mercredi 24 janvier 2024

Joseph Mayeul Huguès, chirurgien accoucheur


La domestique ouvrit la porte d’entrée sur une femme, sans âge, portant un paquet.

Dehors la nuit, sans lune, n’était éclairée que par la danse légère de quelques flocons de neige. Le froid humide qui pénétra la maison la fit frissonner.

 

« C’est pourquoi ? demanda-t-elle d’un air revêche, en raison de l’heure tardive.

     Monsieur Huguès est-il là ? questionna la femme.

     Non ! lança la domestique.

     Doit-il rentrer bientôt ? s’enquit la visiteuse.

     Est-ce que j’ sais, moi ? répondit la servante.

     Puis-je l’attendre ? se hasarda la femme qui sentait bien qu’elle dérangeait.

     Si ça vous chante !

 

Sur ces mots, laissant l’intruse dans l’entrée où plusieurs sièges avaient été placés, la domestique s’en retourna dans sa cuisine en bougonnant.

« A c’ t’ heur’ d’ la nuit, c’est y pas permis d’embêter le pauvre monde !

 

Monsieur Huguès n’avait pas d’heure pour rentrer. Accoucheur, chirurgien, il pouvait être appelé à toute heure du jour ou de la nuit, ce qui expliquait son absence, en ce mercredi 10 mars 1813, alors que la pendule marquait dix heures du soir.

 

Le bruit de la porte d’entrée interpella la domestique qui revint dans l’entrée où elle constata l’absence de la visiteuse.  Celle-ci était partie, sans prévenir, en oubliant son paquet sur un des fauteuils.

 

« Ah bah, v’là aut’ chos’ à présent ! dit-elle,

 

Elle allait jeter un coup d’œil dans le ballot lorsque la porte s’ouvrit laissant paraître son maître, Joseph Mayeul Huguès.

Il posa sa sacoche sur le sol, ôta son manteau et apercevant sa servante un peu embarrassée, demanda :

« Que se passe-t-il donc, Séraphine ?

     C’est une dame qu’est v’nue c’ soir et pis qu’est r’partie, en laissant son bagage.

 

Sans prêter attention à la réponse  de Séraphine, le praticien poursuivit :

« Madame est là ?

     C’est qu’ Madam’ est couchée, à c’t heure ! Et pis, elle avait la migraine ……

 

Remarquant la curiosité impatiente de Séraphine, l’homme s’approcha du fauteuil.

« Bon, voyons ce que contient ce colis et ensuite, je mangerai bien quelque chose. »

La couverture écartée laissa apparaître le visage endormi d’un nouveau-né.

— Doux Jésus ! lança Séraphine.

— Qui a déposé ce paquet ?

— Une dame qui voulait vous voir.

— Elle vous a donné son nom ?

— Bah non ! Et j’ lui ai point d’mandé !

— Elle était comment ?

— Est-ce que j’sais, moi, j’ l’ai point r’gardée !

— Vous auriez dû aller chercher Madame.

   S’i fallait que j’ la dérange à chaque fois que’qu’un frappe à la porte, Madam’ f’rait mieux d’ mett’ son lit dans l’entrée !

 

Joseph Mayeul Huguès haussa les épaules à cette réponse, mais il ne fit aucun commentaire, habitué, qu’il était, aux réflexions de sa servante. Une brave femme, courageuse, mais souvent ombrageuse.

 

« Voyons un peu si il y a quelques renseignements concernant cet enfant. »

 

Sortant le petit être avec précaution, il découvrit dans le paquet un trousseau d’une certaine qualité et une pochette dans laquelle avait été placée une somme conséquente, lui sembla-t-il, en la comparant au salaire journalier d’un ouvrier.

 

Cet enfant, abandonné à ses bons soins, ne devait pas provenir d’une famille indigente.

 

« Je suppose qu’il est le fruit d’amours illégitimes et que, de ce fait, on ne veut pas de lui ! » pensa-t-il en regarda le petit qui venait d’ouvrir les yeux, mais il s’abstint de formuler tout haut sa pensée.

« Il faut changer cet enfant, conclut-il en le donnant à Séraphine. Il n’est pas possible de le laisser ainsi. Nous verrons aussi, si nous avons affaire à un jeune garçon ou à une demoiselle. Ensuite, il faudra le nourrir. Ce nourrisson n’est pas bien gros et qu’il ne réclame pas n’est pas bon signe. Il va falloir qu’il se force ! »

 

En dévêtant l’enfant, l’accoucheur et sa servante découvrirent qu’il s’agissait d’un petit garçon. Celui-ci portait une ganse bleue autour du cou. Sous sa chemise, un écrit, sûrement de la main de la maman précisait :

« Enfant ondoyé et demande le baptême », avec la mention de sa date de naissance, survenue le « 10 du présent mois » et les prénoms choisis : « Victor Bonaventure ».

Pour la somme jointe, elle devait, toujours selon l’écrit, servir à conduire le petit à la Madeleine ou à l’hôtel-Dieu de Rouen.

Étant donnée l’heure avancée dans la nuit, le petit Victor Bonaventure resta au domicile de Joseph Mayeul Huguès qui alla le déclarer, à la mairie de Louviers, le lendemain matin.

Bonaventure ! Quelle ironie d’affubler d’un tel prénom un petit que l’on abandonne à la charité d’un hospice !

 

 

Lorsque Joseph Mayeul Huguès était en mairie pour déclarer le petit Victor Bonaventure, il fut prévenu que la demoiselle Marquis était dans les douleurs de l’enfantement. Le devoir l’appelait.

 

Dans la pièce où le praticien pénétra, il aperçut la future mère couchée sur une paillasse, soutenant le bas de son ventre. Elle se mordait les lèvres pour ne pas crier.

