Émilie Adélaïde était anéantie. Ses jambes tremblaient, rendant sa démarche incertaine, telle une femme ivre. Sa tête cognait comme agitée par une horrible migraine. Comme un automate, elle se dirigeait vers sa nouvelle demeure, celle dans laquelle elle avait emménagé quatre mois plus tôt, celle du nouveau commerce, celle de la rue du cimetière.
« Rue du cimetière,
pensa-t-elle avec une pointe d’ironie, je n’aurai ainsi pas loin à
aller. Juste là, au bout de la rue.»
Après avoir franchi le seuil du
café, elle se laissa tomber sur une chaise. Ses forces l’abandonnaient.
Le père Delmotte qui avait pris
pension était justement dans la salle du café. Voyant la mine défaite de sa
logeuse, il lui dit :
« C’est qu’cà a pas l’air
d’aller fort. Un p’tit r’montant ? »
Émilie Adélaïde releva la tête,
esquiva un pâle sourire avant de répondre :
« C’est point d’
refus. »
Le père Delmotte passa derrière
le comptoir et rempli deux verres d’un vin dit de premier choix, mais qui
sentait la piquette. Il tendit un des verres à Émilie Adélaïde, prit une chaise
et vint s’asseoir à côté d’elle. Tous deux sirotèrent en silence. Les silences
en disent souvent bien plus que les paroles et le père Delmotte qui avait
dépassé la soixantaine en était convaincu, voilà pourquoi il ne posa pas de
question. Il savait tout ce qui se passait dans la maison. Ne vivait-il pas
avec le couple Alavoine ?
Émilie Adélaïde était perdue dans
ses pensées. Décemment, elle ne pouvait pas raconter ce qu’elle venait
d’apprendre. Ces choses-là, on les gardait pour soi, on n’en faisait pas
étalage.
« Pourquoi tout cela ?
se demandait-elle. Pauvre folle ! Comment as-tu pu croire en toutes les
belles paroles, les belles promesses d’amour et de félicité ? C’était point
pour toi qu’il souhaitait tant t’épouser, c’était pour ton argent ! »
Et voilà qu’elle venait d’être
convoquée par la police. Quelle honte ! Elle, assise devant des hommes en
uniforme qui soupesaient chacune de ses réponses.
Savait-elle ? Était-elle au
courant ?
Non bien sûr, elle ne savait pas.
Félix Joseph ne s’était pas vanté de cet exploit qui l’avait conduit face aux
forces de l’ordre.
C’était le 18 août dernier, huit
jours avant cette convocation, une jeune fille, le visage marqué par des coups,
était venue porter plainte pour agression et tentative de viol. Elle avait
accusé Félix Joseph Alavoine de l’avoir suivie, puis après quelques manières de
séduction et devant son refus, de l’avoir renversée sur le sol, et essayer de
la violer. À ses cris, il l’avait frappée pour la faire taire. Elle avait, Elise Virginie[1],
réussi fort heureusement à se dégager et à s’enfuir.
Devant le récit qui venait de lui
être fait, Émilie Adélaïde ne voulut pas le croire.
« Non, pas possible !
Non ! s’écria-t-elle.
— On dit votre mari violent. Vous
frappe-t-il ?
— Non, répondit la pauvre femme,
pas plus qu’un autre mari. C’est comme ça pour nous les femmes.
— On dit pourtant qu’il est preste
à courir le jupon, à boire plus que de raison et selon vos voisins, les
querelles, voire plus, sont courantes chez vous.
Ils avaient donc questionné le
voisinage. Quelle honte !
Malgré tout, elle ne voulait pas
croire que l’homme qu’elle avait épousé..... Et puis peu à peu, elle se
souvint.....
Elle se souvint que sa fille, Ernestine
Palmire[2],
deux ans auparavant, lui avait dit que son beau-père lui tournait autour et
avait des gestes plus que déplacés envers elle.
Son sang n’avait fait qu’un tour.
Insupportable, pour elle, que sa fille devint la proie de son mari.
Alors, afin de la préserver de ce
prédateur sans scrupule, elle avait décidé de l’éloigner en l’envoyant vivre
chez son frère qui avait bien voulu l’accueillir.
Alors, après la réminiscence de
ce triste épisode de sa vie, un de plus, elle crut les dires de la police et
affirma d’une voix blanche :
« Oui, je crois que mon mari
est capable d’un tel acte. »
À présent, de retour chez elle,
elle se sentait piégée. Et, surtout, elle se reprochait d’avoir été bien naïve
en croyant à un nouvel amour, à un nouveau bonheur. Foutaise tout cela !
Elle n’avait réussi qu’à faire entrer le loup dans la bergerie. Tout ce qui
arrivait était de sa faute. Ah, si elle pouvait revenir en arrière !
Qu’allait-il se passer à
présent ?
Bien sûr, elle venait de déposer
une demande en divorce, mais la procédure risquait d’être longue. Pendant tout
ce temps, elle se devait de rester au domicile conjugal où vivait encore avec
elle son dernier fils, Louis Alexandre[3],
âgé de quinze ans.
Son estomac se serra tout à coup,
comment Félix Joseph réagirait-il en apprenant sa démarche en vue de rompre
leur mariage.
Il fallait qu’elle protège Louis
Alexandre et puis aussi la petite, Élise Albertine[4]
qu’elle avait vu grandir et qu’elle aimait comme sa fille.
Ah, elle s’en souviendrait de ce
26 août 1881.
« Quelle honte, bon sang,
quelle honte ! murmura-t-elle.
Relavant la tête, Émilie Adélaïde s’aperçut que le père Delmotte était reparti
à ses occupations. La salle du café était déserte, comme d’habitude. Pas un
seul client. Alors, elle se leva, il était temps de préparer le repas.
[1] Déposition faite par Elise Virginie Lucas, âgée de
dix-huit ans.
[2] Ernestine Palmire Bénard, née le 18 novembre 1864, numéro 31 de la rue du nouveau monde à Sotteville-lès-Rouen.
[3] Louis Alexandre était né le 2 juin 1866, au numéro 33 de
la rue du nouveau monde à Sotteville-lès-Rouen.
[4] Elise Albertine Alavoine, née le 12 juin 1875, rue de
la Chaussée à Caudebec-lès-Elbeuf. Aucune mention d’Ernest Félix Alavoine, fils
aîné de Félix Joseph, né le 22 avril 1873. Visiblement, il vivait ailleurs,
mais je n’ai pas retrouvé son lieu de résidence.
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