Ce fut, peu après seize heures, que
Marguerite Heurtematte, épouse de Benjamin Lequeu, chercha son fils.
« Où il est encor’ celui-là,
dit-elle en soupirant.
Elle confia à son fils aîné, Jacques
Lambert, âgé de tout juste de neuf ans, la garde de ses petits frères et sortit
dans la cour.
Personne !
Elle parcourut la rue, questionnant
voisins et passants, mais personne n’avait aperçu le petit Charles Stanislas.
La peur commença à l’envahir. Elle
courut chez sa sœur qui demeurait, non loin de là, dans la même rue.
« T’as vu Stanislas ?
questionna-t-elle d’une voix haletante, empreinte de panique.
–
Non ! Pourquoi ?
–
C’est que j’ le trouve point !
Prévenus, les voisins et amis
s’investirent dans la recherche du garçonnet, parcourant la ville, inspectant
le moindre recoin.
Tous les endroits y passèrent, même
les plus invraisemblables.
Pensez, un petit de trois ans, ça peut
se faufiler partout !
Oui, mais même après toute cette
énergie déployée, l’enfant restait introuvable.
Les investigations cessèrent lorsque
la nuit se fut installée.
Quelques proches restèrent avec les
parents, par solidarité, mais ils savaient bien que leur présence n’apaiserait
pas leur angoisse.
Chacun essayait de se rassurer,
pensant, sans trop y croire :
« On le retrouvera demain. Il
s’est sûrement endormi dans un coin. »
-=-=-=-=-=-
Thomas Benjamin Lequeu avait épousé,
le 9 septembre 1813, Marie Élisabeth Heurtematte.
Les naissances s’étaient enchaînées,
ne laissant aucun répit à l’épousée.
-
Jacques Lambert vit le jour, le 4 mars
1816.
-
Xavier Adolphe suivit, le 8 avril
1818.
-
Tranquille fit son entrée au foyer, le
29 septembre 1820.
-
Xavier Adolphe remplaça, le 15 janvier
1825, son frère décédé le 11 avril 1821, dont il reprit les prénoms.
-
Charles Stanislas montra son petit
nez, le 13 janvier 1824.
-
Désiré Alphonse, survint dix-huit mois
plus tard, le 7 juin 1825.
Au moment de ce pénible événement, en
juin 1827, il y avait, au foyer Lequeu, cinq garçons.
À chaque nouvelle grossesse, Marie Élisabeth,
épuisée, espérait que ce serait enfin
une fille.
Mais non, à chaque fois, la matrone
clamait en recevant le nourrisson :
« Encore un beau
garçon ! »
Thomas Benjamin, lui, semblait ravi de
cette ribambelle de petits gars :
« Une fille, c’est fragile, j’
saurai trop quoi faire avec elle ! »
Les habitants de cette partie de la
rue Beaulieu où se trouvait la demeure des Lequeu, puisaient l’eau nécessaire à
leur quotidien au puits appartenant au sieur Pelet.
Ce point d’eau se situait au fond
d’une allée étroite, tournante et très sombre. Sans protection aucune, il
présentait, au ras du sol, un trou béant ouvert sur les entrailles de la terre.
Personne n’avait jamais pensé à le
fermer, ne serait-ce que par quelques planches.
-=-=-=-=-=-
Lorsqu’elle alla puiser de l’eau, le
lendemain matin, une habitante du quartier fut surprise de ne pas entendre le
bruit habituel du seau frappant l’eau en éclaboussures. Le bruit était mat. De
plus, le récipient remontait vide.
Que se passait-il ?
Elle relança le seau aussitôt et fit
le même constat. Le puits semblait obstrué par quelque chose.
Elle poussa un cri de bête blessée.
Ses mains tremblaient, ses jambes se dérobaient.
« Mon Dieu, et si c’était
…. ». pensa-t-elle sans oser aller plus avant dans sa réflexion.
Lâchant son seau, elle partit en
courant chercher de l’aide.
-=-=-=-=-=-
Quand le corps fut repêché, le docteur
Goubert vint constater le décès, nullement dû à de mauvais traitements.
L’enfant était bien mort noyé, après sa chute.
« ça devait arriver ! » était la réflexion commune
lorsque le petit corps aux lèvres bleuies, au teint blafard de Charles Stanislas fut
extrait du puits.
-
Pauvre petit ange ! pensèrent
certains, compatissants.
-
Cela fera un malheureux de
moins ! déclarèrent quelques autres, fatalistes, résignés.
-
C’est y pas malheureux !
s’exclama-t-on encore.
Phrases redites encore et toujours
lorsqu’un accident survenait. Les mêmes phrases, car il faut bien dire quelque
chose dans ce cas-là. Mais que dire, en fait, surtout lorsqu’il s’agit d’un
enfant !
Quelques accusations fusèrent en
direction de la pauvre mère, éplorée, effondrée.
« Quand on a des gosses, on les
surveille ! »
À quoi, il était répondu :
-
Quand on en a plusieurs, pas facile
d’avoir les yeux partout !
Ou encore
-
ça
a vite fait, d’fair’ un tour, un marmot !
Quelle douleur pour les parents !
Douleur d’autant plus intense qu’elle ravivait un autre souvenir, de même
nature, survenu en avril 1821. Oui, ils avaient déjà dû faire le deuil du petit
Xavier Adolphe, disparu au même âge, trois ans.
Décidément, le sort s’acharnait sur
eux.
Marguerite Heurtematte, les yeux dans
le vide, se berçait en serrant contre elle, Désiré Alphonse, son dernier-né,
âgé de deux ans. Elle ne voulait pas le lâcher.
Non, celui-là, la mort ne lui ravirait
pas, ni avant, ni après ses trois ans.
Cherchant à reconstituer le
déroulement des heures précédant le drame, la maréchaussée, aidée des habitants
du quartier, arriva à l’explication suivante, avant de clore le dossier :
Charles Stanislas était un enfant très
vif. Il ne restait pas en place. Ce jour-là, il avait sûrement, comme cela lui
était déjà arrivé, décidé de se rendre, seul, chez sa tante, non loin de là.
Oui, mais voilà, croyant prendre le bon chemin, il avait emprunté la petite
allée qui devait le mener vers son funeste destin.
-=-=-=-=-=-
Monsieur le Maire prévenu de
l’effroyable événement se rendit sur place.
« Les puits ! s’exclama-t-il
furieux, cela fait pourtant un bon moment que leur protection a été légiférée.
Combien faudra-t-il encore de drames pour que les propriétaires daignent,
enfin, faire les travaux nécessaires ?! »
En effet, il n’avait pas tort, Monsieur
le Maire, des lois, il y en avait eu, de mémoire, comme cela, la plus ancienne
remontait bien au 20 janvier 1727.
Mais rien n’avait été fait !
Le Sieur Pelet, demeurant rue de
Beaulieu, propriétaire du puits, reçut de la mairie un courrier daté du 5
juillet 1827, lui intimant l’ordre de réaliser, sans délai, les travaux
conformes à la sécurité : une margelle
autour du point d’eau et la pose d’une porte fermant à clef, pour en
empêcher l’accès aux jeunes enfants.
Une vérification de tous les puits de
la ville fut également entreprise.
Malheureusement, d’autres accidents
semblables survinrent bien après ce 20 juin 1827.
Marie Élisabeth Heurtematte mit au
monde un petit Georges Benjamin, l’année suivante, le 20 mai 1828.
Oui, encore un garçon ! Mais, peu
importait, du moment qu’il grandissait bien.