mercredi 26 avril 2017

QUINZE ANS !




Elle avait quinze ans, l’âge où l’on veut se sentir belle, où l’on cherche le regard des garçons posé sur soi. Oh, en toute innocence, bien sûr ! Un peu comme un jeu, celui de la séduction.
Quinze ans, l’âge de toutes les promesses que pouvait offrir la vie, car sa vie, à elle, elle serait la meilleure !

Ce matin-là, Thérèse Eugènie se leva à l’aube. C’était jour de marché, et ce jour-là, elle devait installer son étal de bonne heure. La viande ne supportait pas la chaleur. Elle devait  être vendue avant que les rayons du soleil ne soient trop chauds.
Dans le panier que venait de lui préparer son père, boucher de profession, des morceaux de viande dont elle devait remettre le montant de la vente, au centime prés.
La viande ! Thérèse Eugénie en avait parfois la nausée. Pourtant, elle avait grandi entourée des carcasses que son père dépeçait et débitait, après avoir tué les bêtes.
Son père ! Un homme sanguin, prompt à s’emporter, la main leste à se lever, lourde lorsqu’elle s’abattait.
Elle en avait peur de ce père qui  ne lui avait jamais prodigué beaucoup de tendresse.
Il commandait, au foyer, n’admettant pas la contradiction. Lorsqu’il était présent le silence régnait, pesant. Pas un mot ne passait les lèvres, et, le regard baissé, chacun cherchait à être invisible aux yeux du seigneur du logis pour échapper à son courroux permanent.
Maitre absolu ! Souverain despote !

Cette journée de mai 1830 promettait d’être belle. Malgré la fraîcheur matinale, le soleil rayonnait déjà dans un ciel d’un bleu uniforme.

« Et ne lambine pas ! lui avait lancé son père lorsqu’elle était sortie de la boutique, au rez-de-chaussée de l’habitation. Et, fais attention à l’argent ! »

Thérèse Eugénie ne répondit pas, pensant que pendant le temps du marché, elle aurait un peu de calme, elle serait libre.
Son pas se fit plus léger. Son visage se décrispa. Elle afficha un léger sourire.

Il y avait déjà de l’animation sur la place du marché. A l’approche des étals, il était facile de reconnaitre les marchandises présentaient à la vente, yeux fermés, uniquement aux odeurs.

Là, les poissons.
« Frais ! Frais, mes poissons ! criait la poissonnière d’une voix criarde et éraillée. Ils ont l’œil vif, mes poissons !

La marchande des quatre-saisons dont les fruits, les légumes et les herbes aromatiques diffusaient un mélange sucré et poivré.

La vendeuse de galettes et de brioches. Elle chantait son refrain-des-saveurs, « Sucrés mes gâteaux ! Chaude ma brioche ! »

L’eau en venait à la bouche de Thérèse Eugénie.

La jeune fille s’installa enfin. Pas besoin, pour elle, d’interpeller les passants en ventant sa marchandise. Elle avait ses habitués et savait qu’en fin de matinée, son panier serait vide. 

Jamais, elle ne s’ennuyait ces jours-là. Elle aimait observer les gens passer :
Des femmes, chargées de paniers, à la jupe desquelles s’agrippaient des marmots.
Des hommes, manches retroussées, dévoilant des avant-bras musclés.

Tout un monde de petits métiers, tel le vitrier, le rémouleur,  le porteur d’eau qui lançaient leur « chanson », annonce de leur approche. Identifiée  parmi tout le brouhaha par les ménagères, qui, selon leurs besoins, interpellaient, de leur fenêtre, le marchand dont elles requerraient les services.
C’était bonheur que d’entendre, entremêlées, les voix hurlant à la cantonade, parmi lesquelles ces « chants-de-métiers » :
«  Ciseaux, couteaux, rasoirs.... »
« De l’eau ! De l’eau ! »
« Encore un carreau d’cassé ! Vitrier ! Vitrier ! »

Quelle animation !

Le fruit de la vente au fond de la poche de son tablier, Thérèse Eugénie s’apprêtait à rentrer au foyer paternel. Mais…..
« Pourquoi ne pas faire un petit tour sur le marché ? pensa-t-elle, il n’est pas si tard ! »

L’odeur des galettes vint à nouveau lui taquiner l’odorat, l’incitant à l’envie de gourmandise.
« Si je m’achète une galette, personne ne le saura ! »
Cette galette, elle la savoura, laissant fondre chaque bouchée sur sa langue, en fermant les yeux, pour en percevoir plus intensément le goût et faire durer ce plaisir inaccoutumé.

