mercredi 7 février 2018

HISTOIRE DE VILLAGE - Vagabonds indigents

Vagabonds indigents

Par quel hasard Célestin Poiret et Alfred Auguste Delaporte s’étaient-ils rencontrés ?
L’histoire qui va suivre ne le dira pas.
Sans doute à la croisée des chemins que l’un et l’autre parcouraient, besace sur le dos, cette besace contenant tout ce qu’ils possédaient en ce bas monde : quelques hardes, leurs outils de travail, et leur bien le plus précieux, leur couteau.

Tous deux étaient vanniers.
Tous deux trainaient leur misère de village et village, vivotant du revenu de rempaillage ou de réparations de paniers.
Tous deux dormaient, l’été à la belle étoile et, par mauvais temps, dans la paille d’une grange abandonnée.
Souvent, leur estomac criait famine et le désespoir les envahissait.
Leur rencontre, leur fut donc, à première vue, salutaire.
La misère partagée semblait moins lourde, le chemin parcouru moins long et les difficultés de la vie finissaient en plaisanteries
Alors Célestin Biret et Alfred Auguste Delaporte s’associèrent, partageant les maigres revenus de leur labeur, dont la plupart des piécettes partait chez le marchand de vin
Fait bien se faire plaisir ! Pas vrai ?

Dans les villages où leurs services étaient requis, ils restaient plusieurs jours, dormaient ici ou là, au bon vouloir d’une âme charitable. Leur condition de pauvreté attirait la bienveillance et les maîtresses de maison leur offraient souvent un bol de soupe.
C’était ainsi, on avait, en ces temps-là, le cœur sur la main pour les plus nécessiteux que soi.

En cette fin juin 1897, les deux compères vanniers arrivèrent à Villettes, petit village de l’Eure, sous un soleil de plomb. L’été avait fait une entrée anticipée et éclatante.

« Fait soif, pas vrai ? lança Célestin en s’essuyant le front d’un revers de manche.
-          Ça, tu peux l’dire ! rétorqua Alfred dont le visage rubicond ruisselait de sueur.

Tous deux se dirigèrent donc vers le débit de boisson situé à l’entrée du village.
L’endroit sentait le mauvais alcool, mais il y faisait frais.
Les débits de boissons n’étaient pas seulement un lieu de beuverie comme on pourrait le penser. C’était essentiellement un lieu de rencontre, un lieu de passage, un lieu de brassage de tous les évènements du village, de la contrée et même du pays.
Un lieu primordial pour se tenir au courant et échanger.

Nos deux vanniers commandèrent un verre de vin qu’ils burent avidement tant leur gosier était sec. Puis, sur leur demande, les verres furent de nouveau emplis, puis vidés aussi rapidement que les premiers.
Moment d’observation indispensable et quasi traditionnel lorsque des inconnus se présentaient dans un lieu de ce genre.
Chacun se jaugeait.
Venait alors le moment où les langues se déliaient.

« Fait chaud, pas vrai ? se hasarda le patron.
-          Pour sûr, on peut l’dire ! répondit Alfred Auguste.

Les premiers échanges verbaux se devaient être d’une grande banalité. Rien de personnel. Le rituel le voulait ainsi.
Arrivait ensuite :
« Vous v’nez d’ loin ?
-          On peut dire ça ! rétorqua Célestin ne voulant dévoiler que petit à petit tout ce qui leur était personnel.
-          De passage ? renchérit le patron.
-          Ça dépend ! poursuivit Célestin.
-          Ça dépend d’ quoi ? s’enquit le patron.
-          Ça dépend si y a d’ l’ ouvrage, ben sûr ! répondit à son tour Alfred Auguste.

Alors, la discussion se poursuivait.
De l’ouvrage, il y allait en avoir, car les moissons arrivaient, alors, si ils étaient courageux, ils pourraient être embauchés.
Des travaux de vannerie ?
Le marchand de vin pouvait les renseigner puisqu’il connaissait tout sur la vie des habitants du village. Son établissement de commerce d’alcool, au besoin, servait de bureau de placements.

Verre après verre, les deux vanniers quittèrent le débit de boissons dans un état alcoolisé déjà fort avancé.
Aussi, sur le chemin, commencèrent-ils à se disputer, l’un souhaitant rester sur Villettes, l’autre désirant poursuivre le chemin.

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Le 4 juillet  1897, Monsieur le maire avait réuni les membres du conseil municipal afin de leur exposer les mesures d’urgence qu’il avait dues prendre.

En effet, leur expliqua-t-il, deux inconnus avaient été découverts morts sur le territoire de la commune par Eugène Ibert, propriétaire et un de ses journaliers, Leonce Goujout.
«  C’étaient deux vanniers ambulants, comme nous l’a expliqué Louis Charpentier chez qui ils s’étaient arrêtés pour boire. Ils cherchaient du travail. Apparemment, il pourrait s’agir d’une querelle qui aurait mal tourné. Les deux hommes, toujours selon les dires du Louis, étaient ivres en quittant sa boutique.
-          Connaissons-nous l’identité de ces deux hommes ? demanda le premier adjoint.
-          Je me suis bien sûr adressé aux gendarmes pour qu’ils puissent enquêter.
-          Et alors ?
-          L’enquête est toujours en cours. Mais, étant donné l’urgence, en raison de la forte chaleur, j’ai dû prendre l’initiative de procéder aux soins de leur inhumation. Comme il s’agissait de vagabonds indigents, les frais de 56 francs engagés seront à la charge de la commune. Je voulais vous demander de voter, afin que cette somme soit prélevée sur l’article 17 du budget primitif intitulé « emploi des revenus applicables aux pauvres ».

Devant la mort, il n’était pas pensable de ne pas voter cette dépense, même si la somme de cinquante-six francs étaient, toutefois, une somme considérable, ne serait-ce que par respect humain.
Cinquante-six francs qui se déclinaient comme suit :
-          Examen du Docteur Le Dard, afin d’attester le décès         8 F
-          La fabrication de deux cercueils                                        30 F
-          Le creusement de deux fosses                                           14 F
-          L’achat de coton                                                                  4 F

Les renseignements demandés à la gendarmerie sur l’identité des deux hommes mirent une bonne semaine avant d’être transmise au maire de Villettes.
Il s’agissait de :
Célestin Biret, né à Saint-Germer dans l’Oise, le 27 décembre 1862. Fils naturel de Joséphine Biret qui habitait toujours cette commune.
Alfred Auguste Delaporte, originaire de Gruchet-le-Balasse en Seine-Inférieure où il avait vu le jour le 2 juin 1868. Ses parents, Pierre Delaporte et Aglaé Eugénie Duvale, vivaient dans la commune de La-Trinité-du-Mont, près de Lillebonne en Seine-Inférieure.

Avec ces renseignements, il était désormais possible d’établir les actes de décès de ces deux hommes.
En date du 11 juillet 1897, Eugène Ibert et Leonce Goujout attestèrent, ce même jour, du décès en la commune à seize heures pour Célestin Biret et à seize heures et demie pour Alfred Auguste Delaporte.
Morts le 11 juillet, alors qu’ils avaient été inhumés avant le 4 juillet !


Voilà pourquoi la commune de Villettes peut se vanter d’être, assurément, la seule commune de France à avoir inhumer deux défunts, avant que ceux-ci ne soient décédés. 



J’ai imaginé ce texte suite à la lecture d’un fait divers
découvert dans les registres de délibérations de Villettes.
La succession décalée des évènements m’ont intriguée.

Il n’en fallut pas plus pour que je prenne ma plume !

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