mercredi 31 mai 2023

La destinée de Charles Nicolas Valentin Chauvet - Première partie

 


Grugny, petit village normand de cent-quatre-vingt-dix âmes, venait en ce 14 février 1800 d’accueillir un nouveau-né, fils de Jean Baptiste Nicolas Chavet et Véronique Vadcard. Sur les fonds baptismaux de la petite église, il reçut les prénoms des Charles Nicolas Valentin.

 

Ce poupon grandit et entra en apprentissage chez un menuisier. C’était qu’il était déjà très habile de ses mains. Pendant les périodes creuses, comme il en était fréquent dans les campagnes, il exerçait aussi le métier de tisserand.

 

Au hasard de la vie, des rencontres sur les marchés et des divers déplacements occasionnés par ses travaux, ce jeune homme rencontra, à plusieurs reprises, une jeune fille qu’il trouva fort à son goût.

Tellement à son goût qu’elle finit par hanter ses pensées.

Elle se nommait Marie[1]. Couturière, elle vivait dans le village voisin, Le Bocasse, avec sa mère veuve depuis le 23 février 1811.

 

Les sentiments des deux jeunes gens s’avérant partagés, ils s’unirent le 8 août 1821. La cérémonie eut lieu dans la commune de résidence de la jeune femme, au Bocasse.

 

Il fallut attendre plus de trois années au jeune couple pour avoir un premier enfant. Ce fut une fille qui poussa son premier cri le 7 avril 1825.

Une fille ! Bien sûr, Charles Nicolas Valentin aurait préféré un garçon, mais qu’importait, ce garçon arriverait plus tard...

Cette nouvelle-née, prénommée Marie Eloïse, fut la seule enfant du couple.

 

Elle grandit dans l’amour attentif de ses parents, choyée comme peu d’enfants l’étaient à cette époque.

 



[1] Marie Delahaye, fille de Jacques Delahaye et de Marie Rose Lainé.

Vous arrive-t-il d’âtre schlass (schlasse) ?

 



 Voilà un adjectif – qui fut aussi un nom en 1873 - qui mérite quelques explications.

Comme adjectif, il apparut dans notre langage en 1916.

 






Ce terme, orthographie en 1883, slasse, est emprunté à l’allemand schlaff avec la signification de : fatigué, mou.

·         Je suis schlass !

·         Je suis raplapla !

·         Je suis H.S. (Hors service) !

·         Je suis flapi !

 

En revenant en arrière dans le temps, en 1873, un slaze désignait un homme ivre.

Et si nous creusons un peu plus, un schlass, en 1932, puisant son origine dans le terme anglais slasker, devint une arme blanche.

·         To slash (au XVIème siècle) : entailler – trancher – balafrer.

Mais, le verbe to slash pourrait trouver un lien avec l’ancien français esclachier, pour : briser en morceaux – éclater.

Les mots voyagent colportés d’une région à l’autre, d’un pays à l’autre, et beaucoup ont une origine antique identique.


Et puis, il y a aussi ..........



Le schlass, mot argotique, désignant un couteau, un surin....

Alors attention prudente :


Ne jamais croiser un schlass muni d’un schlass, surtout si vous êtes schlass(e).


                                                                                                                                                                Pour cette petite histoire autour d’un mot,

Je me suis aidée du

                                                                                « Dictionnaire historique de la langue française » Le Robert

mercredi 24 mai 2023

Un gougnafier

 


Ce nom – masculin - attesté depuis 1899 est d’origine incertaine.

Il pourrait toutefois être rapproché de gougniafiasse : goinfre.

De toute façon, c’est un dérivé de goule ou gueule.

 

Alors pourquoi un gougnafier est-il un bon à rien, un rustre, un goujat ?

Mystère de la langue française.

Peut-être, si on considère qu’un bon à rien est celui qui est nourri à ne rien faire de bon, qui se goinfre, sans gagner réellement sa croûte ?

Serait-ce une piste ?

Bon à rien !

Marcel Pagnol, lui, faisait dire à un de ses personnages dans le Schpountz (1938) : Tu n'es pas bon à rien, tu es mauvais à tout. 

Une nuance difficile à saisir !!

