mercredi 10 mai 2023
L’aubergiste de Sotteville-lès-Rouen - Douzième partie : Le procès
Cour d’assises de la Seine-Inférieure[1]
22 novembre 1881
Présidence de M.
Louvet
Félix Joseph Alavoine
comparaissait sous les inculpations :
1.
D’avoir à
Sotteville-lès-Rouen, commis un homicide volontaire sur la personne d’Émilie
Sénéchal sa femme légitime, et ce, avec préméditation, lequel homicide a
précédé le crime d’incendie.
2.
D’avoir au même-lieu
et à la même date, volontairement mis le
feu à une maison habitée.
3.
D’avoir au même-lieu,
le 18 août 1881, commis l’attentat à la pudeur consommé ou tenté avec violences
sur la personne d’Émilie Virginie Lucas.
Après la déclinaison du nom et
qualités de l’accusé, le juge commença son interrogatoire, essayant d’établir
ainsi les diverses responsabilités de celui-ci dans les faits qui l’amenaient
devant la justice.
À la première question concernant
sa violence envers son épouse, Félix Joseph Alavoine nia avoir, même sous
l’emprise de l’alcool, frappé ou bousculé son épouse. Il démentit également
avoir proféré à son encontre des injures et menaces de mort.
« Pourtant, commença le
juge, nous avons eu le témoignage d’une certaine madame Dufour qui avait reçu
les confidences de votre épouse, disant que vous la maltraitiez.
— Madame Dufour donnait de mauvais
conseils à mon épouse. C’est elle qui s’occupait de l’argent de ma femme.
— Vous avez eu certains agissements
vis-à-vis d’Ernestine la fille de votre femme, lors d’une fête.
— Elle voulait r’tourner à la fête,
le soir, alors qu’elle y avait été dans la journée. J’ l’ai emmenée. C’est elle
qui m’a embrassé pour me remercier. On a bu une bière au café d’ la gare. On
est rentré vers les cinq heures.
— Elle a raconté que sous le
prétexte de lui essuyer la sueur, vous lui avez fait des attouchements
singuliers.
— Non, c’est faux, j’ l’ai essuyée
d’vant sa mère en plus.
— Enfin, elle est partie du
domicile.
— C’est moi qui l’ai renvoyée.
— Mais non, c’est votre femme qui
lui a dit de partir.
Après un court silence, le juge
poursuivit :
« On vous accuse d’avoir
commis un attentat à la pudeur contre la fille Lucas, le 18 août.
— Non ! V’là la vérité. C’
jour-là, j’ai été chercher une lapine chez l’aiguilleur du pont d’ la rue d’
Grammont, puis d’ là chez Pierre pour avoir des cornichons...
— Cela n’intéresse pas du tout
cette affaire, l’interrompit le juge.
— J’y viens, m’sieur l’ juge. C’est
là, dans l’enceinte du ch’min d’ fer que l’ Pierre et moi, on a vu la fille
Lucas avec un individu. À un moment, elle a laissé tomber un papier d’ sa
poche. Elle m’a d’mandé de lui rendre. C’est c’que j’ai fait, puis j’ l’ai
raccompagnée jusqu’au trou par où elle était passée pour entrer sur l’ terrain
du ch’min d’ fer.
— Ce n’est pas ce qu’ont rapporté
les témoins. Bon, passons !
Autre court silence avant que le
juge pose la question suivante :
« Vous avez tué votre
femme ?
-
Non ! s’écria
Alavoine.
S’ensuivirent grand nombre de
questions concernant le couple qu’il formait avec la défunte. Félix Joseph
Alavoine expliqua qu’il avait épousé Adélaïde pour avoir un coup de main pour
s’occuper de ses enfants. Il précisa qu’elle était violente, mais qu’elle ne
buvait pas et n’avait pas d’amants.
Avant la mort de son épouse, il
avait été auditionné en raison de la plainte de la fille Lucas.
« En sortant de chez
l’commissaire, j’ suis allé chez Bataille. L’était p’t-êt’ onze heures. J’ai vu
Bataille et Guimont au pont des Anglais. On a ben parlé un quart d’heure, pis,
j’ai mangé avec Guimont. J’ suis rentré chez moi vers deux heures ou deux
heures et quart. »
Le juge mit en évidence les
contradictions d’Alavoine qui, précédemment, avait affirmé avoir vu sa femme
manger à midi alors que, maintenant, il affirmait n’être rentré chez lui qu’un
peu après deux heures.
Sur la demande du juge, l’accusé
refit, point par point, son emploi du temps de cet après-midi-là, celui du
crime.
Le juge interrompit le récit pour
demander une précision :
« Vous avez parlé à votre
femme plusieurs fois dans l’après-midi, pourtant, les médecins affirment que le
moment de la mort se situait entre deux et trois heures.
— C’est point vrai. J’y ai parlé et
elle m’a répondu ! s’exclama Alavoine.
