mardi 10 mars 2015

LES MARIES DE 1811



Il y avait du beau monde, ce jour-là, 1er décembre 1811, dans la grande salle des séances publiques de la maison commune de Louviers.
Oui du beau monde, ça on pouvait le dire, car il y avait là, réunis :
·         Monsieur le sous-préfet.
·         Thomas François Demantes, président du tribunal de première instance de l’arrondissement de Louviers.
·         Pierre Jacques François Carpentier, procureur impérial auprès du même tribunal.
·         François Eustache Langlois, juge de paix de Louviers.
·         Benjamin Frigard, commandant de la garde nationale de Louviers.
·         Et le conseil municipal, au grand complet.

Pour quelle raison, cette réunion ? Un problème important dans la cité ? Une épidémie ? Une hausse inquiétante du chômage ? Un incendie dévastateur ?

Non ! Rien de tout cela !

Tous, présents à cet instant, n’étaient pas peu fiers, car l’évènement qui allait être célébré était leur œuvre, votée à l’unanimité au cours de la séance du conseil municipal du 25 novembre précédent.

Le maire, monsieur Lambard, commença ainsi :

« En ce jour anniversaire du couronnement de sa Majesté Impériale et Royale et celle de la bataille d’Austerlitz, nous sommes tous réunis pour célébrer le mariage de Louis Edouard M et Elisabeth Perpétue G…… »

En quoi l’union de ces deux jeunes gens était si exceptionnelle ?
Qui était Louis Edouard M, seul autorisé à se tenir assis, alors que tous étaient debout ?
Qui était cette toute jeune fille intimidée dont le seul luxe, en cet instant, résidait dans le châle de siamoise qui couvrait ses frêles épaules ?

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Elisabeth Perpétue G avait, comme ses frères et sœurs, comme la majorité des enfants d’ailleurs, embauché, très jeune, dans une des manufactures de la ville. Elle avait effectué diverses tâches comme celle de « rattacheur », en raison de sa toute petite taille. A présent elle était épinceuse[1]

Toute la journée, penchée au-dessus d’une grande table, une grosse épingle à la main, elle retirait les nœuds et corps étrangers des larges bandes de draps sortant des métiers. Afin de bien vérifier toute la surface de la pièce de tissu laineux, bras écartés, elle faisait glisser vers elle, en la tirant bien droit,  l’étoffe pour en vérifier chaque centimètre carré.

Le soir, après quinze heures de ce labeur, ses épaules étaient tellement endolories qu’elle peinait à lever les bras. Et puis, appuyée continuellement sur le bord de la table, elle avait cette impression d’une barre  au niveau de l’abdomen qui lui bloquait la respiration.  Ses yeux la brûlaient à force de fixer le tissu, mal éclairé,  pour en déceler la moindre imperfection.

Une dure existence dont elle ne se plaignait pas. D’ailleurs, cette existence n’était-elle pas le lot de tous, ici-bas ?

Malgré cela, elle aidait sa mère aux tâches ménagères, le sourire toujours aux lèvres. Sa bonne humeur et sa bienveillance la faisaient aimer de tous qui la considéraient comme une gentille fille, très sage et très vertueuse.

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Louis Edouard M n’avait pas eu la chance de connaitre son père, décédé juste avant son troisième anniversaire.
A ses vingt ans, le tirage au sort le désigna pour aller combattre les ennemis de la France.
Incorporé au 67ème régiment de fusiliers, il s’était montré un valeureux soldat, un brave parmi les braves.

Alors que la victoire allait être remportée par les troupes impériales après deux jours de combat acharné, un éclat d’obus l’avait atteint. Une horrible douleur l’avait cloué au sol. Son premier réflexe fut de se redresser malgré la souffrance qui le tenaillait. Il vit alors que sa jambe gauche n’étant plus qu’un lambeau de chair sanguinolente.

Des brancardiers l’avaient transporté sur un brancard. Il hurlait. Non, pas de douleur, car, étrangement, celle-ci s’était calmée, mais d’horreur. Il se projetait soudain, ainsi mutilé, dans un avenir qui lui paraissait compromis.
Déposé dans un hôpital de campagne, à l’arrière des lignes de combat, un chirurgien, au tablier maculé, aux mains couvertes de sang, hocha la tête en regardant la vilaine blessure.

« Donnez-lui une bonne dose d’alcool ! ordonna-t-il aux infirmiers qui le secondaient.
-          Tiens, mon gars, lui dit l’un deux en lui tendant une bouteille.

Louis Edouard M avait bu, à même le goulot, un liquide qui lui avait brulé la gorge et les entrailles, diffusant dans tout son corps une agréable chaleur, presque un bien-être. Ce fut alors qu’il vit le chirurgien s’approcher de lui avec une scie encore rouge du sang des précédents braves, cette scie qui avait déjà tant coupé et découpé.

« Non ! »  hurla-t-il de toutes ses forces avant de s’évanouir.
Ah, il s’en souviendrait de ce 6 juillet 1809, jour de la victoire de Wagram. Pour lui, ce fut le jour où sa vie avait chaviré.

« Toi, mon gars, tu rentres chez toi ! » lui avait-on déclaré.
Oui, pour lui, les combats étaient finis. Mais, sa vie, à lui ?

