et qu’en plus, reconnaissez-le, ce mot « amadouer » provient, tout de même de l’argot des truands !!!!

Alors, méfiance !!!!

 

Pour cette petite histoire autour d’un mot,

Je me suis aidée du

« Dictionnaire historique de la langue française » Le Robert

Joseph Mayeul Huguès, chirurgien accoucheur


La domestique ouvrit la porte d’entrée sur une femme, sans âge, portant un paquet.

Dehors la nuit, sans lune, n’était éclairée que par la danse légère de quelques flocons de neige. Le froid humide qui pénétra la maison la fit frissonner.

 

« C’est pourquoi ? demanda-t-elle d’un air revêche, en raison de l’heure tardive.

     Monsieur Huguès est-il là ? questionna la femme.

     Non ! lança la domestique.

     Doit-il rentrer bientôt ? s’enquit la visiteuse.

     Est-ce que j’ sais, moi ? répondit la servante.

     Puis-je l’attendre ? se hasarda la femme qui sentait bien qu’elle dérangeait.

     Si ça vous chante !

 

Sur ces mots, laissant l’intruse dans l’entrée où plusieurs sièges avaient été placés, la domestique s’en retourna dans sa cuisine en bougonnant.

« A c’ t’ heur’ d’ la nuit, c’est y pas permis d’embêter le pauvre monde !

 

Monsieur Huguès n’avait pas d’heure pour rentrer. Accoucheur, chirurgien, il pouvait être appelé à toute heure du jour ou de la nuit, ce qui expliquait son absence, en ce mercredi 10 mars 1813, alors que la pendule marquait dix heures du soir.

 

Le bruit de la porte d’entrée interpella la domestique qui revint dans l’entrée où elle constata l’absence de la visiteuse.  Celle-ci était partie, sans prévenir, en oubliant son paquet sur un des fauteuils.

 

« Ah bah, v’là aut’ chos’ à présent ! dit-elle,

 

Elle allait jeter un coup d’œil dans le ballot lorsque la porte s’ouvrit laissant paraître son maître, Joseph Mayeul Huguès.

Il posa sa sacoche sur le sol, ôta son manteau et apercevant sa servante un peu embarrassée, demanda :

« Que se passe-t-il donc, Séraphine ?

     C’est une dame qu’est v’nue c’ soir et pis qu’est r’partie, en laissant son bagage.

 

Sans prêter attention à la réponse  de Séraphine, le praticien poursuivit :

« Madame est là ?

     C’est qu’ Madam’ est couchée, à c’t heure ! Et pis, elle avait la migraine ……

 

Remarquant la curiosité impatiente de Séraphine, l’homme s’approcha du fauteuil.

« Bon, voyons ce que contient ce colis et ensuite, je mangerai bien quelque chose. »

La couverture écartée laissa apparaître le visage endormi d’un nouveau-né.

— Doux Jésus ! lança Séraphine.

— Qui a déposé ce paquet ?

— Une dame qui voulait vous voir.

— Elle vous a donné son nom ?

— Bah non ! Et j’ lui ai point d’mandé !

— Elle était comment ?

— Est-ce que j’sais, moi, j’ l’ai point r’gardée !

— Vous auriez dû aller chercher Madame.

   S’i fallait que j’ la dérange à chaque fois que’qu’un frappe à la porte, Madam’ f’rait mieux d’ mett’ son lit dans l’entrée !

 

Joseph Mayeul Huguès haussa les épaules à cette réponse, mais il ne fit aucun commentaire, habitué, qu’il était, aux réflexions de sa servante. Une brave femme, courageuse, mais souvent ombrageuse.

 

« Voyons un peu si il y a quelques renseignements concernant cet enfant. »

 

Sortant le petit être avec précaution, il découvrit dans le paquet un trousseau d’une certaine qualité et une pochette dans laquelle avait été placée une somme conséquente, lui sembla-t-il, en la comparant au salaire journalier d’un ouvrier.

