mercredi 25 octobre 2017

HISTOIRE DE VILLAGE - Feu Nicolas Taurin

Feu Nicolas Taurin

Les articulations douloureuses, Nicolas Taurin vaquait à ses occupations.
Depuis son veuvage, en plus des travaux de sa petite ferme, il devait s’occuper des soins du ménage. Bien sûr, sa belle-fille l’aidait de son mieux et surtout, il y avait « le p’tiot », comme il l’appelait avec affection, un brave gosse, un gaillard qui promettait malgré ses presque quinze ans.
Ce jour-là, comme quasiment la quasi-totalité des jours de la semaine, « le p’tiot », Désiré Champion, était venu pour effectuer quelques travaux chez son grand-père et avait partagé avec lui le repas du midi.
Levé à l’aube, il était coutumier de s’octroyer une « petite sieste digestive » avant de se remettre à la tâche jusqu’au souper.

« j’va aller un peu dans la grange ! déclara Désiré en se levant de table.
-          Va, mon gars ! répondit le vieux, en rangeant les gobelets et la carafe de vin et ramassant les miettes de pain éparses sur la table.

Nicolas Taurin, lui, se reposait un peu, assis près de la cheminée.
«  A mon âge, disait-il souvent, comme pour se justifier de ce besoin de chaleur, les os se refroidissent bien vite. »
Il se savait vieillissant, fatigué et un peu diminué physiquement, mais sa fierté masculine refusait de l’avouer ouvertement à ses proches. Et puis, la présence de sa femme, Marie Madeleine Huet, lui manquait terriblement.
Pensez-donc ! Ils avaient vécu tellement d’années l’un près de l’autre depuis le jour de leur mariage, le 30 octobre 1753 dans l’église de Saint-Aubin-d’Escroville.

Afin de ranimer  les braises, Nicolas Taurin fourragea  le foyer avec le tisonnier.
Légèrement penché, il fut pris d’un vertige, sa vue se troubla. Déséquilibré et prêt à tomber, il voulut se rattraper au manteau de la cheminée. Evaluant mal la distance, en raison de son malaise, sa main ripa et il bascula tout prés du foyer, tombant de tout son poids, alors que le feu reprenait de la vigueur.  
Dans sa demi-inconscience, en une fraction de seconde, il pensa :
« Bah ! Me v’là ben, et le p’tiot qu’est pas là ! »
Puis, il sentit une horrible douleur à la jambe droite qui lui bloqua le souffle et contracta sa poitrine.

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Quand il s’éveilla – ou était-ce pour cette raison qu’il s’était éveillé – Désiré Champion sentit une odeur de brûlé. Une odeur de grillé. Une odeur comme lorsque l’on grillait le verrat le jour des cochonnailles. Il sortit de la grange, des brins de paille encore plein des cheveux, et son regard se posa sur la maison de son grand-père d’où sortait, par la porte ouverte, une épaisse fumée.
Il se précipita alors vers la demeure et s’engouffra dans la cuisine où il avait laissé le vieux Nicolas Taurin environ deux heures plus tôt.
Attrapant une veste en grosse toile quelque peu élimée, pendue à un clou sur le mur près de la porte d’entrée, Désirée Champion la lança sur son grand-père, afin d’éteindre le feu qui consumait le pauvre homme, tout en criant :
« Oh ! Le vieux ! Tu m’entends ?  Réponds ! A l’aide ! Réponds ! Grand-père ! »

Voyant le vieillard inerte, Désiré Champion alla chercher du secours, pensant et surtout espérant : « Il n’est peut-être pas mort ! »

Peut-être, mais pas certain.

Marie-Barbe Lucas, sa tante, arriva en courant, suivie de Toussaint Toutuni, tailleur de son état.
Le constat fut sans appel, Nicolas Taurin était bel et bien mort !

