jeudi 14 décembre 2023

Petite Marie Armantine

 



Lorsque Honorine Potel avait épousé Charles Édouard Antoine[1], de quatorze ans son aîné, elle savait que celui-ci, veuf depuis peu avait à charge trois enfants, trois garçons de treize, neuf et trois ans.

Pas facile de pénétrer dans un foyer où le souvenir de l’absente emplissait tout l’espace.

Mais en disant « oui » à Charles Édouard Antoine, le jour de leurs noces, le 27 août 1838, dans la mairie de Pinterville, elle avait accepté cette lourde charge.

 

Afin de pouvoir s’occuper de son nouveau foyer et surtout afin de prendre soin de Louis Delphis, tout juste âgé de trois ans, elle triait de la laine pour une petite manufacture de Louviers. Pas question pour elle d’être à la charge de son mari, elle souhaitait apporter un petit pécule, fruit de son travail.

Chaque matin, à l’aube, elle reportait sa pesée et en prenait une autre qu’elle triait en surveillant les jeux du garçonnet, et ainsi de suite, chaque jour de la semaine, à l’exception du dimanche.

 

Quand elle annonça sa grossesse  à son mari, celui-ci s’en réjouit  à peine. C’était son huitième enfant, alors pourquoi en faire toute une histoire !

Honorine en fut chagrinée, pour elle, c’était une première expérience et elle aurait souhaité voir le futur père un peu plus attentif.

 

Elle accoucha le 18 juin 1840 à 9 heures du matin, au foyer conjugal situé à Louviers, rue Saint Germain, numéro 3.

Sa joie fut immense d’apprendre qu’elle venait de mettre au monde une petite fille. Cela contrasterait avec les trois garçons. D’ailleurs, ceux-ci semblèrent heureux de la venue de cette petite sœur.

 

Par contre, Charles Édouard ne pouvait s’intéresser à sa fille. Il faisait des efforts pourtant, du moins lui semblait-il, mais il avait encore, ancré en lui, les décès des petites filles nées de son précédent mariage.

Alors, il attendait que la vie le rassurât en lui permettant de voir grandir cette nouvelle-née, prénommée le jour de son baptême, Marie Armantine.

Il commençait à y croire, Charles Édouard, quand il entendit les premiers gazouillis de l’enfant. Au grand bonheur d’Honorine, il changea son comportement vis-à-vis du nourrisson qu’il prenait parfois dans ses bras, très maladroitement d’ailleurs. Surpris à plusieurs reprises, il rendait bien vite le poupon à sa mère, déclarant :

     « J’vais la faire tomber. Prends-la, toi !

-      Mais non, répondait alors Honorine en riant, garde-là, j’aime lorsque tu t’occupes d’elle.

 

Comme chaque matin[2], après la première tétée, la jeune maman coucha Marie Armantine sur son lit, bien calée avec un traversin, l’embrassa et lui dit :

« Sois bien sage, mon cœur, maman revient vite ! »

 

Prenant sa pesée de laine, elle sortit du logis en emmenant avec elle le petit Louis Delphis, trop remuant pour le laisser seul.

 

Dehors, une légère brume dans l’aube naissante annonçait un automne précoce.

Ils croisaient des ouvriers pressés, ombres irréelles attirées par la sonnerie impatiente de l’embauche.  Tout le long du chemin menant au centre-ville,  Honorine fredonnait des comptines pour encourager le garçonnet encore tout ensommeillé.

 

Une heure plus tard, Honorine était de retour. Ouvrant la porte du logis, elle lança joyeuse :

« Coucou, c’est maman ! »

 

Jetant un regard vers le lit, elle s’aperçut que Marie Armantine avait basculé.  Elle se précipita pour la redresser, mais il était trop tard. Se retrouvant à plat ventre, le visage contre le dessus du lit, la petite n’avait pas eu la force de se retourner. Elle avait succombé par asphyxie.

 

Son bébé dans les bras, Honorine hurlait si fort que les voisines accoururent. Louis Delphis, effrayé,  ne comprenant pas la situation, mais percevant sa gravité, braillait à côté d’elle.

 


Le docteur Pétel, prévenu, ne put que constater la mort accidentelle dont la cause n’était pas due à de la maltraitance. Simplement un manque de vigilance. On ne laisse pas un enfant seul ! Mais comment faire autrement, quand il faut gagner de quoi vivre.

À quoi bon reprocher, il n’était plus temps, surtout face à la douleur de la jeune maman.

 

Charles Édouard n’accabla pas son épouse. Il se dit simplement que son pressentiment était fondé. Jamais il ne verrait grandir une petite fille née dans son foyer.

Était-ce une malédiction ?

Il finissait par le croire.

 

Sans vouloir abonder dans ce sens, il faut bien l’avouer, la suite ne fit rien pour le démentir.

 

Le chagrin fut tel au foyer Antoine, qu’il fallut attendre le 26 août 1844 pour que naisse un petit garçon, François Edouard.

En 1850, le 5 janvier, Alexandre Augustin fit la joie de ses parents, avant la venue de Désiré Léon, le 10 mai 1852.

 

Le couple eut une fille, le 8 février 1847. Appelée Sophie Euphémie, elle combla son papa.

Charles Édouard avait, enfin, une fille et il la regardait grandir avec fierté.

Jusqu’à ce 7 avril 1856, où elle décéda, alors qu’elle venait tout juste de prendre neuf ans.



[1] Charles Edouard Antoine avait épousé Delphine Vilcoq le 20 septembre 1825. Des sept enfants nés de cette union, quatre moururent en bas âge : Françoise Delphine (1828) vécut un mois - Cyr Alphonse  (1833) vécut un jour - Une petite fille en 1834 fut déclarée  « née sans vie » - Delphine Aimée (1835) ne vécut que cinq semaines.

 

[2] Le matin de ce funeste drame : 3 septembre 1840, vers 6 heures du matin.

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