 

Cet enfant, abandonné à ses bons soins, ne devait pas provenir d’une famille indigente.

 

« Je suppose qu’il est le fruit d’amours illégitimes et que, de ce fait, on ne veut pas de lui ! » pensa-t-il en regarda le petit qui venait d’ouvrir les yeux, mais il s’abstint de formuler tout haut sa pensée.

« Il faut changer cet enfant, conclut-il en le donnant à Séraphine. Il n’est pas possible de le laisser ainsi. Nous verrons aussi, si nous avons affaire à un jeune garçon ou à une demoiselle. Ensuite, il faudra le nourrir. Ce nourrisson n’est pas bien gros et qu’il ne réclame pas n’est pas bon signe. Il va falloir qu’il se force ! »

 

En dévêtant l’enfant, l’accoucheur et sa servante découvrirent qu’il s’agissait d’un petit garçon. Celui-ci portait une ganse bleue autour du cou. Sous sa chemise, un écrit, sûrement de la main de la maman précisait :

« Enfant ondoyé et demande le baptême », avec la mention de sa date de naissance, survenue le « 10 du présent mois » et les prénoms choisis : « Victor Bonaventure ».

Pour la somme jointe, elle devait, toujours selon l’écrit, servir à conduire le petit à la Madeleine ou à l’hôtel-Dieu de Rouen.

Étant donnée l’heure avancée dans la nuit, le petit Victor Bonaventure resta au domicile de Joseph Mayeul Huguès qui alla le déclarer, à la mairie de Louviers, le lendemain matin.

Bonaventure ! Quelle ironie d’affubler d’un tel prénom un petit que l’on abandonne à la charité d’un hospice !

 

 

Lorsque Joseph Mayeul Huguès était en mairie pour déclarer le petit Victor Bonaventure, il fut prévenu que la demoiselle Marquis était dans les douleurs de l’enfantement. Le devoir l’appelait.

 

Dans la pièce où le praticien pénétra, il aperçut la future mère couchée sur une paillasse, soutenant le bas de son ventre. Elle se mordait les lèvres pour ne pas crier.

« Vite, docteur, dit une femme, je suis la voisine, c’est moi qui vous ai fait prévenir. » Puis, se tournant vers un des coins de la pièce, elle s’exclama : « Qu’est-ce que tu fais là, toi ! Veux-tu ben t’ sauver ! »

Joseph Mayeul vit alors détaler, comme une petite souris poursuivit par un chat, une fillette maigrichonne de quatre ans environ.

 

« C’est sa fille, précisa la voisine en désignant du menton la parturiente, moi,  j’ m’en occupe quand sa mère travaille.

     Bon allons-y ! dit l’accoucheur. Vous pouvez m’aider ?

     Bah ! j’ vas point la laisser !

     Il faut des draps, de l’eau chaude ….

     Oui, coupa la femme, j’ sais. J’en ai eu huit, alors !

 

Tout en auscultant la patiente, la conversation s’engagea :

« Alors, vous avez déjà une belle petite ?

     Oui, répondit la future maman.

     Vous êtes mariée ?

     Que non ! j’ l’élève seule !

     Et celui qui va arriver ?

     J’en veux point !

     Attendez de le voir.

     C’est tout vu. Déjà qu’ la mèr’, elle veut point voir la première.

     Réfléchissez, le bébé va avoir besoin de vous.

     Y s’ra mieux sans moi !

     Pas sûr !

     Vous croyez qu’ la mèr’, elle va m’accueillir avec les deux marmots ? Déjà qu’elle m’a mise dehors y’a quatre ans !

 

Une femme seule, ayant « fauté », si elle n’avait pas l’appui de ses parents, n’avait pas beaucoup de solutions. Élever un enfant en travaillant, souvent de six heures du matin à huit heures du soir en usine, voire plus comme domestique, cela relevait de l’impossible.