À chaque nouvelle question,
l’accusé revenait sur ce qu’il avait déclaré précédemment.
Et voilà, encore, une nouvelle
version :
Le soir, Adélaïde n’avait pas
répondu, mais il ne s’était pas inquiété, pensant tout bonnement :
« J’ croyais qu’elle était
sortie. Ça lui arrivait à la femme d’ sortir le soir ! »
Et puis, à présent, il affirmait
n’avoir jamais dit que sa femme avait essayé de mettre le feu, mais
seulement :
« ON a essayé de mettre le
feu ! »
Monsieur Levesque, docteur en
médecine fit son rapport devant la cour, expliquant les marques qu’il avait
remarquées sur le corps de la victime, concluant que la mort, par
strangulation, était survenue après le déjeuner.
Il avait également remarqué des
éraflures curvilignes sur le visage de l’accusé. Celui-ci s’en était expliqué,
déclarant que poursuivant un lapin dans la cour et l’ayant rattrapé, ce dernier
s’était rebellé.
Monsieur Collin, commissaire de
police, témoigna à propos de la plainte de la fille Lucas et l’audition de
Félix Joseph Alavoine peu après. Il rendit compte également de ses observations
lorsqu’il s’était rendu au domicile de la rue du cimetière, appelé après la
découverte du corps sans vie de la femme Alavoine.
Delmotte vint à la barre, il ne
put que confirmer ses dires lors de ses nombreuses auditions.
Défilèrent ensuite les sieurs
Bataille et Guimont qui affirmèrent, l’un et l’autre, avoir vu Alavoine le 26
août dernier et que celui-ci leur avait expliqué la plainte de la fille Lucas
et la déposition de son épouse, précisant : « il était bien remonté
contre son épouse ! ».
Puis vint le tour de Kinderberger
et Colin qui confirmèrent leurs déclarations. À savoir qu’ils avaient vu
Adélaïde le 26 août à midi, mais le soir, vers les cinq heures elle n’était pas
dans le commerce. Seul, le patron qui pleurait à chaudes larmes répétant :
« ma femme s’est enfermée dans la chambre, je ne sais pas ce qu’elle
fait. »
Louis Bénard, dernier fils de la
défunte, vint déposer :
« Une mésentente existait
entre ma mère et Alavoine. Ils avaient de nombreux désaccords. Une fois, j’ai
vu Alavoine craché à la figure de ma mère. »
Athanase Bénard, fils aîné de la
victime, lui, ne mâcha pas ses mots :
« L’accusé était brutal envers
ma mère. Quant à ma sœur, Alavoine a voulu l’embrasser et la séduire le jour de
la fête d’Henri II. »
Et il y eut encore :
Clotilde Bazire qui affirma avoir
vu de la lumière chez les Alavoine dans la nuit du 26 au 27 et que c’était dans
la cuisine.
Jules Coffard qui témoigna que la
petite Augustine s’était plainte d’être battue.
Alfred Rozay rapporta qu’Alavoine
traitait sa femme de chameau et de garce. Et que les époux se disputaient
beaucoup. Il n’avait pas été étonné d’apprendre la nouvelle du meurtre.
La veuve Deschamps, appelée à
déposer, précisa concernant l’attentat à la pudeur :
« Le 18 août, j’ai vu
Alavoine faire des propositions à la fille Lucas. Il l’a mise par terre et lui
a passé la main sous les jupes. Comme elle résistait, il l’a frappée. Il était
ivre. »
La fille Lucas vint parler à la
barre et raconta ce que l’accusé lui avait fait subir :
« Le 18 août, j’ai été
abordée par Alavoine qui voulait me prendre de force. Je me suis débattu et
j’ai dit qu’ j’allais l’ dire à sa femme. Alors, il m’a donné des coups, m’a
renversée par terre et a passé sa main sous ma jupe. »
Ce fut alors au tour de la femme
Dufeu :
« Adélaïde s’était réfugiée
chez moi, il y a déjà qu’que temps. Elle était avec sa fille. Alavoine l’avait
chassée d’ la maison. Adélaïde avait peur. Elle disait toujours qu’elle mourait
pas d’ sa belle mort. C’était pourtant une femme ben courageuse. »
Tout le temps que durèrent les
diverses dépositions, l’accusé resta impassible.
Chaque fois qu’une question lui
était posée, afin d’avoir quelques précisions, il ne répondait que par des
détours, revenant sur l’avant des faits, sur ce qui aurait dû être. Il était
très habile dans ces réponses, sachant opérer de prudentes retraites quand il
se voyait entraîné dans une impasse.
C’était un malin, un
manipulateur.
À quatre heures de l’après-midi,
Monsieur Ricard, avocat général, prit la parole. Après son intervention
verbale, il réclama un verdict affirmatif du jury.
Maître Julien Goujon, défenseur
d’Alavoine, sollicita l’acquittement pur et simple de son client.
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