                                                                                       Pour cette petite histoire autour d’un mot,

Je me suis aidée du

« Dictionnaire historique de la langue française » Le Robert

L’aubergiste de Sotteville-lès-Rouen - Epilogue : Une nouvelle vie loin de la France

 


Marie Anaïs Thomassin avait vu le jour à Bierné dans la Meuse, le 14 juin 1848.

Elle avait été condamnée à quatre mois de prison pour vol, mais surtout condamnée à la relégation.

Suite au jugement en date du 25 janvier 1887, elle avait embarqué, le 16 mars 1888, sur le bâtiment Nantes Le Havre, direction la Nouvelle-Calédonie où elle débarqua, sur l’île des Pins,  le 9 juin 1888.

 

Un caractère rebelle, Marie Anaïs, car dès son arrivée elle fut condamnée à huit jours sans salaire pour querelle.

 

Sa fiche de bagne décrit cette femme ainsi :

Marie Anaïs  - Matricule 106.

Mesurant 1 m 457 – cheveux noirs – yeux marrons – nez court – bouche moyenne – visage ovale – teint coloré.

Cicatrices : œil gauche – tempe – dos – cuisses.

Tâche sur la cuisse droite.

Fille de Jean Thomassin et Marie Louise Pauline Dematus, elle était l’épouse d’un certain Ernest Piller[1] qui avait obtenu le divorce en 1893.

 

Avant cette condamnation, Marie Anaïs avait donc épousé, le 11 septembre 1875, Ernest Francis Pillaire, né le 15 juillet 1849 à Reims, fils de Jean Baptiste Pillaire et de Marie Victorine Naudé.

En raison des événements et de la relégation de son épouse, Ernest Francis avait obtenu le divorce.  Jugé au tribunal civil de Reims le 21 juillet 1892 et transcrit sur les registres de mariage le 2 novembre 1893.

 

Comment Marie Anaïs a-t-elle rencontré Félix Joseph Alavoine ?



Tout simplement parce que l’un et l’autre demeuraient à Tendéa près de La Foa.

Parler de la France. Parler de son vécu. Voilà qui pouvait rapprocher !

 

Et le rapprochement s’opéra puisque, le 4 octobre 1897, Félix Joseph Alavoine et Marie Anaïs Thomassin se marièrent.

 

Félix Joseph Alavoine décéda le premier, le 3 juin 1905. Marie Anaïs Thomassin le suivit de très près puisqu’elle s’éteignit le 23 juin de la même année.

 

 

Et sur le continent, quelles nouvelles ?

 

Que sont devenus les enfants d’Athanase Bénard et d’Émilie Adélaïde Sénéchal ?

 

Athanase Bernard Bénard

Né le 24 août 1857 à Sotteville-lès-Rouen, il épousa, le 28 avril 1880, la demoiselle Marie Mathilde Tétard. La cérémonie eut lieu à Rouen.

Six années plus tard, le 30 octobre 1866, Athanas Bernard décéda à l’âge de vingt-neuf ans.

 

Ernestine Palmyre Bénard

Née à Sotteville-lès-Rouen, le 18 novembre 1892, elle avait trouvé refuge chez son frère aîné, en raison des tragiques événements familiaux.

Elle épousa le 26 janvier 1884, Jean Marie François Tronel.

Le 3 décembre 1892, elle s’éteignit à l’âge de vingt-huit ans.

 

Louis Alexandre Bénard

Né le 2 juin 1866 à Sotteville-lès-Rouen, Louis Alexandre avait été vivre, après le décès de sa mère, chez son frère aîné, Athanase Bernard.

Plus de trace de lui ensuite.... Avait-il quitté la région ?

 

 

Que sont devenus les enfants de Félix Joseph Alavoine et Elise Désirée Picard ?

 

Ernest Félix Alavoine

Né le 22 avril 1873 à Saint-Pierre-Lès-Elbeuf, Ernest Félix épousa le 2 juin 1900, à Caudebec-lès-Elbeuf, Françoise Céline Acher.

Pas de date de décès le concernant.

 

Elise Albertine Alavoine

Née à Caudebec-lès-Elbeuf le 12 juin 1875, elle se maria dans cette même commune, le 25 septembre 1897, avec Charles Eugène Boff.

Pas de date de décès la concernant.

