La domestique ouvrit la porte d’entrée sur une femme, sans âge, portant un paquet.
Dehors
la nuit, sans lune, n’était éclairée que par la danse légère de quelques
flocons de neige. Le froid humide qui pénétra la maison la fit frissonner.
« C’est
pourquoi ? demanda-t-elle d’un air revêche, en raison de l’heure tardive.
— Monsieur
Huguès est-il là ? questionna la femme.
— Non !
lança la domestique.
— Doit-il
rentrer bientôt ? s’enquit la visiteuse.
— Est-ce que
j’ sais, moi ? répondit la servante.
— Puis-je
l’attendre ? se hasarda la femme qui sentait bien qu’elle dérangeait.
— Si ça vous
chante !
Sur
ces mots, laissant l’intruse dans l’entrée où plusieurs sièges avaient été
placés, la domestique s’en retourna dans sa cuisine en bougonnant.
« A
c’ t’ heur’ d’ la nuit, c’est y pas permis d’embêter le pauvre monde !
Monsieur
Huguès n’avait pas d’heure pour rentrer. Accoucheur, chirurgien, il pouvait
être appelé à toute heure du jour ou de la nuit, ce qui expliquait son absence,
en ce mercredi 10 mars 1813, alors que la pendule marquait dix heures du soir.
Le
bruit de la porte d’entrée interpella la domestique qui revint dans l’entrée où
elle constata l’absence de la visiteuse.
Celle-ci était partie, sans prévenir, en oubliant son paquet sur un des
fauteuils.
« Ah
bah, v’là aut’ chos’ à présent ! dit-elle,
Elle
allait jeter un coup d’œil dans le ballot lorsque la porte s’ouvrit laissant
paraître son maître, Joseph Mayeul Huguès.
Il
posa sa sacoche sur le sol, ôta son manteau et apercevant sa servante un peu
embarrassée, demanda :
« Que
se passe-t-il donc, Séraphine ?
— C’est une
dame qu’est v’nue c’ soir et pis qu’est r’partie, en laissant son bagage.
Sans
prêter attention à la réponse de
Séraphine, le praticien poursuivit :
« Madame
est là ?
— C’est qu’
Madam’ est couchée, à c’t heure ! Et pis, elle avait la migraine ……
Remarquant
la curiosité impatiente de Séraphine, l’homme s’approcha du fauteuil.
« Bon,
voyons ce que contient ce colis et ensuite, je mangerai bien quelque
chose. »
La
couverture écartée laissa apparaître le visage endormi d’un nouveau-né.
— Doux Jésus ! lança Séraphine.
— Qui a déposé ce paquet ?
— Une dame qui voulait vous voir.
— Elle vous a donné son nom ?
— Bah non ! Et j’ lui ai point
d’mandé !
— Elle était comment ?
— Est-ce que j’sais, moi, j’ l’ai point
r’gardée !
— Vous auriez dû aller chercher Madame.
—
S’i fallait que j’ la dérange à chaque fois
que’qu’un frappe à la porte, Madam’ f’rait mieux d’ mett’ son lit dans
l’entrée !
Joseph
Mayeul Huguès haussa les épaules à cette réponse, mais il ne fit aucun
commentaire, habitué, qu’il était, aux réflexions de sa servante. Une brave femme,
courageuse, mais souvent ombrageuse.
« Voyons
un peu si il y a quelques renseignements concernant cet enfant. »
Sortant
le petit être avec précaution, il découvrit dans le paquet un trousseau d’une
certaine qualité et une pochette dans laquelle avait été placée une somme
conséquente, lui sembla-t-il, en la comparant au salaire journalier d’un
ouvrier.
Cet
enfant, abandonné à ses bons soins, ne devait pas provenir d’une famille
indigente.
« Je
suppose qu’il est le fruit d’amours illégitimes et que, de ce fait, on ne veut
pas de lui ! » pensa-t-il en regarda le petit qui venait d’ouvrir les
yeux, mais il s’abstint de formuler tout haut sa pensée.
« Il
faut changer cet enfant, conclut-il en le donnant à Séraphine. Il n’est pas
possible de le laisser ainsi. Nous verrons aussi, si nous avons affaire à un
jeune garçon ou à une demoiselle. Ensuite, il faudra le nourrir. Ce nourrisson
n’est pas bien gros et qu’il ne réclame pas n’est pas bon signe. Il va falloir
qu’il se force ! »
En
dévêtant l’enfant, l’accoucheur et sa servante découvrirent qu’il s’agissait
d’un petit garçon. Celui-ci portait une ganse bleue autour du cou. Sous sa
chemise, un écrit, sûrement de la main de la maman précisait :
« Enfant ondoyé et demande le baptême »,
avec la mention de sa date de naissance, survenue le « 10 du présent mois » et les prénoms
choisis : « Victor Bonaventure ».
Pour
la somme jointe, elle devait, toujours selon l’écrit, servir à conduire le
petit à la Madeleine ou à l’hôtel-Dieu de Rouen.
Étant
donnée l’heure avancée dans la nuit, le petit Victor Bonaventure resta au
domicile de Joseph Mayeul Huguès qui alla le déclarer, à la mairie de Louviers,
le lendemain matin.
Bonaventure !
Quelle ironie d’affubler d’un tel prénom un petit que l’on abandonne à la
charité d’un hospice !
Lorsque
Joseph Mayeul Huguès était en mairie pour déclarer le petit Victor Bonaventure,
il fut prévenu que la demoiselle Marquis était dans les douleurs de
l’enfantement. Le devoir l’appelait.
Dans
la pièce où le praticien pénétra, il aperçut la future mère couchée sur une
paillasse, soutenant le bas de son ventre. Elle se mordait les lèvres pour ne
pas crier.
