Lorsque Honorine Potel avait épousé Charles Édouard Antoine[1], de quatorze ans son aîné, elle savait que celui-ci, veuf depuis peu avait à charge trois enfants, trois garçons de treize, neuf et trois ans.
Pas
facile de pénétrer dans un foyer où le souvenir de l’absente emplissait tout
l’espace.
Mais
en disant « oui » à Charles Édouard Antoine, le jour de leurs noces,
le 27 août 1838, dans la mairie de Pinterville, elle avait accepté cette lourde
charge.
Afin
de pouvoir s’occuper de son nouveau foyer et surtout afin de prendre soin de
Louis Delphis, tout juste âgé de trois ans, elle triait de la laine pour une
petite manufacture de Louviers. Pas question pour elle d’être à la charge de
son mari, elle souhaitait apporter un petit pécule, fruit de son travail.
Chaque
matin, à l’aube, elle reportait sa pesée et en prenait une autre qu’elle triait
en surveillant les jeux du garçonnet, et ainsi de suite, chaque jour de la
semaine, à l’exception du dimanche.
Quand
elle annonça sa grossesse à son mari,
celui-ci s’en réjouit à peine. C’était
son huitième enfant, alors pourquoi en faire toute une histoire !
Honorine
en fut chagrinée, pour elle, c’était une première expérience et elle aurait
souhaité voir le futur père un peu plus attentif.
Elle
accoucha le 18 juin 1840 à 9 heures du matin, au foyer conjugal situé à
Louviers, rue Saint Germain, numéro 3.
Sa
joie fut immense d’apprendre qu’elle venait de mettre au monde une petite
fille. Cela contrasterait avec les trois garçons. D’ailleurs, ceux-ci
semblèrent heureux de la venue de cette petite sœur.
Par
contre, Charles Édouard ne pouvait s’intéresser à sa fille. Il faisait des
efforts pourtant, du moins lui semblait-il, mais il avait encore, ancré en lui,
les décès des petites filles nées de son précédent mariage.
Alors,
il attendait que la vie le rassurât en lui permettant de voir grandir cette
nouvelle-née, prénommée le jour de son baptême, Marie Armantine.
Il
commençait à y croire, Charles Édouard, quand il entendit les premiers
gazouillis de l’enfant. Au grand bonheur d’Honorine, il changea son
comportement vis-à-vis du nourrisson qu’il prenait parfois dans ses bras,
très maladroitement d’ailleurs. Surpris à plusieurs reprises, il rendait bien
vite le poupon à sa mère, déclarant :
« J’vais la faire tomber. Prends-la,
toi !
- Mais non,
répondait alors Honorine en riant, garde-là, j’aime lorsque tu t’occupes
d’elle.
Comme
chaque matin[2],
après la première tétée, la jeune maman coucha Marie Armantine sur son lit,
bien calée avec un traversin, l’embrassa et lui dit :
« Sois
bien sage, mon cœur, maman revient vite ! »
Prenant
sa pesée de laine, elle sortit du logis en emmenant avec elle le petit Louis
Delphis, trop remuant pour le laisser seul.
Dehors,
une légère brume dans l’aube naissante annonçait un automne précoce.
Ils
croisaient des ouvriers pressés, ombres irréelles attirées par la sonnerie
impatiente de l’embauche. Tout le long
du chemin menant au centre-ville,
Honorine fredonnait des comptines pour encourager le garçonnet encore
tout ensommeillé.
Une
heure plus tard, Honorine était de retour. Ouvrant la porte du logis, elle
lança joyeuse :
« Coucou,
c’est maman ! »
Jetant
un regard vers le lit, elle s’aperçut que Marie Armantine avait basculé. Elle se précipita pour la redresser, mais il
était trop tard. Se retrouvant à plat ventre, le visage contre le dessus du
lit, la petite n’avait pas eu la force de se retourner. Elle avait succombé par
asphyxie.
Son
bébé dans les bras, Honorine hurlait si fort que les voisines accoururent.
Louis Delphis, effrayé, ne comprenant
pas la situation, mais percevant sa gravité, braillait à côté d’elle.
Le
docteur Pétel, prévenu, ne put que constater la mort accidentelle dont la cause
n’était pas due à de la maltraitance. Simplement un manque de vigilance. On ne
laisse pas un enfant seul ! Mais comment faire autrement, quand il faut
gagner de quoi vivre.
À
quoi bon reprocher, il n’était plus temps, surtout face à la douleur de la
jeune maman.
Charles
Édouard n’accabla pas son épouse. Il se dit simplement que son pressentiment
était fondé. Jamais il ne verrait grandir une petite fille née dans son foyer.
Était-ce
une malédiction ?
Il
finissait par le croire.
Sans
vouloir abonder dans ce sens, il faut bien l’avouer, la suite ne fit rien pour le
démentir.
Le
chagrin fut tel au foyer Antoine, qu’il fallut attendre le 26 août 1844 pour
que naisse un petit garçon, François Edouard.
En
1850, le 5 janvier, Alexandre Augustin fit la joie de ses parents, avant la
venue de Désiré Léon, le 10 mai 1852.
Le
couple eut une fille, le 8 février 1847. Appelée Sophie Euphémie, elle combla
son papa.
Charles
Édouard avait, enfin, une fille et il la regardait grandir avec fierté.
Jusqu’à
ce 7 avril 1856, où elle décéda, alors qu’elle venait tout juste de prendre
neuf ans.
[1] Charles Edouard Antoine avait épousé Delphine Vilcoq
le 20 septembre 1825. Des sept enfants nés de cette union, quatre moururent en
bas âge : Françoise Delphine (1828) vécut un mois - Cyr Alphonse (1833) vécut un jour - Une petite fille en
1834 fut déclarée « née sans vie » - Delphine Aimée (1835) ne
vécut que cinq semaines.
[2] Le matin de ce funeste drame : 3 septembre 1840,
vers 6 heures du matin.
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