La
porte de l’auberge s’ouvrit sur un homme d’une cinquantaine d’années. À son
entrée, tous les regards se tournèrent vers lui.
Il
lança un « bonjour la compagnie » sonore et alla s’installer à une table
près d’une fenêtre donnant sur la rue.
Le
patron vint lui demander ce qu’il souhaitait consommer. En cette question, il
répondit :
« Une
chopine de rouge, et du bon ! »
En
attendant d’être servi, l’homme alluma sa pipe et lança quelques volutes de fumée.
Chacun
avait repris sa conversation et, peu à peu, le brouhaha se fit plus dense dans
la salle.
Le
patron, en servant son client, essaya d’engager la conversation. La mine morose
de l’homme l’intriguait.
«Alors,
vous v’nez de loin ? lança-t-il
- De Gaillon.
- Et vous
allez ?
- Pas plus
loin qu’ici. Je vins fair’ un’ livraison et j’y r’tourne !
Voyant
l’homme peu bavard, le patron orienta la conversation sur le temps.
« Fait
pas beau aujourd’hui, pas vrai ?
- Oui, comm’
vous l’dites. Une petite pluie et du brouillard tout l’ long du ch’min !
- Sale temps
en effet. Et pis, i’ fait point chaud !
Pas
bien causant, en effet, mais le patron ne se découragea pas. Un homme venant
d’une autre ville avait sûrement des choses à raconter, même si cette ville
n’était éloignée que de quelques lieues, et l’auberge n’était-elle pas un lieu
primordial servant à véhiculer toute information ?
« Quoi
d’ neuf à Gaillon ?
- Rien à
vrai dire, la routine.
- Au moins,
i’ y a pas d’accident à déplorer, c’est déjà ça !
- Des
accidents, répondit l’homme songeur, i’ y en a tous les jours. La routine ….
- Comme vous
dites, la routine, répliqua le patron qui, quelque peu découragé, allait s’en
retourner derrière le comptoir.
- Sauf
qu’hier, c’est une jeune femme qui est morte……..
Le
patron fit volte-face et revint vers son client.
« Une
jeune femme, et comment ? »
L’homme
releva la tête, appuya son dos au dossier de la chaise et regarda le cabaretier
dans les yeux. Il avait l’air atterré.
« Oui,
une jeune femme. La fille d’un voisin. Quel malheur tout d’ mêm’. Surtout quand
on l’a r’tirée du puits. »
Le
silence planait de nouveau dans la salle où les buveurs attentifs, tout à coup,
attendaient la suite du récit.
L’homme
hochait la tête revoyant le pauvre corps remontant, peu à peu, à la surface. Il
en avait vu pourtant à son âge, mais lorsqu’il s’agissait de jeunes et
notamment de jeunes qu’il avait vu grandir, ça lui faisait quelque chose, là,
au creux de la poitrine.
Alors,
se sentant écouté, ayant besoin aussi de déverser sa peine, il se mit à conter
l’événement, un peu dans le désordre, au fil de ses souvenirs, au fil de ses
émotions.
« Oui,
j’la vois encore courir dans les prés. J’connaissais bien son père. C’était un
voisin et un ami, maréchal ferrant et fier de l’être.
Il
venait de Villers-sur-le-Roule et avait
épousé Anne Marguerite Saunier, une
brave fille et bien tournée avec ça.
Des
petiots, il en
était né, pour sûr. D’ailleurs les
petiots ça pousse plus que les rentes et ça crée bien du souci…..
La
Marie Anne Marguerite, elle
était née en été, oui, sa mère avait fini les moissons en s’tenant l’ventre.
Tous lui disaient qu’elle accoucherait parmi les épis. Mais, elle ne voulut pas
laisser l’ouvrage.
« ça tiendra ben encore un
peu ! » répondait-elle en riant.
En
effet, ça a tenu……. Une belle petite, vigoureuse et qui hurlait sur les fonts
baptismaux.
« Oui,
j’la vois encore courir en riant, grimper aux arbres et, plus tard, chanter en
filant.
