mercredi 7 février 2024

Mon gars, i’ faut qu’i’ r’vienne !

 



«C’est point possible, se plaignit Marie Marguerite Désirée Auzoux, épouse Picard, en se levant péniblement de la chaise sur laquelle elle était assise, j’peux p’us rin fair’ à c’t heure ! »

 

En effet, depuis quelques années, percluses de rhumatismes, la pauvre femme ne pouvait assurer son quotidien qu’avec beaucoup de difficultés.

Elle avait bien quelques voisins et une belle-sœur qui venaient lui prêter la main, mais si cela l’aidait aux tâches du quotidien, les uns comme les autres n’étaient en capacité de subvenir à son entretien matériel, car déjà, tout comme elle, en grande difficulté financière. La pauvre femme se sentait démunie et terriblement honteuse devant son état qui ne lui permettait plus de travailler.

         « Où il est, mon Pierre ? s’interrogeait-elle, I’ avait besoin d’ s’engager c’lui-là en m’laissant tout’         seule. En plus, j’ai point d’ nouvelle, moi. I’ s’rait-i’ mort, en plus ? »

 Son « Pierre » comme elle l’appelait avec une pointe de tendresse dans la voix, lui était né le 23 frimaire an XIII de son mariage avec Guillaume Nicolas Robert Picard, célébré le 9 thermidor an XII en la mairie de Louviers.

Et ce « sacré gamin », comme elle le nommait encore, avait eu l’idée absurde de s’engager dans l’armée.

« Qu’est-ce qui lui est passé par la tête, à c’gosse », avait-elle dit le jour de son incorporation.

 Surtout, qu’il le savait, Pierre Nicolas Cyrille Picard, qu’il laissait sa mère toute seule, puisque le père avait rendu son âme à Dieu le 19 juin 1822.

 Il fallait faire quelque chose, aussi, Marie Marguerite Désirée Auzoux, veuve Picard, décida de se rendre à la mairie.

         « L’maire i’ f’ra bin quequ’ chose ! » se rassura-t-elle.

 Le lendemain matin, aidée de sa canne, elle prit, lentement et péniblement, le chemin des locaux administratifs de la ville.

À l’employé présent, elle demanda aussitôt dans l’entrée :

         « J’veux voir l’ maire ! »

 Une chance, Monsieur Joseph  Philémon Née, présent ce matin-là, put recevoir la veuve Picard sans tarder. Il écouta sa demande, énoncée un peu en dépit du bon sens, car la pauvre mère souhaitant exposer les faits le plus précisément possible, mélangeait un peu les événements, les dates et ses soucis d’hier, d’aujourd’hui et surtout de demain si « son gars » ne revenait pas.

 

« Bien. Madame Picard, si je comprends ce que vous venez de m’exposer, vous souhaitez que votre fils revienne pour vous aider, alors qu’il est actuellement sous les drapeaux ?

— Bah, c’est c’que j’ viens dir’, oui. Moi, j’veux qu’i’ r’vienne !

— D’accord, mais savez-vous dans quelle arme, il sert ?

             — Quelle arme ? Est-c’ que j’ sais, moi ! Il est parti. Il est à l’armée. Voilà !

— Il me faut ce renseignement pour le préciser au Ministère de la Guerre.

 

« Ministère de la Guerre », ces mots résonnèrent dans la tête de la pauvre femme et l’impressionnèrent au plus haut point.

Déranger un « Ministère » pour que son fils revienne, c’était vraiment un immense honneur et elle se sentait, tout à coup, très confuse et gênée.

         « Madame Picard ? » appela le maire, apercevant son interlocutrice partie dans ses pensées.

En entendant son nom, la quinquagénaire releva la tête.

« Madame Picard, reprit Monsieur Joseph  Philémon Née, je m’occupe de votre cas aujourd’hui même. J’écris au Ministre de la Guerre pour savoir où se trouve votre fils et ensuite, j’entame les démarches pour son retour. »

 

Sur ce, ne laissant pas à Marie Marguerite Désirée Picard le temps d’un remerciement, surtout en la voyant essuyer une larme du plat de la main, il se leva, rapidement, se dirigea vers le siège où elle était installée, l’aida à se lever et à sortir de la mairie en la soutenant.

Il en voyait tant, le maire, de citoyennes, et même des citoyens, s’écrouler, en larmes, dans son bureau, qu’il n’avait pas envie, ce jour-là, d’affronter sanglots et jérémiades, alors qu’il avait tant à faire. Il comprenait, bien entendu, les souffrances physiques et morales endurées par tous, et faisait tout son possible pour les alléger, mais tout homme avait ses limites, même un maire.

Un échange de courriers[1] permit de déterminer le régiment dans lequel servait le jeune Pierre Nicolas Cyrille Picard. Il était soldat au « 5ème régiment de l’infanterie de ligne ».

Mais, avant de le libérer de ses obligations militaires, il fallut au maire de Louviers certifier, document à l’appui, que le père du soldat, Guillaume Nicolas Robert Picard, était bien décédé et à quelle date.

Bien entendu, le maire argumenta autour de la mauvaise santé de la mère qui, se retrouvant seule et ne pouvant travailler, vivait dans le dénuement le plus complet.

 Aucune mention dans les registres des « courriers du maire » permettant de dater le retour du jeune Picard dans ses foyers.

 

Toutefois, nous le retrouvons, convolant en justes noces le 2 novembre 1826, avec Madeleine Adélaïde Fauconnier, née le 18 décembre 1786.

Sur l’acte de mariage, Pierre Nicolas Cyrile Picard, né le 14 décembre 1804, est déclaré « demeurant chez sa mère ».

En 1854, cette dernière, vivant toujours chez son fils unique rue de Beaulieu, s’éteignait le 6 février, à l’âge de soixante-dix-neuf ans.



[1] Au cours des mois de juin et juillet 1824

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