« Signes
particuliers : fortes cicatrices, au milieu du front, sur l’index, au
poignet gauche, à l’aine droite et au mollet gauche. Tatoué d’un aigle sur le
bras droit, accompagné des mots « aigle impérial » et d’une femme sur
le bras gauche », conclut le gardien après avoir examiné un des
prisonniers de la chaîne qui venait d’arriver à la prison de Montbrison.
Dans
la file des condamnés, tous entièrement dévêtus, Louis Benjamin S se sentait
humilié de se voir ainsi observé minutieusement afin de noter précisément le
moindre détail de ses caractères physiques. Tout y avait passé, la taille, la
couleur de ses yeux et cheveux, la forme de son visage, de sa bouche et de son
menton et tous ces signes qui le différenciaient des autres. Pour ces derniers,
il y avait de quoi noté, ça, on pouvait le dire.
Puis,
sa barbe et ses cheveux furent rasés et il reçut un numéro matricule, sa seule
identité en ce lieu.
Cinq
ans, il en avait pris pour cinq années de travaux forcés.
La
sentence était tombée, le 10 mars 1843, dans la salle d’audience du tribunal
d’Evreux, prononcée par les juges de la cour d’assises de l’Eure.
Il
n’avait pas nié les faits qui lui étaient reprochés. Oui, il avait escaladé le
mur d’enceinte d’une propriété et pénétrer dans une maison, à la faveur de la
nuit. Oui, il avait dérobé des objets, vite attrapés dans l’appréhension d’être
surpris.
Soutenir
le regard clair de sa mère fut, pour lui, la pire des épreuves, lorsque la
maréchaussée était venue l’arrêter, à son domicile ce matin-là. Pourtant, elle
l’avait mis en garde plus d’une fois.
« Si
tu changes pas d’ conduite, tu finiras au bagne, mon garçon et j’en mourrai de
chagrin ! »
Combien
de fois avait-il entendu cette phrase ?
Chaque
fois, avec malice, il lui répondait en lui plaquant un baiser sonore sur une
joue et éclatait de rire, avant de sortir de la maison paternelle.
« Mauvais
sujet ! » s’exclamait son père en montrant le poing. Puis se tournant
vers son épouse : « Et t’avises
pas à l’ défendre encore une fois ! »
Louis
Benjamin était toujours la cause des disputes entre ses parents. En effet,
Marie Anne, sa mère l’avait tellement veillé après l’accident qui lui avait
laissé toutes ces cicatrices. On lui avait ramené, celui qui était toujours
pour elle son petit, au bord de la mort, ne lui donnant que peu de chance de
survie.
Son
petit ! C’était son petit ! Que de prières murmurées ! Que de
soins prodigués !
Alors,
lorsqu’elle avait vu revenir les couleurs sur les joues de son enfant,
lorsqu’elle l’avait vu se réalimenter, lorsqu’elle l’avait vu reprendre goût à
la vie, son cœur de mère était devenu indulgence, au point de refuser l’évidence.
Mais
son fils avait dévié du droit chemin, s’alliant à d’autres vauriens de son
espèce.
Louis
Benjamin S fit donc son temps à Montbrison[1].
Et si certains de ses codétenus avaient parfois des visites, l’éloignement fit
qu’il ne vit aucun des siens pendant cette période. Pour ceux qui avaient cette
chance, les visites s’effectuaient chaque jour entre dix heures, le matin, et
une heure, après midi, dans un parloir, surveillé bien entendu. Chaque visite
ne devait pas dépasser trente minutes.
La
solitude lui pesait parfois. Solitude qu’il compensait en nouant amitiés avec
d’autres condamnés, selon affinités.
Quand
sa peine prit fin, le 27 mars 1848, il lui fut délivré, par l’administration de
Montbrison, un passeport portant la mention « F », désignant Evreux comme ville de destination.
Il arriva en ce lieu, le 11 avril 1848. Lorsqu’il fit viser son passeport au
commissariat de police, il demanda la possibilité de se rendre à Louviers où
résidaient ses parents. La permission accordée, il prit la route et arriva à
Louviers, rue de Beaulieu, au domicile paternel où il fut accueilli à bras
ouverts par sa mère, rayonnante de bonheur, mais bien plus froidement par son
père qui aussitôt lui ordonna :
« Maint’nant,
tu vas chercher du travail et gagner ta vie honnêtement ! »
Mais,
en lançant cette recommandation d’un ton ferme, cet homme, déjà usé par les
années et les soucis, croyait-il au revirement de conduite de son fils ? Non, pas vraiment, mais il
ne fit aucun autre commentaire, ne voulant pas gâcher la joie de son épouse.
