« C’est pas Dieu possible, se lamentait Marie Catherine Charlotte, c’est y quand, ça va s’arrêter c’ massacre ? I’s ont pris l’père et maint’nant c’est fils qui vont m’tuer ! »
Devant la sous-préfecture, le silence
se fit, tant que cette pauvre femme hurlait sa peine, crachait sa haine et se
sentant au plus mal, cherchait par ses cris un regard, une aide, une main
tendue.
Mais, Marie Catherine Charlotte, elle,
n’en resterait pas là, que non ! Elle le défendrait son Louis François,
son seul enfant, ça elle pouvait le jurer. Aussi, dès son retour à Louviers,
elle alla trouver le maire.
—- Voyons, madame, dit le maire, Hercule Coquerel, prenez le temps de
vous asseoir et racontez-moi calmement
ce qui vous amène ?
—- C’ qui m’amène ? répondit la pauvre femme, en se laissant
tomber sur une des chaises disposées face au bureau, c’ qui m’amène ?
C’est l’ Louis François, il a tiré l’ numéro 33.
—- Bon ! Je suppose qu’il s’agit de votre fils ?
— - Bah oui ! répliqua Marie Catherine Charlotte, car pour elle
c’était évident.
—- Bon, votre fils a tiré un numéro et il doit partir sous les
drapeaux ?
— - Et j’ veux point, moi ! lança-t-elle.
— - J’ai bien peur qu’il n’y ait d’autres choix. Le tirage au sort est
un moyen égalitaire entre tous les citoyens et nul ne peut se dérober. C’est la
loi.
— - Mais, j’ suis seule moi, dit la femme radoucie devant l’attitude
calme et posée du maire.
— - Vous êtes seule avec lui ?
— - Bah oui ! s’étonna la
mère devant ce qui était l’évidence même. Son père, il est point r’venu d’la
guerre. Pas d’ nouvelle depuis des années. À
mon avis, c’est qui s’rait mort ! Alors la Patrie, comme il’
disent, j’y donn’rai point mon gars !
— - Bon, reprit Monsieur Hercule Timoléon Coquerel, nous allons
reprendre tout depuis le début. Vous allez tout m’expliquer calmement et je
vais faire un courrier au Ministre de la Guerre. Il faut d’abord savoir, si
votre mari est bien décédé.
— - Bah, sûr’ment, car
autrement, pourquoi qui s’rait pas rev’nu, mon homme ?
— - Il a peut-être été blessé, a
peut-être perdu la mémoire.…
— - I manqu’rait plus qu’ ça, coupa la pauvre femme.
Alors, avec bien des difficultés,
Hercule Timoléon Coquerel, Maire de la ville, réussit à remettre dans l’ordre
les paroles de son interlocutrice et à reconstituer sa vie depuis ……
Marie Catherine Charlotte avait été
baptisée à Gaillon, le jeudi 28 avril 1774. Ses parents Jean Pierre Fortin,
journalier, et Marie Anne Catherine Houel, s’étaient unis en l’église
Notre-Dame de Louviers, le 4 juillet 1773.
Elle s’était mariée[1],
avec François Robine qui avait reçu le sacrement du baptême dans la paroisse de
Vesly (arrondissement des Andelys) où vivaient ses parents, le 10 novembre
1782.
Un petit garçon, prénommé Louis
François, vit le jour à Sainte-Barbe-sur-Gaillon, le 16 pluviose an XI de la
République[2].
Puis ce fut la conscription, le tirage
au sort. Le 2 pluviose an XII, François Robine partait sous les drapeaux.
Elle avait eu quelques nouvelles, au
début, puis plus rien depuis le 17 janvier 1812.
Tout laissait donc à penser que ce valeureux soldat, François
Robine, avait péri au cours de cette ultime campagne et que malheureusement,
son corps n’avait pas été retrouvé comme beaucoup d’autres d’ailleurs.
Pour officialiser un décès, il fallait
un acte en bonne et due forme.
Pour établir cet acte, il fallait
prouver la mort, en présentant le corps du défunt, identifié par plusieurs
témoins.
Dans le cas contraire, le document ne
pouvait être rédigé.
Pour que le jeune Louis François, fils
de Marie Catherine Charlotte Fortin et François Robine, soit exempté, il
fallait prouver que son père avait trouvé la mort au combat, en défendant la
Patrie.
« J’y vois un peu plus clair à
présent. Je vais écrire ce jour au Ministère de la Guerre, promit le maire. Je
vous tiens au courant lorsque j’aurai une réponse.
— - Et pour mon gars,
j’ fais quoi ?
— - Pour le moment, rien. Il n’est pas encore parti, et je vous promets
de tout mettre en œuvre pour que vous le gardiez près de vous.
— - Oui, je comprends, faites-moi confiance.
— - Ben merci. Vous êtes mon sauveur…
— - N’exagérons pas. Nous verrons cela …
Les recherches au Ministère de la
Guerre confirmèrent les dires de la femme Robine, précisant tout de même que le
soldat, blessé, avait été fait prisonnier le 18 novembre 1812.
Moins vingt degrés!
Tous avaient marché, courageusement,
sans vivre. Leur survie était à ce prix. La plupart marchait vers la mort et le
savait.
Pour le soldat Robine, à ce qu’on pensait,
il avait été fait prisonnier, mais l’ennemi ne s’embarrassait pas de
prisonniers, sauf s’il s’agissait de gradés. Les simples soldats ne pouvaient
servir de monnaie d’échange. De plus, il fallait les faire garder, les nourrir.
Alors, ils étaient passés par les armes…..
Quelle preuve en ce qui concernait
François Robine ?
Aucune. Simplement des suppositions[3].
Alors ? Que se passa-t-il par la
suite ?
Louis François Robine déclara la
naissance de Marie Euphrasie, née le 25 avril 1825.
À cette date, il vivait avec Euphrasie
Jacquemin[4],
rue de Beaulieu, au domicile de sa mère, Marie Catherine Charlotte Fortin.
L’année suivante, le 30 juin 1826,
naquit, toujours hors mariage, Louis François. Le couple était alors
domicilié Faubourg Saint-Jean, toujours à Louviers.
En 1828, le couple vivait toujours
hors mariage. Il ne régularisa la situation que dix ans plus tard, le 27 mars
1838, en l’hôtel de ville de Louviers.
Sur l’acte de mariage, Louis François
Robine figure en tant que père du futur, avec la mention « absent depuis
nombre d’années[5] ».
Les futurs déclarés domiciliés à Louviers,
chacun chez leur mère respective.
Par ce mariage, leurs trois enfants,
Marie Euphrasie, Louis François et Pierre Alphrède, furent légalisés.
L’année suivante, naissait, le 11 mars
1840, une petite Marie Eugénie.
Trois années plus tard, Louis François
Robine la rejoignit, le 20 février 1877. À cette date, il demeurait rue
Saint-Jean à Elbeuf.
[1] Concernant
le lieu et la date de mariage, les recherches, bien que multiples, restèrent
infructueuses.
[2]
5 février 1803
[3]
Aucune information sur le décès de François Robine, ni aucun document sur
l’exemption de son fils Louis François.
[4]
Plusieurs orthographes du nom sur les divers actes dont : Jacquemin - Jacquemain …..
[5] Cette mention prouve que les recherches n’avaient pas
abouti.