« Vite,
docteur, dit une femme, je suis la voisine, c’est moi qui vous ai fait
prévenir. » Puis, se tournant vers un des coins de la pièce, elle
s’exclama : « Qu’est-ce que tu fais là, toi ! Veux-tu ben t’
sauver ! »
Joseph
Mayeul vit alors détaler, comme une petite souris poursuivit par un chat, une
fillette maigrichonne de quatre ans environ.
« C’est
sa fille, précisa la voisine en désignant du menton la parturiente, moi, j’ m’en occupe quand sa mère travaille.
—
Bon allons-y ! dit l’accoucheur. Vous
pouvez m’aider ?
— Bah !
j’ vas point la laisser !
— Il faut
des draps, de l’eau chaude ….
— Oui, coupa
la femme, j’ sais. J’en ai eu huit, alors !
Tout
en auscultant la patiente, la conversation s’engagea :
« Alors,
vous avez déjà une belle petite ?
— Oui,
répondit la future maman.
— Vous êtes
mariée ?
— Que
non ! j’ l’élève seule !
— Et celui
qui va arriver ?
— J’en veux
point !
— Attendez
de le voir.
— C’est tout
vu. Déjà qu’ la mèr’, elle veut point voir la première.
— Réfléchissez,
le bébé va avoir besoin de vous.
— Y s’ra
mieux sans moi !
— Pas
sûr !
— Vous
croyez qu’ la mèr’, elle va m’accueillir avec les deux marmots ? Déjà
qu’elle m’a mise dehors y’a quatre ans !
Une
femme seule, ayant « fauté », si elle n’avait pas l’appui de ses
parents, n’avait pas beaucoup de solutions. Élever un enfant en travaillant,
souvent de six heures du matin à huit heures du soir en usine, voire plus comme
domestique, cela relevait de l’impossible.
Marie
Anne Marquis, célibataire, avait mis au monde le 11 mars 1809, une fillette
naturelle qu’elle prénomma Marie Anne, comme elle et comme sa mère.
En
ce jour du 11 mars 1813, naquit une autre fillette naturelle qui reçut les
prénoms de Marie Anne, comme sa sœur aînée, comme sa mère et comme la mère de
celle-ci.
Cette
petite, aussitôt arrivée dans ce monde, après avoir été déclarée en mairie par
le sieur Huguès, prit le chemin de l’hôtel-Dieu
de Rouen.
Louviers
faisait fort ! Deux enfants en deux jours, échoués à Rouen, car non
désirés.
Alors,
un employé de cet établissement écrivit au maire de Louviers, demandant
expressément qu’il intervienne auprès
des parents pour les convaincre de venir récupérer leur progéniture.
Concernant
le petit garçon, Victor Bonaventure, le maire ne put rien faire car ne
connaissant pas les auteurs de ses jours. Par contre pour la petite Marie Anne,
il se rendit au domicile de la demoiselle Marquis. Il fut bien accueilli, ce
qui lui parut de bon augure.
« C’est
que j’veux ben, moi, répondit la mère, mais j’en ai déjà une. C’est la s’cond’, alors vous
comprenez !
—
Votre mère ne peut pas vous aider, se risqua
le représentant de la ville.
— C’est
que…. Elle en a point voulu d’ la premièr’. El’ sait point qu’i’ y en a une aut’. Si elle apprend que j’ai
r’chuté ……..
Ce
fut en ces termes que le maire répondit au courrier provenant de l’hôtel-Dieu :
«La demoiselle Marquis, vivant seule, ayant
déjà eu une enfant d’amours illégitimes, ne souhaite pas qu’on apprenne sa
rechute ! »
Un
autre courrier, reçu en mairie de Louviers, révéla que Marie Anne Marquis avait
consenti à reprendre sa seconde fillette.
Au
foyer, vécurent alors trois « Marie Anne ».
Rien
ne nous autorise à penser que la maman célibataire était retournée vivre chez sa mère, mais si cela
fut le cas, quatre « Marie Anne[1] »
cohabitèrent !!!
Comment
furent-elles différenciées ?
Joseph
Mayeul Huguès[2]
avait vu le jour à Valensole dans le Var. Il était l’époux de Marie Françoise
Gosselin[3], née à
Saint-Denis-de-Lillebonne en Seine-Inférieure. Ils habitaient au numéro 29 de
la rue Royale à Louviers.
Depuis
qu’il exerçait à Louviers, il en avait vu naître des petits, il en avait vu
aussi mourir plus d’un, car il était appelé en dernier recours, lorsque la
matrone éprouvait quelque difficulté, notamment lorsque l’enfant se présentait
mal.
Joseph
Mayeul Huguès pratiquait alors une césarienne si il n’était pas déjà trop tard.
Un
beau métier !
Un
dur métier !
Un
métier où, souvent, il fallait trouver les mots pour réconforter, consoler.
Un
enfant qui meurt, c’était une épreuve, surtout s’il s’agissait du premier-né,
mais une maman qui disparaissait, laissant une ribambelle de petits orphelins,
c’était une catastrophe.
Heureusement,
il y avait des moments de joie intense où la naissance était grandement arrosée
d’eau-de-vie. Et pas moyen de refuser de trinquer, cela aurait été mal
interprété !
[1] Marie Anne Heudebert, épouse Marquis, la grand-mère qui
décéda à Louviers le 29 février 1836 (86 ans).
Marie Anne Marquis, fille d’Ambroise Marquis
et Marie Anne Heudebert
Marie Anne, les deux fillettes, nées l’aînée
en 1809, la seconde en 1813
[2] Joseph Mayeul est décédé à Louviers le 19 mars 1841 à
l’âge de 78 ans
[3] Marie Françoise Gosselin décédée, à Louviers, le 19 novembre 1833, âgée de 72 ans.
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