 

Une même mention sur les actes d’état-civil de mariages des enfants Alavoine :

«.... le père, Félix Joseph Alavoine (absent) - interdit suivant jugement rendu par la cour d’assises de Rouen en date du vingt-deux novembre mil-huit-cent-quatre-vingt-un.... ».

 

Dans l’acte de mariage d’Ernest Félix Alavoine, le renseignement suivant :

La date de décès d’Alexandre Félix Alavoine, père de Félix Joseph, le 22 janvier 1899 à Elbeuf.

 

 

Toutes ces familles (Bénard, Alavoine, Sénéchal, Picard....) ont certainement beaucoup souffert du meurtre commis par Félix Joseph Alavoine.

Des vies brisées.....



[1] Sur la fiche de bagne : Ernest Piller – sur les actes d’Etat-civil : Ernest Francis Pillaire.

mercredi 17 mai 2023

L’aubergiste de Sotteville-lès-Rouen - Treizième partie : Le verdict

 


 

Les jurés quittèrent leur box afin de délibérer sur le sort de l’accusé.

Le condamner ?

L’acquitter ?

 





La salle d’audience se vida lentement des personnes venues en grand nombre entendre les débats dans un brouhaha de commentaires. Parmi les personnes présentes quelques voisins habitant le quartier du cimetière à Sotteville-lès-Rouen, les membres de la famille de la victime et de celle de l’accusé. Tous heureux de pouvoir se dégourdir les jambes dans l’attente du jugement, en espérant toutefois qu’ils ne devraient pas arpenter trop longtemps la salle des pas perdus du palais de justice.

Mais pour que justice soit faite, il fallait donner aux jurés le temps nécessaire à leurs débats.

Lorsque ceux-ci revinrent dans la salle d’audience, le public avait déjà repris place.

À ce moment, le premier juré annonça la sentence que chacun pressentait :

Sur les questions posées, il fut répondu :

Oui, sans circonstances atténuantes.

Sauf toutefois en ce qui concernait l’attentat à la pudeur.

Alavoine était condamné à la peine de mort.

 

En entendant l’arrêt de la cour, le condamné resta de marbre.

 

Il était onze heures du soir, lorsque la salle d’audience du palais de justice se vida à nouveau, mais cette fois, pas le moindre commentaire, seulement le bruit des pas et le froissement des étoffes.

 

 

Un mois plus tard, le 24 décembre 1881, le journal La Liberté notait en page 3 :

Condamnation à mort – rejet de pourvoi.

La Cour de cassation a rejeté hier le pourvoi de Félix Joseph Alavoine, condamné à la peine de mort par arrêt de la cour d’assises de la Seine-inférieure du 22 novembre, pour crime d’assassinat.

 

Le 27 décembre 1881, les lecteurs du journal Le Rappel pouvaient lire ces quelques lignes :

Nouvelles judiciaires.

Dans son  audience d’hier, la Cour de cassation, présidée par M. le président Barbier, a rejeté le pourvoi de Félix Joseph Alavoine, condamné à la peine de mort par la Cour d’assises de la Seine-Inférieure, le 22 novembre dernier, pour assassinat.

 

Le même article se retrouvait dans divers autres journaux, comme Le Temps, le 24 décembre 1881 – La Petite Presse, le 25 décembre 1881 ......

 

Le 23 février 1882, alors que Félix Joseph attendait au fond de sa cellule de la prison de Bonne-nouvelle, la date fatidique de son exécution, il apprit qu’il était gracié et que sa peine était commue en emprisonnement à vie. Il serait déporté au bagne.

 

Félix Joseph Alavoine venait d’avoir la vie sauve, mais la vie au bagne jusqu’à sa mort n’avait rien de réjouissant.

 

La fiche de bagne d’Alavoine donne les renseignements suivants :

Condamné le 22 novembre 1881 par la cour d’assises de Seine-Inférieure pour homicide volontaire et incendie volontaire

Par décret du 23 février 1882, le président de la République a commué la peine de mort en celle de travaux forcés à perpétuité.

Écroué au dépôt le 6 avril 1882.

Embarqué le 10 mai 1882 sur le Fontenay à destination de la Nouvelle-Calédonie.

 

Puis également ce qui suit :

Félix Joseph Alavoine mesurait 1.71 mètre, avait le visage ovale, le teint coloré, les cheveux et les yeux châtains, le nez moyen et la bouche également, un menton à fossette.

