mercredi 17 décembre 2014

UN ENFANT PAS COMME LES AUTRES




Lorsque Françoise Opportune G, épouse de François Antoine L, ressentit les premières douleurs de l’enfantement, elle était loin du terme de sa grossesse. Pourtant, à la voir, on aurait pu penser que l’heure était venue, car elle présentait une ventrée si importante, si encombrante, qu’elle ne pouvait plus, depuis quelque temps déjà, ni se baisser, ni effectuer les tâches les plus bénignes de son quotidien. Ce qui ne faisait pas son affaire, en raison de l’ouvrage à effectuer.

La matrone, prévenue, arriva au plus vite. S’il s’agissait bien d’une naissance prématurée, l’enfant avait peu de chances de survivre, mais il fallait, au mieux, préserver la vie de la maman. Un enfant perdu n’était point grave, il y en aurait bien assez d’autres par la suite !

« Alors, ma belle ! lança-t-elle à la future mère en entrant dans le logis. C’est le grand moment ? »

Allongée sur sa couche, la pauvre Françoise Opportune, le visage écarlate et trempé de sueur, se tordait de douleur.

« Il faudrait bien qu’ ça aille vite, à présent ! répondit-elle entre deux grimaces dues à la souffrance.
-          Il faut laisser la nature achever son œuvre. Le bébé présentera son nez lorsque l’heure sera arrivée, répondit avec sagesse la matrone qui en avait vu naître des petits, naître et mourir d’ailleurs, et c’était ce qu’elle redoutait le plus.

Françoise Opportune, à cette tirade qui n’admettait aucune réponse, pensa tout de même :
« C’est point elle qui a mal ! Moi, j’ veux qu’ ça aille vite ! »

Les contractions se rapprochèrent de plus en plus. Puis, soudain, la matrone s’écria :
« Allez, ma belle, encore un effort ! J’ le vois qui arrive ! »

Quelques secondes plus tard, elle reçut le nouveau-né, déclarant sans enthousiasme :
« C’est un garçon. »

Oui, un garçon. Un pauvre petit être décharné et d’une constitution si faible qu’il n’était pas difficile de prédire que ses chances de vie étaient minces.

« Pas possible que cet enfant soit arrivé à son terme, se dit la matrone en coupant le cordon  et en donnant les premiers soins au nourrisson qui n’émettait que de faibles petits cris. Mais comment ce fait-il que la maman soit si grosse ? »

Elle eut vite réponse à cette question, car Françoise Opportune s’écria :

« j’ crois qu’il en v’int un autr’ ! »

Déposant le petit garçon dans le berceau placé près de la cheminée où brûlait un bon feu, la matrone se précipita vers le lit, juste à temps pour accueillir un nouveau poupon, une fille cette fois, petite, certes, mais plus grosse et vigoureuse que son frère.

« Et une fille à présent ! annonça-t-elle, heureuse d’entendre, cette fois, la nouvelle venue pousser des cris de protestation, affirmant, avec bonheur, sa belle énergie. Puis, s’adressant à la maman :
« Tu as bien travaillé. Un garçon et une fille !
-          Comment vont-ils ? s’enquit Françoise Opportune, un peu d’angoisse dans la voix.
-          Pas bien gros, mais la petite fille va très bien !
-          Et le garçon ?
-          Le garçon ! s’exclama la matrone, il aura du mal à pousser. Il lui faudra beaucoup de soins. Mais tu sais …..

La phrase laissée en suspens n’annonçait rien de bon. Françoise Opportune le réalisa aussitôt. Lui revint alors en mémoire cette phrase trop souvent entendue : « Il vaudrait mieux qu’il parte….. »

Le lundi 18 mars 1754, jour de leur naissance, Antoine et Marie Magdeleine furent baptisés. Ce jour-là, les prières furent surtout pour ce petit garçon que chacun pensait voir s’éteindre rapidement.

Si Marie Magdeleine prit vite du poids et s’éveilla rapidement, Antoine, lui, tout en s’accrochant à la vie, prospérait beaucoup moins vite.

« Il prend son temps, pensait la maman. Normal, il était si minuscule à la naissance ! »

Mais la différence entre les deux jumeaux s’accrut avec le temps. Antoine marcha et parla bien plus tard que sa sœur qui voyant les difficultés de son frère le protégeait. Plus les années passaient, plus l’évidence s’imposa aux yeux de tous : Guillaume était et resterait « imbécile » comme l’on disait alors.

Marie Magdeleine, devenue jeune fille, s’éloigna de ce frère avec lequel elle ne pouvait plus rien partager. Elle l’aimait, oui, toujours autant, mais elle devait faire son chemin. Quand elle se maria, en mai 1778, avec Pierre C, elle laissa au foyer parental, un Antoine désœuvré qui ne comprenait pas pourquoi sa jumelle, celle qui l’avait toujours défendu, l’abandonnait. Malgré les explications, il ressentait ce mariage comme un cruel abandon.

Pour gagner un peu d’argent, Antoine faisait de petites tâches, ici et là. Besognes répétitives qui avaient, malgré tout, l’avantage de lui rapporter quelques sous et de le valoriser à ses propres yeux. Il se sentait utile.
Ses parents,  François Antoine et Françoise Opportune, soucieux de son avenir, lui avaient constitué une rente viagère, sur les revenus d’un bien immobilier, d’une valeur de cent-cinquante francs, payable annuellement. Ce qui fait que lorsqu’ils décédèrent à la fin des années 1780, leur fils ne se retrouva pas sans moyen de subsistance.

Antoine, ne maitrisant pas toujours ses émotions, se montra de plus en plus imprévisible, surtout lorsqu’il se retrouva seul. Livré à lui-même, il fut arrêté plusieurs fois pour vagabondage. Afin d’éviter cette errance, il fut accueilli à l’hospice de Louviers, moyennant le versement de sa rente de cent-cinquante francs pour frais d’hébergement. Mais là non plus, tout ne fut pas facile. Un jour, il s’en prit, pour des broutilles, à un autre pensionnaire, le molestant à tel point qu’il fut condamné, par le Tribunal Correctionnel, à deux mois de détention qu’il effectua à la prison de Louviers.
Libéré, il ne voulut pas réintégrer l’hospice. Il partit à l’aventure, mendiant sur les chemins. La maréchaussée mit quelques mois avant de l’arrêter et le reconduire à l’hospice de Louviers.

« Pas méchant pour deux sous, disait-on de lui, mais lorsqu’il se met en colère, il ne maîtrise pas sa force ! »

En vieillissant Antoine L se calma un peu, acceptant cette semi-liberté à l’hospice. N’y avait-il pas le parc et les jardins dans lesquels il trouvait quelques petits travaux de jardinage à effectuer ?

Sa sœur était venue le voir régulièrement au début, puis ses visites s’espacèrent. Ainsi allait la vie !

Antoine L décéda donc seul, en mai 1822. Il avait soixante-huit ans[1].

Si la vie lui avait joué un mauvais tour le jour de sa naissance, il avait eu, au moins, cette chance d’avoir des parents aimants et prévoyants.






[1] Sur son acte de décès, il est noté : soixante-douze ans.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire

Merci de votre commentaire. Il sera lu avec attention.