Il revint à Louviers, accueilli par une mère heureuse de le revoir en vie, meurtrie chaque jour d’avantage en le voyant avancer par saccades, soutenu par des béquilles, balançant son bassin en avant et retombant sur son unique jambe.
Bien sûr, on lui avait attribué une dotation de cinq cents francs pour faits de bravoure et blessures au combat. Cinq cents francs ! Oui, cinq cents francs pour une jambe, pour une vie anéantie.
Bien sûr, on lui avait alloué une pension de retraite de deux cent vingt huit francs par an. C’était toujours ça, mais guère suffisant pour vivre décemment.

«  Et pis, comme disait Marie Catherine L, sa mère, tout ça c’est bien beau, mais ça lui rendra pas sa jambe ! »

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Le destin réserve parfois des surprises. Mauvaises, on vient de le voir, mais aussi, de temps à autre, agréables.
Et bien voilà :

Napoléon 1er reprit une vieille coutume remontant bien loin dans le temps et que la Révolution avait aboli.
Il s’agissait de l’élection des rosières[2].

Bien entendu, l’Empereur, toujours novateur, modifia quelque peu cette élection, plaçant l’évènement au jour anniversaire de son sacre qui coïncidait également au jour anniversaire de la brillante victoire d’Austerlitz.

Une jeune fille, pauvre mais vertueuse, cela va sans dire, devait être désignée parmi d’autres au cours d’un conseil, en mairie. La dot attribuée s’élevait à six cents francs.
Une condition, cependant. En contrepartie, cette lauréate devait accepter d’épouser un soldat, également élu au cours de la même réunion, s’étant montré particulièrement vaillant.
Récompense, certes pour la jeune fille, mais aussi pour un ancien guerrier que les combats avaient malmené et handicapé bien souvent physiquement, mais également psychologiquement.
C’était une aubaine financière qui n’était pas sans conséquence.
Le somme de six cents francs était remise à la mariée aussitôt la cérémonie achevée.

Sait-on jamais, la vertu ayant ses limites !

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Voilà pourquoi, en ce 1er décembre 1811, étaient réunis, en  grande pompe, tous les dirigeants de la ville, pour célébrer cette union à laquelle ferait suite une réception à la hauteur de l’évènement, payée par la commune dont le montant s’élevait à la hauteur de la dot attribuée.

Toutes les communes ne pouvaient s’offrir une rosière, en raison des frais que cette élection exigeait. Avoir une rosière, était pour une ville un signe d’opulence.

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Après la cérémonie, le jeune couple, brillamment fêté, reprit le cours de sa vie, comme tout à chacun.

Louis Edouard  avait un petit emploi dans une manufacture, emploi qu’il exécutait assis.
Elisabeth Perpétue, toujours aussi souriante, retourna « épinceter ». Elle apercevait les sourires ironiques de certaines ouvrières de son atelier.
Etre rosière attisait des jalousies, en raison de la dot.

« Sage et vertueuse, la Perpétue ! lançaient certaines, mais pas désintéressée !
-          Elle va pouvoir courir le guilledou, le Louis, avec sa jambe en moins, i’ va point la rattraper, lançaient les autres.

 Certaines, par contre, plus compatissantes, se demandaient si elle serait heureuse, si ce mariage, plus ou moins imposé, n’allait pas être un fardeau.

De tout temps, il y aura des mauvaises langues et des cœurs généreux !

Mais, tous les regards féminins, toutefois, surveillaient le ventre d’Elisabeth Perpétue, à l’affût du moindre renflement, annonciateur d’une naissance.

Seize mois après leur union, en  avril 1913, la naissance d’une petite Hortense Elisabeth, rabaissa le caquet de bien des commères. Quoique ? Mais n’assombrissons pas cet heureux moment.
Deux années plus tard, Angélique Joséphine confirma, par sa venue, en juin 1815, la bonne entente du jeune couple.
Un bonheur qui fut brisé, anéanti, par le décès d’Elisabeth Perpétue[3], en mai 1817, suivi un mois plus tard par celui de la petite Hortense Elisabeth, tout juste âgée de quatre ans[4].
… Mais elle était du monde, où les plus belles choses
Ont le pire destin,
Et rose elle a vécu ce que vivent les roses,
L'espace d'un matin….

Extrait de « Consolation à monsieur du Perrier »
François de Malherbe (1555 – 1626)





[1] On disait aussi, épinceteuse.
[2] Cette coutume remonterait au début du VIème siècle. Médard, devenu par la suite Saint-Médard, alors évêque de Noyon (Oise), aurait couronné de roses sa sœur, jeune fille vertueuse. La coutume s’étendit à partir de ce jour. Dans les villes ayant un revenu suffisant, chaque année « une rosière », choisie parmi les jeunes filles « pauvres et sages », était élue et recevait une dot assez conséquente.
[3] Elisabeth Perpétue était âgée de vingt-quatre ans. Louis Edouard se retrouvait veuf à trente ans.
[4] Après ces deux décès, plus aucune trace de Louis Edouard et de sa seconde fille Angélique Joséphine, sur Louviers. Seul avec une fillette à charge, Louis Edouard a surement quitté la ville.

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