 

Marie Anne Marquis, célibataire, avait mis au monde le 11 mars 1809, une fillette naturelle qu’elle prénomma Marie Anne, comme elle et comme sa mère.

En ce jour du 11 mars 1813, naquit une autre fillette naturelle qui reçut les prénoms de Marie Anne, comme sa sœur aînée, comme sa mère et comme la mère de celle-ci.

Cette petite, aussitôt arrivée dans ce monde, après avoir été déclarée en mairie par le sieur Huguès, prit le chemin de l’hôtel-Dieu  de Rouen.

 

Louviers faisait fort ! Deux enfants en deux jours, échoués à Rouen, car non désirés.

Alors, un employé de cet établissement écrivit au maire de Louviers, demandant expressément qu’il  intervienne auprès des parents pour les convaincre de venir récupérer leur  progéniture.

 

Concernant le petit garçon, Victor Bonaventure, le maire ne put rien faire car ne connaissant pas les auteurs de ses jours. Par contre pour la petite Marie Anne, il se rendit au domicile de la demoiselle Marquis. Il fut bien accueilli, ce qui lui parut de bon augure.

« C’est que j’veux ben, moi, répondit la mère, mais j’en ai  déjà une. C’est la s’cond’, alors vous comprenez !

     Votre mère ne peut pas vous aider, se risqua le représentant de la ville.

     C’est que…. Elle en a point voulu d’ la premièr’. El’ sait point qu’i’ y  en a une aut’. Si elle apprend que j’ai r’chuté ……..

 

Ce fut en ces termes que le maire répondit au courrier provenant de l’hôtel-Dieu :

«La demoiselle Marquis, vivant seule, ayant déjà eu une enfant d’amours illégitimes, ne souhaite pas qu’on apprenne sa rechute ! »

Un autre courrier, reçu en mairie de Louviers, révéla que Marie Anne Marquis avait consenti à reprendre sa seconde fillette.

 

Au foyer, vécurent alors trois « Marie Anne ».

Rien ne nous autorise à penser que la maman célibataire était  retournée vivre chez sa mère, mais si cela fut le cas, quatre « Marie Anne[1] » cohabitèrent !!!

Comment furent-elles différenciées ?

 

 

Joseph Mayeul Huguès[2] avait vu le jour à Valensole dans le Var. Il était l’époux de Marie Françoise Gosselin[3], née à Saint-Denis-de-Lillebonne en Seine-Inférieure. Ils habitaient au numéro 29 de la rue Royale à Louviers.

 

Depuis qu’il exerçait à Louviers, il en avait vu naître des petits, il en avait vu aussi mourir plus d’un, car il était appelé en dernier recours, lorsque la matrone éprouvait quelque difficulté, notamment lorsque l’enfant se présentait mal.

Joseph Mayeul Huguès pratiquait alors une césarienne si il n’était pas déjà trop tard.

 

Un beau métier !

Un dur métier !

Un métier où, souvent, il fallait trouver les mots pour réconforter, consoler.

 

Un enfant qui meurt, c’était une épreuve, surtout s’il s’agissait du premier-né, mais une maman qui disparaissait, laissant une ribambelle de petits orphelins, c’était une catastrophe.

Heureusement, il y avait des moments de joie intense où la naissance était grandement arrosée d’eau-de-vie. Et pas moyen de refuser de trinquer, cela aurait été mal interprété !

 



[1] Marie Anne Heudebert, épouse Marquis, la grand-mère qui décéda à Louviers le 29 février 1836 (86 ans).

   Marie Anne Marquis, fille d’Ambroise Marquis et Marie Anne Heudebert

   Marie Anne, les deux fillettes, nées l’aînée en 1809, la seconde en 1813

[2] Joseph Mayeul est décédé à Louviers le 19 mars 1841 à l’âge de 78 ans

[3] Marie Françoise Gosselin décédée, à Louviers, le 19 novembre 1833, âgée de 72 ans.