« Faut prévenir le maire, lança  Marie-Barbe Lucas, j’y va tout de suite. Faut faire constater la mort. Pis, j’ va prévenir mon homme et ses frères. »

Sur le chemin Marie Barbe Lucas, femme de Nicolas Taurin fils, essuya quelques larmes du coin de son tablier.
« Pas idée d’mourir ainsi. Pauv’ homme ! I’ méritait point ça ! »
Et elle se mit à marmonner une prière, celle pour les morts, pour le repos de leur âme.
Quand elle arriva à la maison commune de Saint-Aubin-d’Ecrosville, toute essoufflée par sa course, le maire, présent, la reçut et l’écouta conter le triste évènement. Il hochait la tête pendant le récit. Quand Marie-Barbe arrêta de parler, la maire se leva, mit son manteau, coiffa son chapeau et suivit la belle-fille du défunt jusqu’au lieu du drame.
Il réfléchissait, ce maire : « Une mort violente ! Acte criminel ou accident ? Il va falloir prévenir le juge de paix et le sous-préfet. Une enquête va sûrement être diligentée pour connaitre les causes exactes du décès. Quand un vieillard est retrouvé mort, c’est parfois, voir souvent un complot familial pour toucher le pécule de l’héritage. »
Une suspicion qui se révélait, malheureusement, trop souvent véridique.
L’odeur de l’argent fait faire parfois, même aux plus honnêtes, des actes irréparables, et cela surtout dans les familles où les héritages sont une des principales causes de disputes.

De son côté, la femme Taurin pensait, en regardant le maire du coin de l’œil :
« A l’voir ainsi, sûr qu’i’ croit qu’on l’a tué, l’ vieux, Mais, pauv’ bonhomme, c’est point avec son magot, qu’on peut vivre ! »

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Dans la cuisine, où attendaient le citoyen Toussaint Toutuni et deux autres proches voisins, Nicolas Pesas et Mairie Elisabeth Morice, la femme de Jean Ruault, le bourrelier,  le maire eut un haut-le-cœur en voyant l’état de la victime. Pourtant, il en avait vu des morts, mais celui-là !.....
Le maire ne put que constater le décès, formula des condoléances à la famille et revint à la maison commune, afin de rédiger un rapport que la déclarante et les témoins signèrent avec lui. Ceci fait, il prévint le juge de paix.

Une enquête fut menée au cours de laquelle le voisinage fut interrogé.
« Nicolas le vieux, déclara un voisin, j’ le voyais souvent appuyé au tronc d’ l’arbre, là, just’ d’vant la maison. I’ allait pas ben, mais, i’ voulait point l’admett’.»

Un autre précisa :
« I’ s’ plaignait d’avoir des vertiges parfois. D’ailleurs, i’ disait en riant, qu’i’ tenait plus l’alcool comm’ par l’ passé ! »

Tous furent unanimes lorsque le juge de paix leur demanda si il y avait quelques désaccords au sein de la famille :
«  Comme partout, pardi. Ni plus, ni moins. On peut point êt’ toujours d’accord. Pas vrai ? »

L’autopsie pratiquée fit le constat suivant :
Suite à une chute très près du foyer de la cheminée, les flammes avaient atteint les vêtements puis le corps de Nicolas Taurin le vieux en divers endroits :
De  profondes brûlures à la jambe droite et au genou droit laissant apparaitre les os.
La chair du bras droit entamée par les flammes.
Le visage du pauvre homme totalement roussi.

La douleur trop intense avait provoqué un arrêt cardiaque.
Un accident !
Un horrible accident !

Nicolas Taurin avait ainsi, en ce 7 fructidor an VIII de la République Française, rejoint sa chère Marie Madeleine.


Quant au jeune Désiré Champion, il resta hanté jusqu’à la fin de sa vie par la dernière vision de son grand-père qui resurgissait chaque nuit dans ses rêves, et par un  profond sentiment de culpabilité.
Si ce jour-là, il n’était pas allé dormir dans la grange.......


J’ai écrit cette nouvelle après la lecture de la déclaration de
Marie-Barbe Lucas, découverte dans le registre des délibérations
du Conseil Municipal de Saint-Aubin-d’Ecrosville,
en date, justement, du 7 fructidor an VIII de la

République Française.

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