mercredi 26 avril 2023

L’aubergiste de Sotteville-lès-Rouen - Dixième partie : l’instant où tout chavira

 


Le père Delmotte s’empressa de relater à Félix Joseph le début d’incendie qu’il avait réussi à circonscrire avant qu’il ne se propage.

Félix Joseph ne sembla pas s’inquiéter de ce fait et ne remercia pas son locataire qui trouva bien étrange cette réaction ou plutôt cette absence de réaction.

Félix Joseph avait d’ailleurs une mine à faire peur.

Avait-il passé une mauvaise nuit ? Assurément.

Toutefois, il suivit le père Delmotte au premier étage pour se rendre compte par lui-même de l’ampleur du sinistre.



Devant la porte du cabinet, Félix Joseph voulut ouvrir la porte de celui-ci, mais elle résista. Elle était verrouillée de l’intérieur.

«  J’ va chercher une hache ! » décida Félix Joseph, avant d’emprunter l’escalier vers le rez-de-chaussée.

Revenu quelques minutes plus tard avec l’outil, il ne mit pas longtemps à défoncer la porte.

Et là, ce fut la découverte de l’inconcevable.

 

Émilie Adélaïde gisait en travers du lit, la tête penchée vers la ruelle, les jambes pendant hors de la couche. Son visage était tuméfié et violacé. Sa langue sortait gonflée et en partie brûlée tout comme ses lèvres, comme par un liquide corrosif. Son cou portait des traces évidentes de violence. Vêtue d’une jupe et d’un corset, elle avait encore ses bas et ses savates aux pieds. Ses bras et poignets étaient meurtris. Entre ses doigts, une clef[1].

Toute la scène, figée en cet instant, prouvait qu’il y avait eu lutte.

 

Le père Delmotte, aussitôt remis de sa stupéfaction et malgré le grand trouble qui régnait en lui devant l’horreur du drame, se précipita afin d’aller prévenir le commissaire de police.

L’annonce du triste événement se propagea comme une traînée de poudre aux proches voisins, puis au quartier tout entier.

Auguste Leroy, limonadier-cafetier dont le commerce était tout proche, alla aussitôt aux nouvelles.

Il était six heures et quart et déjà un écriteau sur un des volets annonçait : « Fermé pour cause de décès ».

 

La porte étant entrebâillée, Auguste Leroy pénétra dans la salle du café et y découvrit Félix Joseph et Louis Alexandre, le plus jeune des fils d’Émilie Adélaïde, attablés devant un petit-déjeuner.

 

« C’ qui est certain, pensa Auguste Leroy, c’est qu’ l’événement ne leur coupe pas l’appétit ! 

Puis, il ajouta en s’adressant à Félix Joseph :

« Eh ben, vot’ femme est donc morte ?

     Oui, répondit le veuf de fraîche date sans montrer un quelconque chagrin, c’est une bin mauvaise affaire pour moi. T’nez, venez voir !

 

Et il se leva et entraîna son voisin à l’étage, pour lui montrer la sombre vérité.

 

Dans le couloir devant le cabinet, Auguste Leroy décela, avec étonnement, une forte odeur d’essence, puis devant le spectacle mortuaire de la pauvre femme, il réalisa tout de suite que quelque chose clochait. La scène qu’il avait devant les yeux était celle d’un crime.

 

« Vous dites que vot’ pauvre femme est décédée asphyxiée ?

     Oui, assurément, la pauvre !

     Oui, mais j’vois point d’ réchaud dans la pièce, objecta Leroy qui remarqua aussi, sur le sol du couloir, des traînées d’essence et deux allumettes à moitié consumées.

Puis, hochant la tête d’une manière perplexe, il poursuivit en désignant le sol :

« C’est quoi, ces traces, là ?

     J’ sais point. Peut-être qu’ la femme a voulu mettre l’ feu.

     Ça sent l’essence, mais j’ vois pas d’ bouteille, pourtant vous d’vez en avoir, avec les travaux d’ peinture.

 

Les deux hommes redescendirent et Leroy découvrit, en effet, une bouteille d’essence sur le rebord de la fenêtre donnant sur la cour arrière. Cette bouteille, débouchée, était presque vide.

« Tiens, la v’là ! » s’exclama Auguste Leroy triomphalement.

 

Félix Joseph essayait de se donner une contenance, mais ce voisin, un peu fouineur, commençait sérieusement à lui taper sur les nerfs.

 

« Ah ! j’ me souviens, elle était aux trois-quarts pleine, et maint’nant, la v’là presque vide. C’est qu’ la femme en aura bu pour s’empoisonner et aura jeté l’ reste pour mett’ le feu !

 

Suspect tout cela, pensa Auguste Leroy. Et ne souhaitant pas poursuivre plus loin cette conversation, il s’en alla pour ouvrir son commerce. Son opinion était faite et elle n’était pas en faveur de Félix Joseph.

En sortant du commerce Alavoine, Auguste Leroy aperçut deux gendarmes qui arrivaient, accompagnés du père Delmotte.

Les deux représentants de l’ordre firent le tour de la maison avec le propriétaire et se rendirent auprès de la défunte, dans le petit cabinet.

Félix Joseph leur servit le même discours que précédemment.

 

« Madame Alavoine dormait dans cette pièce ? demanda un des gendarmes. Vous ne dormiez pas dans la même chambre ?

     Non, c’est ma fille qui dort dans c’tte pièce ordinair’ment, mais la nuit dernière, elle n’allait pas bin et a voulu dormir avec moi.

 

Le docteur Guyot qui avait son cabinet rue de Paris fut appelé pour les premières constations. Il déclara que la femme Alavoine était morte par strangulation.

La mort remontait, selon les premières constatations, à la veille vers 4 ou 5 heures de l’après-midi.

L’autopsie du cadavre que devait pratiquer le docteur Levesque, médecin légiste, ne pouvait que le confirmer.  



[1] Informations décrites à partir de l’article du Journal de Rouen du 28 août 1881. Les dialogues tiennent compte également des  déclarations des témoins relatées dans ce même journal.

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