« Vite, docteur, dit une femme, je suis la voisine, c’est moi qui vous ai fait prévenir. » Puis, se tournant vers un des coins de la pièce, elle s’exclama : « Qu’est-ce que tu fais là, toi ! Veux-tu ben t’ sauver ! »

Joseph Mayeul vit alors détaler, comme une petite souris poursuivit par un chat, une fillette maigrichonne de quatre ans environ.

 

« C’est sa fille, précisa la voisine en désignant du menton la parturiente, moi,  j’ m’en occupe quand sa mère travaille.

     Bon allons-y ! dit l’accoucheur. Vous pouvez m’aider ?

     Bah ! j’ vas point la laisser !

     Il faut des draps, de l’eau chaude ….

     Oui, coupa la femme, j’ sais. J’en ai eu huit, alors !

 

Tout en auscultant la patiente, la conversation s’engagea :

« Alors, vous avez déjà une belle petite ?

     Oui, répondit la future maman.

     Vous êtes mariée ?

     Que non ! j’ l’élève seule !

     Et celui qui va arriver ?

     J’en veux point !

     Attendez de le voir.

     C’est tout vu. Déjà qu’ la mèr’, elle veut point voir la première.

     Réfléchissez, le bébé va avoir besoin de vous.

     Y s’ra mieux sans moi !

     Pas sûr !

     Vous croyez qu’ la mèr’, elle va m’accueillir avec les deux marmots ? Déjà qu’elle m’a mise dehors y’a quatre ans !

 

Une femme seule, ayant « fauté », si elle n’avait pas l’appui de ses parents, n’avait pas beaucoup de solutions. Élever un enfant en travaillant, souvent de six heures du matin à huit heures du soir en usine, voire plus comme domestique, cela relevait de l’impossible.

 

Marie Anne Marquis, célibataire, avait mis au monde le 11 mars 1809, une fillette naturelle qu’elle prénomma Marie Anne, comme elle et comme sa mère.

En ce jour du 11 mars 1813, naquit une autre fillette naturelle qui reçut les prénoms de Marie Anne, comme sa sœur aînée, comme sa mère et comme la mère de celle-ci.

Cette petite, aussitôt arrivée dans ce monde, après avoir été déclarée en mairie par le sieur Huguès, prit le chemin de l’hôtel-Dieu  de Rouen.

 

Louviers faisait fort ! Deux enfants en deux jours, échoués à Rouen, car non désirés.

Alors, un employé de cet établissement écrivit au maire de Louviers, demandant expressément qu’il  intervienne auprès des parents pour les convaincre de venir récupérer leur  progéniture.

 

Concernant le petit garçon, Victor Bonaventure, le maire ne put rien faire car ne connaissant pas les auteurs de ses jours. Par contre pour la petite Marie Anne, il se rendit au domicile de la demoiselle Marquis. Il fut bien accueilli, ce qui lui parut de bon augure.

« C’est que j’veux ben, moi, répondit la mère, mais j’en ai  déjà une. C’est la s’cond’, alors vous comprenez !

     Votre mère ne peut pas vous aider, se risqua le représentant de la ville.

     C’est que…. Elle en a point voulu d’ la premièr’. El’ sait point qu’i’ y  en a une aut’. Si elle apprend que j’ai r’chuté ……..

 

Ce fut en ces termes que le maire répondit au courrier provenant de l’hôtel-Dieu :

«La demoiselle Marquis, vivant seule, ayant déjà eu une enfant d’amours illégitimes, ne souhaite pas qu’on apprenne sa rechute ! »

Un autre courrier, reçu en mairie de Louviers, révéla que Marie Anne Marquis avait consenti à reprendre sa seconde fillette.

 

Au foyer, vécurent alors trois « Marie Anne ».

Rien ne nous autorise à penser que la maman célibataire était  retournée vivre chez sa mère, mais si cela fut le cas, quatre « Marie Anne[1] » cohabitèrent !!!

Comment furent-elles différenciées ?

 

 

Joseph Mayeul Huguès[2] avait vu le jour à Valensole dans le Var. Il était l’époux de Marie Françoise Gosselin[3], née à Saint-Denis-de-Lillebonne en Seine-Inférieure. Ils habitaient au numéro 29 de la rue Royale à Louviers.

 

Depuis qu’il exerçait à Louviers, il en avait vu naître des petits, il en avait vu aussi mourir plus d’un, car il était appelé en dernier recours, lorsque la matrone éprouvait quelque difficulté, notamment lorsque l’enfant se présentait mal.

Joseph Mayeul Huguès pratiquait alors une césarienne si il n’était pas déjà trop tard.

 

Un beau métier !

Un dur métier !

Un métier où, souvent, il fallait trouver les mots pour réconforter, consoler.

 

Un enfant qui meurt, c’était une épreuve, surtout s’il s’agissait du premier-né, mais une maman qui disparaissait, laissant une ribambelle de petits orphelins, c’était une catastrophe.

Heureusement, il y avait des moments de joie intense où la naissance était grandement arrosée d’eau-de-vie. Et pas moyen de refuser de trinquer, cela aurait été mal interprété !

 



[1] Marie Anne Heudebert, épouse Marquis, la grand-mère qui décéda à Louviers le 29 février 1836 (86 ans).

   Marie Anne Marquis, fille d’Ambroise Marquis et Marie Anne Heudebert

   Marie Anne, les deux fillettes, nées l’aînée en 1809, la seconde en 1813

[2] Joseph Mayeul est décédé à Louviers le 19 mars 1841 à l’âge de 78 ans

[3] Marie Françoise Gosselin décédée, à Louviers, le 19 novembre 1833, âgée de 72 ans.

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