jeudi 4 mai 2023
L’aubergiste de Sotteville-lès-Rouen - Onzième partie : Enquête et témoignages
Tout le quartier était en émoi.
Un meurtre à deux pas de chez
eux !
Et les commentaires allaient bon
train.
« La pauvre, morte
étranglée, à c’ qu’on dit !
— Y paraît qu’elle s’est
débattu !
— C’est qu’elle a dû voir la mort
venir !
— Pauvre malheureuse. I’ fallait
ben qu’ ça arrive un jour !
— Et heureus’ment que l’ père
Delmotte a éteint l’incendie, car tout l’ quartier aurait flambé.
— Et l’ Félix, il aurait dit à
Auguste que sa femme s’était asphyxiée.
— Moi, j’ dis qu’ c’est lui qu’a
fait l’ coup !
Et puis, comme toujours, chacun
savait mieux que les autres. Pourtant, parmi les personnes rassemblées devant
le commerce fermé pour décès, une femme avait recueilli les confidences de la
défunte, son amie. Le matin même de sa tragique fin, elle lui avait dit :
« Il faut que j’ fasse attention à moi aujourd’hui, je ne sais pas ce qu’à
mon mari, il pourrait ben m’ faire un mauvais coup. »
Elle s’en voulait à présent.
Pourquoi n’avait-elle pas pris au sérieux cette appréhension bien réelle ?
Le premier à être entendu fut
bien évidemment le mari.
Puis les divers familiers du café
et surtout les deux premiers témoins, le père Delmotte locataire du couple
Alavoine et Auguste Leroy proche voisin ayant été le premier à entrer dans le
café Alavoine, le matin de la découverte du drame.
Très vite, les explications et
les différentes versions des faits rapportées par Félix Joseph Alavoine furent
jugées peu crédibles, voire incohérentes.
Tout d’abord, Alavoine avait
affirmé que sa femme s’était asphyxiée, car elle était déprimée.
Puis, à son ami, Belamy,
demeurant rue Hoche, il avait déclaré d’un air assez détaché :
« Tiens, on a assassiné ma femme. »
Quant à son attitude vis-à-vis de
son locataire, le père Delmotte, elle semblait bien cavalière. Il lui avait
tout bonnement annoncé fort peu aimablement :
« Vous, à présent, il faut
que vous foutiez le camp d’ chez moi. »
A cela, Delmotte avait
répondu :
« J’ vas partir, mais pas
sans un papier par lequel j’ vous dois plus rien. »
Attestation que le logeur s’empressa
de rédiger.
Et il y eut les témoins qui
apportèrent quelques précisions afin de faire éclater la vérité, comme le
porteur de journaux demeurant à Oissel qui était venu au café comme il le
faisait chaque jour pour déposer le
journal. Il rapporta :
« Hier[1],
vers les 5 heures de l’après-midi, j’ suis v’nu comme à mon habitude apporter
l’ journal à Alavoine. La porte donnant sur la rue était fermée. Le bec-de-cane
était ôté. Alavoine et l’ père Delmotte sont v’nus ouvrir. Alavoine avait la
figure décomposée, comme s’il avait pleuré. J’ pensais c’était à cause des
mauvaises affaires qu’i’ f’sait, ma foi, il était pas l’ seul à avoir un
commerce qu’allait pas bien. J’ai voulu l’ réconforter avec des paroles
encourageantes et j’ lui ai offert d’ prendre un café. D’ailleurs, j’ lui ai
d’mandé un biribi[2]
pour l’ faire rire.
C’est à c’ moment que j’ lui ai
demandé : mais, j’ vois pas vot’ femme. Où elle est ? I’
répondit : Ma femme est couchée, c’est une malheureuse.
Pis deux ouvriers sont entrés,
c’étaient Kinderberger et Collin. On s’est mis à causer tous ensemble. C’est
alors qu’Alavoine, i’ s’est mis à pleurer. »
Kinderberger témoigna, au commissariat, avoir
discuté avec Adélaïde le 26 à midi, mais
le soir, lorsqu’il était repassé au café accompagné de Collin, il ne l’avait
pas vu. Seul le patron qui pleurait à chaudes larmes disant : « ma
femme s’est enfermée dans sa chambre, je ne sais pas ce qu’elle fait »
Et Collin d’ajouter :
« j’étais pas à mon aise, j’ sentais qu’il y avait du louche
là-d’ssous »
Voilà des témoignages bien
étranges.
La police poursuivit alors ses
investigations et appris que Félix Joseph Alavoine avait affirmé à d’autres
personnes de son entourage que sa femme s’était enfermée pour se suicider.
Se suicider dans le petit
cabinet ?
Mais le petit cabinet où la
pauvre victime avait été découverte ne fermait pas à clef de l’intérieur et de
plus, la clef que la défunte tenait dans sa main n’était pas celle du petit
cabinet.
Apparemment, il y avait plusieurs
versions des faits rapportées par Alavoine, et surtout, beaucoup trop d’incohérences.
Voilà pourquoi le sieur Alavoine
fut conduit par deux gendarmes à la prison du quartier de Bonne-Nouvelle, rive
gauche.
Le père Delmotte, locataire
logeant sur place, fut de nouveau longuement entendu également. Ne
connaissait-il pas les habitudes de chacun ?
Aussi déclara-t-il que la femme
Alavoine avait pour habitude de faire une sieste chaque après-midi, dans le
petit cabinet, justement.
L’après-midi du 26 août 1881, il
n’était pas dans la maison, occupé qu’il était à trier des vieux chiffons au
fond de la cour. Il ponctua son interrogatoire par un « Ah, si
j’avais su !! », empli de regrets.
Du fond de sa cellule, Félix
Joseph Alavoine persistait à nier toute implication dans la mort de son épouse.
Pourtant, tout prouvait le contraire.
Louis Alexandre Bénard, dernier
fils d’Émilie Adélaïde, alla vivre chez son frère aîné, où résidait déjà sa
sœur, Ernestine Palmyre.
La petite Élise Albertine, fille
de Félix Joseph Alavoine, fut prise en charge par ses grands-parents maternels.
Dans le cimetière de
Sotteville-lès-Rouen, en cette fin août 1881, une cinquantaine de personnes
assistaient, dans le plus grand des recueillements, à la mise en terre d’Émilie
Adélaïde Sénéchal, veuve Bénard, épouse Alavoine.
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