Devant l’étal de la marchande de mercerie et colifichets, Thérèse Eugénie admira les dentelles, rubans et tissus.
« Un ruban, ma belle ? demanda la marchande avec une voix aguicheuse. Ils sont pas ben chers, mes rubans. Tiens, regarde celui-là ! Sa couleur irait ben avec tes yeux ! Et ce ruban, pour ton jupon ! Sûr qu’ tu vas plaire à ton amoureux ! »

Elle savait y  faire, la marchande. Rusée, elle déballait sa marchandise devant les yeux émerveillés de Thérèse Eugénie, la sentant tentée et prête à acheter.
Thérèse Eugénie se laissait bercer par les mots, des mots qu’on ne lui disait pas souvent :
« Tu s’ras ben jolie, avec une robe de ce tissus ! Touche, ma belle, vois comme il est doux et brille au soleil ! »
Elle était « belle » lui disait-on. Elle se sentait enfin  regardée.

Elle touchait, à présent, non seulement des yeux, mais du bout des doigts. Puis, du plat de la main, elle caressa l’étoffe, avec ravissement.
Oui, elle allait acheter ce tissu, et cette dentelle et ce ruban, aussi…..

Elle se ressaisit, recula, s’apprêta à poursuivre son chemin, mais l’appel de la marchande raviva le désir qui grandissait en elle. Ne sentant pas le piège se refermer sur elle, elle se rapprocha de l’étal et comme dans ces moments de fièvre où la tête tourne et où tout autour de soi semble ouaté, comme envahi de brouillard, elle sortit l’argent de la vente de la viande et acheta…. acheta….. acheta…

Les achats effectués, en regagnant la boucherie paternelle, Thérèse Eugénie avait encore aux oreilles les compliments mielleux de la mercière.
Balivernes de commerçant, afin d’endormir le client !
L’enchantement du moment précédent s’évapora peu à peu et, dégrisée, elle réalisa qu’elle s’était faite grugée.
L’angoisse l’étreignit alors, d’un coup, comme si elle venait de recevoir un coup de poing, au creux de l’estomac.

Prise de terreur, elle aurait voulu s’enfuir, mais trop tard !
A quelques mètres d’elle, sur le pas de la porte de la boutique, son père l’avait aperçue et l’attendait, les poings sur les hanches.

Lorsque la jeune fille arriva à sa portée, ce père tyrannique l’empoigna avec force et la tira à l’intérieur.

« T’étais passé où ? » hurlait-il.

Puis avisant les frivolités que tenait sa fille, son visage devint rubicond.

« C’est quoi, c’ que tu rapportes ? Hein ! Où il est l’argent du marché ? »

Thérèse Eugénie ne répondit pas. D’ailleurs que dire ?
Ce fut alors que s’abattit sur elle des coups comme jamais elle n’en avait reçus.
Elle arriva cependant à échapper à son tortionnaire et à se réfugier au premier étage de la maison.

Pas un mot n’était sorti de sa bouche, pas une plainte non plus.
A présent seule, broyée après un tel traitement, elle regardait les dentelles et rubans qu’elle tenait toujours à la main.
Des rubans….. Des dentelles…… Regarde ma belle !....... Tu seras jolie…..  Tu vas plaire à ton amoureux…….  

La tête bourdonnante, les membres douloureux,  Thérèse Eugénie n’en avait que faire, à présent, de tout cela.
Non, elle n’était pas jolie !
Non, elle n’avait pas d’amoureux !
Non ! Non ! Non
Elle n’était rien, rien du tout !
Sa vie pourtant n’était pas mauvaise. Elle mangeait à sa faim. Elle avait un foyer.
Un foyer !  Oui, où chacun se taisait, sauf pour parler de viande, d’achats, de ventes et de recettes.
Un foyer ! Où les rires ne franchissaient que trop peu souvent les lèvres. Pourtant, le travail n’aurait pas souffert des éclats de rires !

L’angoisse étreignait toujours  Thérèse Eugénie. Elle était ancrée, là, en plein vente, tenace.
Plus supportable cette vie !

Alors, comme dans un songe, la jeune fille ouvrit la croisée, grimpa sur un petit tabouret, enjamba le rebord de la fenêtre et sauta dans le vide…….


En ce 25 mai 1830, Thérèse Eugénie Thorel, née à Rouen, le 5 octobre 1814, s’écrasa sur le pavé d’une rue de Petit-Quevilly, en ce 25 mai 1830.
Quinze ans !




Ce texte a puisé son inspiration après la lecture
d’un petit article du « Journal de Rouen »,
 en date du 27 mai 1830, qui révélait, un fait divers, un parmi d’autres !
Il était aussi noté ceci :
« .... Elle a eu les deux jamb

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