Marie
Anne était aux petits soins pour son enfant. Elle lui prépara de quoi le
restaurer, le trouvant amaigri, l’air fatigué. Elle croyait au bonheur
retrouvé. Elle savait qu’à présent, après ces cinq années d’incarcération, il
avait réfléchi. N’était-il pas un homme à présent, alors ?
-=-=-=-=-=-
Du
travail ! Il fallait en trouver, en cette année 1848, car le chômage
atteignait un nombre encore jamais atteint.
La
faute à quoi ?
Pardi,
à toutes ces machines qui fonctionnaient seules et qui, de ce fait, n’avaient
plus besoin des bras des ouvriers.
Et
si il n’y avait que ça, ce ne serait rien, mais un malheur n’arrivant pas seul,
le prix du pain s’envola.
La
révolte qui grondait, depuis quelque temps déjà, dans les classes les plus
défavorisées, éclata, jetant dans les rues des grandes villes, une masse
humaine dont la colère se heurta aux forces de l’ordre.
Ce
fut dans ce contexte mouvementé que Louis Benjamin se mit en quête d’embauche.
Et
les refus se succédaient, avec la plupart du temps cette réflexion :
« Pas
d’embauche pour les braves gens, alors pour les forçats libérés,
pensez-donc ! »
Découragé
quelque peu, le jeune homme déambulait dans les rues de Louviers. Un Louviers
calme, trop calme pour lui, alors que non loin de là, à Elbeuf, Darnétal
et Rouen, les barricades se dressaient et que, face à la police, la résistance s’organisait.
Bien
sûr, il était assigné à résidence, mais qui saurait qu’il s’était absenté. Le
principal n’était-il pas qu’il fasse viser sa feuille de surveillance chaque semaine ?
Alors,
il prit la route vers Rouen, attentif à ne pas être arrêté par la maréchaussée,
pensant toutefois que celle-ci, en ces jours tourmentés, avait bien d’autres
chats à fouetter.
L’esprit
frondeur et bagarreur de Louis Benjamin fut à son affaire. Il trouva vite un
groupe de jeunes révoltés pour s’unir à eux contre cette royauté qui
asservissait le peuple, contre ces bourgeois-directeurs-d’usine uniquement
intéressés par le profit. Dans cette odeur de révolution, fusil à la main,
Louis Benjamin revivait.
Le
calme revenu, suit à d’âpres négociations où chacun essaya d’acquérir un
maximum d’avantages, la vie reprit son cours, sans réels grands changements,
seulement des promesses. Toujours et encore des promesses !
-=-=-=-=-=-
Pendant
les jours chauds des affrontements rouennais, l’ancien forçat fit des
rencontres, bonnes, celles qui unissaient dans une cause commune que chacun
trouvait juste, d’autres néfastes, de mauvais sujets espérant dans tout ce
désordre tirer quelques profits personnels avec comme seuls et uniques
objectifs : « Les bourgeois faut les détrousser ! »
Malheureusement,
ce fut avec ces bandits que Louis Benjamin s’allia. Sans travail, il fallait
trouver de l’argent et les esprits se mirent en réflexion pour organiser
quelques larcins fructueux.
-=-=-=-=-=-
« Messieurs,
la Cour ! »
A
cette phrase, toute l’assemblée réunie dans la salle d’audience de la cour
d’assise d’Evreux, venue pour la plupart en spectateurs, se leva.
Entrèrent
alors tous ces hauts personnages, ceux qui jaugeaient les prévenus, jugeaient
leurs actes et condamnaient en « leur âme et conscience ».
Dans
le box des accusés, en ce 30 septembre 1848, Louis Benjamin S savait qu’à cet
instant allait se jouer son avenir. Il savait aussi que récidiviste, la peine
serait lourde, très lourde.
Ne
fallait-il pas faires des exemples ?
Il
se revoyait pénétrant le premier dans une grande bâtisse, espérant ravir
quelque argent, quelque objet de valeur. Lorsque le propriétaire, sans doute
alerté par le bruit, surgit devant lui, pistolet au poing. Devant l’arme chargée,
il n’eut que deux possibilités : tenter de s’échapper sachant qu’il aurait
été abattu sans scrupule ou se livrer sans résistance. Pendant ce temps, ces
compagnons s’étaient bel et bien carapatés.