Il portait une cicatrice à la joue gauche, une autre au-dessus de l’oreille droite et une troisième sur le bras droit.

Ces deux bras portaient des tatouages, mais aucune précision les concernant.

 

Félix Joseph fut effilocheur. Sa tâche consistait à effilocher des déchets de laines ou de chiffons destinés à faire de la pâte à papier.

Par la suite, il devint concessionnaire, un privilège donnait aux bagnards ayant déjà purgé une peine d’au moins dix à quinze années et ayant eu une bonne conduite.

Concessionnaire ? La possibilité à un bagnard de pouvoir exploiter à son compte une parcelle de terre ou d’exercer un métier hors de l’enceinte du bagne.

Alavoine, lui, disposa d’une terre à Fonwhary, le 22 novembre 1891.

 

Un peu de liberté retrouvée.

 

Une guitoune

 



Un mot provenant de guitour, nom masculin ayant pris naissance en 1838, suite à un emprunt à l’arabe maghrébin gitun désignant une tente.

 

Et, en effet, dans l’argot miliaire des troupes d’Algérie, ce mot devenu une guitoune nommait une tente de campement.

Par la suite, quelque cinquante années plus tard, ce terme, qui n’avait pas quitté le domaine de l’armée, fut donné à un abri de tranchée.

 



1881, légèrement modifié le mot, orthographié guitourne, fut attribué à un abri provisoire.

 

Au milieu du XXème siècle, la guitoune reprenant son orthographe et son usage initiaux, se retrouva dans les campings, abri de toile de vacances.

 

Aujourd’hui, ce nom féminin n’est plus en usage, et si parfois personnellement, je l’utilise encore, c’est pour l’attribuer à une cabane un peu délabrée servant de cachette aux jeux des enfants.

 

                                                                                                   Pour cette petite histoire autour d’un mot,

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« Dictionnaire historique de la langue française » Le Robert

mercredi 10 mai 2023

L’aubergiste de Sotteville-lès-Rouen - Douzième partie : Le procès

Cour d’assises de la Seine-Inférieure[1]

22 novembre 1881

Présidence de M. Louvet

 



Félix Joseph Alavoine comparaissait sous les inculpations :

1.       D’avoir à Sotteville-lès-Rouen, commis un homicide volontaire sur la personne d’Émilie Sénéchal sa femme légitime, et ce, avec préméditation, lequel homicide a précédé le crime d’incendie.

2.       D’avoir au même-lieu et à la même date,  volontairement mis le feu à une maison habitée.

3.       D’avoir au même-lieu, le 18 août 1881, commis l’attentat à la pudeur consommé ou tenté avec violences sur la personne d’Émilie Virginie Lucas.

 



Après la déclinaison du nom et qualités de l’accusé, le juge commença son interrogatoire, essayant d’établir ainsi les diverses responsabilités de celui-ci dans les faits qui l’amenaient devant la justice.

 

À la première question concernant sa violence envers son épouse, Félix Joseph Alavoine nia avoir, même sous l’emprise de l’alcool, frappé ou bousculé son épouse. Il démentit également avoir proféré à son encontre des injures et menaces de mort.

«  Pourtant, commença le juge, nous avons eu le témoignage d’une certaine madame Dufour qui avait reçu les confidences de votre épouse, disant que vous la maltraitiez.

     Madame Dufour donnait de mauvais conseils à mon épouse. C’est elle qui s’occupait de l’argent de ma femme.

     Vous avez eu certains agissements vis-à-vis d’Ernestine la fille de votre femme, lors d’une fête.

     Elle voulait r’tourner à la fête, le soir, alors qu’elle y avait été dans la journée. J’ l’ai emmenée. C’est elle qui m’a embrassé pour me remercier. On a bu une bière au café d’ la gare. On est rentré vers les cinq heures.

     Elle a raconté que sous le prétexte de lui essuyer la sueur, vous lui avez fait des attouchements singuliers.

     Non, c’est faux, j’ l’ai essuyée d’vant sa mère en plus.

     Enfin, elle est partie du domicile.

     C’est moi qui l’ai renvoyée.

     Mais non, c’est votre femme qui lui a dit de partir.

 

Après un court silence, le juge poursuivit :

« On vous accuse d’avoir commis un attentat à la pudeur contre la fille Lucas, le 18 août.