Elle
est devenue une bien jolie jeune fille, la plus belle de toutes les filles
Langlois. Et elle était, bien sûr, très courtisée. Mais malgré cela, i’ parait
qu’elle était sage ….. « J’veux point d’mari, précisait-elle, j’suis
ben comm’ ça. » Elle en abattait d’ l’ouvrage. Une courageuse ! Oui,
une sacrée femme !
J’me
souviens aussi d’la naissance du p’tit Jacques.
Une
drôle d’histoire, ça pour sûr. C’est qu’la
Marie Anne Marguerite avait eu un galant. C’était d’ son âge, pardi. Et
la v’là avec un petit dans l’ventre. Furieux qu’il était le Langlois. Surtout
que l’père, un journalier n’ voulait pas s’marier.
Peut-être
même que c’était elle qui n’voulait pas ! Va savoir ?
Enfin,
tout ça, ça a fait des histoires, au point que l’père Langlois, il a mis sa
fille à la porte.
La
voilà, partie vivre chez la Madeleine, la
ferme juste à côté. Chez elle, i’ avait d’ l’ouvrage, alors elle s’installa et
que'qu' temps après elle a eu son p’tit. Un p’tit gars qu’elle a prénommé
Jacques, comme son père ou comme le père du marmot. Est-ce qu’on sait ? L’père,
Jacques Seney,
a été déclarer le petit à la mairie. Il a reconnu être le père. J’me souviens,
il est né en hiver. C’jour-là, i’ neigeait. Il a bien deux ans à c’t’ heure. Mais,
toujours pas d’mariage en vu.
L’père
venait l’voir et tout ….. et j’pense qu’avec la mère.... Enfin, c’est point mes
affaires, et pis à présent, qu’elle est morte ……. J’comprends point moi, tout
allait s’arranger et on allait aller à la noce ……… Car faut vous dire, que la
Marie Anne Marguerite et le Jacques y s’aimaient bien et plus encore... car....
La s’maine dernière, l’ père Langlois, il apprend qu’ sa fille, elle est d’
nouveau grosse. Furieux qu’il était et bien que malade, au fond de son
lit, i’ va la voir et finit par savoir
que l’père c’est encore l’ Jacques Seney. Alors, i’ fait ni une, ni deux, i’ s’
rend chez lui. Oui, furieux qu’il était l’ pèr’ Langlois, j’ l’avais jamais vu
comme ça et pourtant j’ le connais ben, moi, l’pèr’ Langlois.
« Faut
qu’épouse ma fille, maint’nant, lui ordonna-t-il, surtout avec le s’cond qu’est
en route ! »
Et
le Jacques, i’ a fini par dire oui. La publication du mariage devait s’faire c’
t’ jour.
Après,
j’sais plus trop. Simplement, c’est que c’ matin là, en sortant à six heures du
matin, pour aller m’soulager au fond du jardin,
j’ai aperçu des sabots près du puits d’ la maison d’ la Madeleine.
C’est
à c’moment que j’vois la Madeleine sortir de la maison. Ell’ cherchait Marie
Anne Marguerite, car le p’tit Jacques pleurait. J’lui montre les sabots, là ….
et penchés au-dessus du puits, on a essayé d’ voir que’qu’ chose, mais i’ s’ faisait
encore noir.
Comme
on a pas trouvé Marie Anne Marguerite, on a fait prév’nir le père qu’est venu
tout d’suite.
Et
puis on a prév’nu les autorités, pour sûr. C’est que ça d’venait grave, c’
t’affaire-là.
C’est
dans l’après-midi qu’on l’a r’montée. Tout d’suite, on l’a reconnue. Elle
portait sa jupe de molleton rouge et un casaquin bleu sur sa chemise. Oui, que
misère !
Dir’
qu’on aurait pu aller à la noce ……….
Le
silence retomba sur cette fin tragique.
L’homme
renifla, essuya d’un revêt de manche une larme qui roulait sur sa joue, se
leva, posa une pièce sur la table en paiement de sa consommation, et sortit de
la taverne sans se retourner.
La porte
de l’estaminet refermée, un silence pesant flotta encore dans le lieu. Peu à
peu les habitués reprirent leurs conversations, en sourdine, comme pour
respecter le repos de la jeune défunte.