Pris
sur le fait, la police, lors de son interrogatoire, lui promit une peine moins
lourde, si il dénonçait ses complices. Il s’y refusa. Il n’était pas une
balance, pas question de moucharder.
« Louis
Benjamin S, la Cour vous condamne à vingt ans de travaux forcés et à
l’exposition ! »
Vingt
ans ! C’était cher payé pour s’être uniquement introduit dans une maison
par effraction. Il n’avait pas volé pourtant ! Certes, il en avait
l’intention.
Il
ne dit rien, d’ailleurs avait-il le choix ?
Vingt
ans, tout de même !
Le
plus difficile fut l’exposition sur la place du marché à Evreux, sous le regard
de tous, subir les jets de pierres, les crachats et les insultes.
Puis
ce fut la chaîne jusqu’au bagne de Brest, les mêmes humiliations qu’à
Monbrisson.
Les
journées semblables les unes aux autres : les travaux les plus durs et les
brimades les plus atroces.
Il
s’était endurci, peu à peu, il le fallait bien pour tenir son temps. Il le
voyait autour de lui, les plus faibles mouraient rapidement et lui, il voulait
sortir de cet enfer, vivant.
Pourtant,
plusieurs fois, il faillit baisser les bras, se laissait couler doucement, et
notamment lorsqu’on lui annonça, sans ménagement, en mai 1850, le décès de sa
mère. Cette mère, il le savait à présent, dont il ne reverrait plus jamais le
regard clair, empli de tendresse.
Et
puis, la mort de son père, survenu deux années plus tard. Ce père qu’il aurait
dû écouter. Mais il était trop tard ! Pourquoi ressasser tout cela ?
Après
un temps d’abattement, les coups des gardes-chiourmes lui avaient redonné cette
détermination d’être le plus fort et de retourner, un jour, dans ce bourg qui
l’avait vu naître, Louviers, afin de se recueillir sur la tombe de ses parents,
avec ce repentir de les avoir fait souffrir par sa conduite.
-=-=-=-=-=-
Début
1869, Louis Benjamin revint à Louviers, brisé par ces vingt ans de
galère. Il avait quarante-huit.
Il
n’avait qu’un seule envie, finir paisiblement sa vie, aussi, il chercha du
travail dans une entreprise de la ville. Il en trouva, cette fois, sans trop de
difficultés.
Il
s’installa dans une chambre route du Neubourg. Une seule pièce, mais pour lui,
c’était largement suffisant.
Le
8 avril 1885, alors que le soleil était levé depuis longtemps, les voisins se
demandaient :
« On
a pas vu le Louis, c’ matin ?
-
Pour sûr, non !
-
C’est-y qui s’rait parti plus tôt ?
-
J’ l’ai point vu à l’heure où y part,
d’ordinaire !
On
alla frapper à sa porte. Pas de réponse !
On
alla quérir le sieur Joseph Alexis R, commissaire de police de la ville qui
arriva avec le sergent de ville, Charles Adolphe L.
La
porte fut fracturée devant les voisins, témoins de l’intrusion au domicile de
Louis Benjamin.
Sur
le lit, au fond de la pièce, le locataire reposait, enfin paisiblement. Le
lendemain, sa dépouille alla reposer auprès de celles de ses parents, dans le
cimetière de la ville.
Louis
Benjamin S avait soixante-cinq ans. Il en avait passé vingt-cinq, privé de
liberté.
Signe
particulier, un aigle impérial tatoué sur le bras droit ? Etonnant !
Lors
de la naissance de Louis Benjamin l’empereur Napoléon 1er n’était
plus sur le devant de la scène politique, mais en « résidence
surveillée » sur l’île de Sainte-Hélène où il devait décéder le 5 mai
1821.
Alors,
cet aigle ?
Le
père de Louis Benjamin S, Jean Baptiste S, avait-il fait les campagnes
napoléoniennes et était-il resté bonapartiste, racontant ses batailles
héroïques à son fils ?
Provocation
de Louis Benjamin ?
Rien,
à ce jour, ne peut permettre de raconter l’histoire des circonstances de ce
tatouage.
[1]
Montbrison dans la Haute Loire. Etablissement pénitentiaire de 1801 à 1957, se
trouvant dans les locaux de l’ancien couvent de la Visitation qui avait été
créé en 1643. Il fut fermé le 31 décembre 1947. Il y eut dans ce lieu plusieurs
exécutions capitales entre 1873 et 1948.
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