     Non ! V’là la vérité. C’ jour-là, j’ai été chercher une lapine chez l’aiguilleur du pont d’ la rue d’ Grammont, puis d’ là chez Pierre pour avoir des cornichons...

     Cela n’intéresse pas du tout cette affaire, l’interrompit le juge.

     J’y viens, m’sieur l’ juge. C’est là, dans l’enceinte du ch’min d’ fer que l’ Pierre et moi, on a vu la fille Lucas avec un individu. À un moment, elle a laissé tomber un papier d’ sa poche. Elle m’a d’mandé de lui rendre. C’est c’que j’ai fait, puis j’ l’ai raccompagnée jusqu’au trou par où elle était passée pour entrer sur l’ terrain du ch’min d’ fer.

     Ce n’est pas ce qu’ont rapporté les témoins. Bon, passons !

 

Autre court silence avant que le juge pose la question suivante :

« Vous avez tué votre femme ?

-          Non ! s’écria Alavoine.

 

S’ensuivirent grand nombre de questions concernant le couple qu’il formait avec la défunte. Félix Joseph Alavoine expliqua qu’il avait épousé Adélaïde pour avoir un coup de main pour s’occuper de ses enfants. Il précisa qu’elle était violente, mais qu’elle ne buvait pas et n’avait pas d’amants.

Avant la mort de son épouse, il avait été auditionné en raison de la plainte de la fille Lucas.

« En sortant de chez l’commissaire, j’ suis allé chez Bataille. L’était p’t-êt’ onze heures. J’ai vu Bataille et Guimont au pont des Anglais. On a ben parlé un quart d’heure, pis, j’ai mangé avec Guimont. J’ suis rentré chez moi vers deux heures ou deux heures et quart. »

 

Le juge mit en évidence les contradictions d’Alavoine qui, précédemment, avait affirmé avoir vu sa femme manger à midi alors que, maintenant, il affirmait n’être rentré chez lui qu’un peu après deux heures.

Sur la demande du juge, l’accusé refit, point par point, son emploi du temps de cet après-midi-là, celui du crime.

 

« Lorsque j’suis rentré chez moi, ma femme cousait dans sa chambre. Sur la table, y avait un livre d’ méd’cine qu’elle a vite refermé. À cinq heures, j’suis r’monté pour embrasser ma femme. Elle m’a donné une calotte, alors, j’suis r’descendu donner un coup d’ main à Delmotte à la cave. Pis, j’ suis remonté vers cinq heures et demie. J’ voulais savoir c’ qu’il y avait pour dîner. Rien qu’elle m’a répondu, j’ veux pas manger. J’ suis r’descendu. Joseph est v’nu, on a bu un café. On a causé du commerce qu’allait pas fort et j’ me suis mis à pleurer. Pis, j’ suis allé chercher d’ quoi dîner et j’ suis r’monté. Là, ma femme m’a dit qu’elle voulait qu’ Delmotte quitte la maison, alors j’ suis d’descendu voir Delmotte en lui d’mandant d’ partir. Il fut étonné et a dit qu’ c’était encore un coup de lune d’ la bourgeoise. Il a dit qu’il allait partir et me d’manda un certificat de bonne vie et bonnes mœurs. »


 

Le juge interrompit le récit pour demander une précision :

« Vous avez parlé à votre femme plusieurs fois dans l’après-midi, pourtant, les médecins affirment que le moment de la mort se situait entre deux et trois heures.

     C’est point vrai. J’y ai parlé et elle m’a répondu ! s’exclama Alavoine.

 




À chaque nouvelle question, l’accusé revenait sur ce qu’il avait déclaré précédemment.

Et voilà, encore, une nouvelle version :

Le soir, Adélaïde n’avait pas répondu, mais il ne s’était pas inquiété, pensant tout bonnement :

«  J’ croyais qu’elle était sortie. Ça lui arrivait à la femme d’ sortir le soir ! »

 

Et puis, à présent, il affirmait n’avoir jamais dit que sa femme avait essayé de mettre le feu, mais seulement :

« ON a essayé de mettre le feu ! »

 

Monsieur Levesque, docteur en médecine fit son rapport devant la cour, expliquant les marques qu’il avait remarquées sur le corps de la victime, concluant que la mort, par strangulation, était survenue après le déjeuner.

