mercredi 10 janvier 2018

HISTOIRE DE VILLAGE - Faut l’enfermer !



« Mais c’est plus possible, ça ! Nom de d’là ! Faut l’enfermer ! »

Tout en avançant d’un bon pas, Jean Robert Lefebvre pestait.
Autour de lui, un léger brouillard voilait champs et bois et le sol du sentier, durci, résonnait sous les pas de ses sabots. L’hiver s’annonçait précoce avec déjà quelques fortes gelées matinales.

Malgré le froid qui piquait, Jean Robert avait commencé de bonne heure sa journée. Il fallait à tout prix retourner la terre avant que celle-ci ne soit trop prise par le gel.
Et puis à bêcher, on n’avait pas froid, pas vrai ?
Ça donnait même chaud.... et soif !
Absorbé par sa besogne, il n’avait pas entendu le « gars Charpentier » qui s’était approché de lui. Cet imprévu l’avait tiré, un temps, de son ouvrage.
Pourquoi était-il venu le voir, d’ailleurs, si ce n’était pour cracher son venin et il en avait, le « gars Charpentier », du venin à cracher !
Mais trop, c’était trop !
Ce n’était pas à son âge, qu’il allait, lui Jean Robert Lefebvre, se laisser faire par ce boit-sans-soif de Charpentier !
Ah que non, alors !
Voilà pourquoi, Jean Robert avait décidé de mettre fin à tous ces tracas que lui occasionnait cet homme malveillant, car cette fois-ci, la situation aurait pu mal tourner.

Alors, sur le chemin le menant du hameau de Phipou où il demeurait, au centre bourg de Saint-Aubin-d’Ecrosville, Jean Robert, tout en maugréant, rassemblait ses idées, afin d’expliquer clairement la situation au maire pour que celui-ci notât sa plainte sur le registre de police

Depuis combien de temps était-il importuné de la sorte par cet homme ?
Importuné ! Il devrait, d’ailleurs, plutôt dire « agressé » !
Jean Robert Lefebvre n’aurait pu le dire, en vérité. Assurément fort longtemps !
Et pourquoi cette animosité ?
Alors là ! Jean Robert Lefebvre aurait été bien incapable d’en donner les raisons, car elles devaient, sans aucun doute, prendre racines dans la nuit des temps, à propos de tout et de n’importe quoi.
Comme beaucoup de querelles, d’ailleurs !

Arrivé à proximité de la mairie, Jean Robert Lefebvre n’était pas plus avancé. A savoir, comment énoncer les faits.

Il regretta de ne pas avoir demandé à Marie Théodore, la femme de Victor Labiche de l’accompagner.
Elle avait, ce matin, puisque se trouvant à proximité, vu ce qui s’était passé. Elle aurait pu expliquer le comportement du « gars Charpentier », et surtout cette bêche levée au-dessus de sa tête et que par bonheur il avait pu arrêter à temps.
Il s’en était bien sorti, Jean Robert Lefebvre. Une chance ! Il aurait pu être mort à cette heure !

Quand il entra dans la maison commune, le maire occupait à des écritures, leva la tête et le salua

« Qu’est-ce qui vous amène de si bon matin ?
-          C’est cause du « gars Charpentier » !
-          Que s’est-il passé ?
-          C’est que d’puis ben longtemps, il est menaçant, et m’injurie à tout propos.
-          Je l’ai entendu dire, en effet. Et qu’elle en est la raison ?
-          Si j’ savais !
-          Et alors ?
-          Alors, ce marin, il est v’nu m’ voir. J’étais dans mon champ. Après avoir lancé injures et grossièretés, il a essayé de m’ tuer !
-          Allons, vous avez l’air d’aller bien ! Heureusement d’ailleurs !
-          Sur, mais quand il a levé sa bêche, au-d’ssus  d’ ma tête, à son regard, j’ai ben vu qu’il voulait en finir. C’est qu’ j’ai vu la mort de près ! J’ai paré l’ coup avec le bras qu’est tout endolori, à c’t’ heure. Et pis, en partant, i’ m’a dit qu’ la prochaine fois, i’ m’ rat’rait pas !
-          Vous le connaissez, le Charpentier, il a la tête près du bonnet, mais ce n’est pas un mauvais bougre.
-          Vous y allez vous ! on voit ben qu’ c’est point vous.
-          Vous avez des témoins ?
-          Et que oui ! Ce matin, la Marie Théodore Deschamps, la femme au Victor, elle a tout vu.
-          Et qui encore ?
-          L’Ambroise, celui qui travaille à Vitot.
-          Ambroise Riclin ?
-          Oui, tout juste ! Lui i’ pourra dire que d’puis ben longtemps, le « gars Charpentier » m’ cause ben du tracas.


Monsieur le Maire hocha la tête.
Il pensait qu’il allait devoir interroger les témoins et essayer de régler ce différend avant que n’arrive un drame.
Mais il savait aussi, Monsieur le Maire, que chacun donnerait sa version. Alors, qui croire ?
Mais, il devait d’abord s’assurer des faits et expliquer au « Gars Charpentier » que régler un malentendu à coups de bêche n’était pas une manière de faire.

-=-=-=-=-=-=-

Comment s’acheva cette histoire ?
Mystère !
Tout ce que je peux vous apprendre, c’est que, Jean Robert Lefebvre n’est pas mort assassiné.
Il rendit l’âme, chez lui, dans son lit, à l’âge de soixante seize ans.
C’était le 12 mars 1840, soit neuf années après ce dramatique incident.
Son épouse, Marie Catherine Deperrois, le rejoignit, en 1847, le 6 juin.

Marie Théodore Deschamps, épouse Labiche, dut quitter la commune de Saint-Aubin-d’Ecrosville, car aucune trace d’elle ni de son mari dans les registres après 1832.

La déposition des faits du témoin Jean Pierre Riclin, âgé de 22 ans, et donc considéré comme mineur au moment des faits, fut-elle recevable ?
Encore une énigme !
Ce que je peux vous apprendre, c’est qu’il décéda à l’âge avancé de quatre-vingt-quatre ans, le 28 janvier 1893, à Saint-Aubin-d’Ecrosville.

Et puis, l’agresseur, le « gars Charpentier » ?
Si je l’ai nommé ainsi, c’est parce que je n’avais que son patronyme, sans autre précision pour l’identifier plus précisément.
Et des « Charpentier »... c’est pas ça qui manque !!!


Un petit fait divers trouvé dans
 les registres des délibérations municipales de Saint-Aubin-d’Ecrosville.
C’était un certain jour de fin d’automne 1831.





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