Il avait également remarqué des éraflures curvilignes sur le visage de l’accusé. Celui-ci s’en était expliqué, déclarant que poursuivant un lapin dans la cour et l’ayant rattrapé, ce dernier s’était rebellé.

 

Monsieur Collin, commissaire de police, témoigna à propos de la plainte de la fille Lucas et l’audition de Félix Joseph Alavoine peu après. Il rendit compte également de ses observations lorsqu’il s’était rendu au domicile de la rue du cimetière, appelé après la découverte du corps sans vie de la femme Alavoine.

 

Delmotte vint à la barre, il ne put que confirmer ses dires lors de ses nombreuses auditions.

 

Défilèrent ensuite les sieurs Bataille et Guimont qui affirmèrent, l’un et l’autre, avoir vu Alavoine le 26 août dernier et que celui-ci leur avait expliqué la plainte de la fille Lucas et la déposition de son épouse, précisant : « il était bien remonté contre son épouse ! ».

 

 

Puis vint le tour de Kinderberger et Colin qui confirmèrent leurs déclarations. À savoir qu’ils avaient vu Adélaïde le 26 août à midi, mais le soir, vers les cinq heures elle n’était pas dans le commerce. Seul, le patron qui pleurait à chaudes larmes répétant : « ma femme s’est enfermée dans la chambre, je ne sais pas ce qu’elle fait. »

 

Louis Bénard, dernier fils de la défunte, vint déposer :

« Une mésentente existait entre ma mère et Alavoine. Ils avaient de nombreux désaccords. Une fois, j’ai vu Alavoine craché à la figure de ma mère. »

 

Athanase Bénard, fils aîné de la victime, lui, ne mâcha pas ses mots :

«  L’accusé était brutal envers ma mère. Quant à ma sœur, Alavoine a voulu l’embrasser et la séduire le jour de la fête d’Henri II. »

 

Et il y eut encore :

Clotilde Bazire qui affirma avoir vu de la lumière chez les Alavoine dans la nuit du 26 au 27 et que c’était dans la cuisine.

Jules Coffard qui témoigna que la petite Augustine s’était plainte d’être battue.

Alfred Rozay rapporta qu’Alavoine traitait sa femme de chameau et de garce. Et que les époux se disputaient beaucoup. Il n’avait pas été étonné d’apprendre la nouvelle du meurtre.

 

La veuve Deschamps, appelée à déposer, précisa concernant l’attentat à la pudeur :

« Le 18 août, j’ai vu Alavoine faire des propositions à la fille Lucas. Il l’a mise par terre et lui a passé la main sous les jupes. Comme elle résistait, il l’a frappée. Il était ivre. »

La fille Lucas vint parler à la barre et raconta ce que l’accusé lui avait fait subir :

«  Le 18 août, j’ai été abordée par Alavoine qui voulait me prendre de force. Je me suis débattu et j’ai dit qu’ j’allais l’ dire à sa femme. Alors, il m’a donné des coups, m’a renversée par terre et a passé sa main sous ma jupe. »

 

Ce fut alors au tour de la femme Dufeu :

« Adélaïde s’était réfugiée chez moi, il y a déjà qu’que temps. Elle était avec sa fille. Alavoine l’avait chassée d’ la maison. Adélaïde avait peur. Elle disait toujours qu’elle mourait pas d’ sa belle mort. C’était pourtant une femme ben courageuse. »

 

 

Il y eut encore quelques témoins, mais aucun ne déposa en faveur de Félix Joseph Alavoine.


 

Tout le temps que durèrent les diverses dépositions, l’accusé resta impassible.

Chaque fois qu’une question lui était posée, afin d’avoir quelques précisions, il ne répondait que par des détours, revenant sur l’avant des faits, sur ce qui aurait dû être. Il était très habile dans ces réponses, sachant opérer de prudentes retraites quand il se voyait entraîné dans une impasse.

C’était un malin, un manipulateur.

 


À quatre heures de l’après-midi, Monsieur Ricard, avocat général, prit la parole. Après son intervention verbale, il réclama un verdict affirmatif du jury.

 

Maître Julien Goujon, défenseur d’Alavoine, sollicita l’acquittement pur et simple de son client.

 



[1] Récit d’après l’article du Journal de Rouen, relatant l’audience du 22 novembre 1881.