mercredi 31 janvier 2024

Où se trouve François Robine ?

 « C’est pas Dieu possible, se lamentait Marie Catherine Charlotte, c’est y quand, ça va s’arrêter c’ massacre ? I’s ont pris l’père et maint’nant c’est fils qui vont m’tuer ! »

Devant la sous-préfecture, le silence se fit, tant que cette pauvre femme hurlait sa peine, crachait sa haine et se sentant au plus mal, cherchait par ses cris un regard, une aide, une main tendue.

 En ce jour de « tirage au sort » de la classe 1823, toutes les mères présentes, toutes les veuves qui avaient vu sacrifier leur homme pour la Patrie, n’en pouvaient plus. Elles avaient élevé, seules, leur progéniture, s’étaient attelées à la charrue, avaient pris le chemin de la ville pour embaucher dans les manufactures, et pourquoi ? Pour voir leur fils, souvent unique, partir tout comme leur père, quelques années plus tôt, alors que ces derniers n’étaient jamais revenus.

La plupart, résignées, acceptaient bon an mal an. Que pouvait-on contre le sort ? Et pas question de déserter, l’honneur avant tout. Valait mieux le fusil face à l’ennemi que la prison.

 

Mais, Marie Catherine Charlotte, elle, n’en resterait pas là, que non ! Elle le défendrait son Louis François, son seul enfant, ça elle pouvait le jurer. Aussi, dès son retour à Louviers, elle alla trouver le maire.

 « M’sieur l’ maire, dit Marie Catherine Charlotte, femme Robine, après avoir été introduite dans le bureau du représentant de la commune, i’ peuvent pas l’ prendre lui aussi ?

Voyons, madame, dit le maire, Hercule Coquerel, prenez le temps de vous asseoir et racontez-moi calmement  ce qui vous amène ?

C’ qui m’amène ? répondit la pauvre femme, en se laissant tomber sur une des chaises disposées face au bureau, c’ qui m’amène ? C’est l’ Louis François, il a tiré l’ numéro 33.

-   Bon ! Je suppose qu’il s’agit de votre fils ?

  -  Bah oui ! répliqua Marie Catherine Charlotte, car pour elle c’était évident.

Bon, votre fils a tiré un numéro et il doit partir sous les drapeaux ?

   -  Et j’ veux point, moi ! lança-t-elle.

   - J’ai bien peur qu’il n’y ait d’autres choix. Le tirage au sort est un moyen égalitaire entre tous les citoyens et nul ne peut se dérober. C’est la loi.

 - Mais, j’ suis seule moi, dit la femme radoucie devant l’attitude calme et posée du maire.

     - Vous êtes seule avec lui ?

   - Bah oui !  s’étonna la mère devant ce qui était l’évidence même. Son père, il est point r’venu d’la guerre. Pas d’ nouvelle depuis des années. À mon avis, c’est qui s’rait mort ! Alors la Patrie, comme il’ disent, j’y donn’rai point mon gars !

   -  Bon, reprit Monsieur Hercule Timoléon Coquerel, nous allons reprendre tout depuis le début. Vous allez tout m’expliquer calmement et je vais faire un courrier au Ministre de la Guerre. Il faut d’abord savoir, si votre mari est bien décédé.

    -  Bah,  sûr’ment, car autrement, pourquoi qui s’rait pas rev’nu, mon homme ?

   -    Il a peut-être été blessé, a  peut-être perdu la mémoire.…

   -  I manqu’rait plus qu’ ça, coupa la pauvre femme.

 

Alors, avec bien des difficultés, Hercule Timoléon Coquerel, Maire de la ville, réussit à remettre dans l’ordre les paroles de son interlocutrice et à reconstituer sa vie depuis ……

 

Marie Catherine Charlotte avait été baptisée à Gaillon, le jeudi 28 avril 1774. Ses parents Jean Pierre Fortin, journalier, et Marie Anne Catherine Houel, s’étaient unis en l’église Notre-Dame de Louviers, le 4 juillet 1773.

Elle s’était mariée[1], avec François Robine qui avait reçu le sacrement du baptême dans la paroisse de Vesly (arrondissement des Andelys) où vivaient ses parents, le 10 novembre 1782.

Un petit garçon, prénommé Louis François, vit le jour à Sainte-Barbe-sur-Gaillon, le 16 pluviose an XI de la République[2].

Puis ce fut la conscription, le tirage au sort. Le 2 pluviose an XII, François Robine partait sous les drapeaux.

  « Il était fier de partir, mon François, pour sûr, et j’ le trouvais ben beau ! commenta Marie Catherine, un sourire aux lèvres à l’évocation de ce souvenir.

 Il avait été affecté au 33ème de ligne du premier bataillon, comme grenadier.

Elle avait eu quelques nouvelles, au début, puis plus rien depuis le 17 janvier 1812.

 « I’ m’avait pourtant assuré qu’ i’ r’viendait vite, précisa la femme, perdue dans ses pensées.

 Ce régiment faisait partie du corps commandé par le Maréchal Prince d’Eckmühl, régiment brillant qui avait participé à toutes les grandes batailles d’Europe de l’Est, dévoreuses d’hommes, dont la dernière, la campagne de Russie.

Tout laissait donc  à penser que ce valeureux soldat, François Robine, avait péri au cours de cette ultime campagne et que malheureusement, son corps n’avait pas été retrouvé comme beaucoup d’autres d’ailleurs.

 

Pour officialiser un décès, il fallait un acte en bonne et due forme.

Pour établir cet acte, il fallait prouver la mort, en présentant le corps du défunt, identifié par plusieurs témoins.

Dans le cas contraire, le document ne pouvait être rédigé.

 

Pour que le jeune Louis François, fils de Marie Catherine Charlotte Fortin et François Robine, soit exempté, il fallait prouver que son père avait trouvé la mort au combat, en défendant la Patrie.

 

« J’y vois un peu plus clair à présent. Je vais écrire ce jour au Ministère de la Guerre, promit le maire. Je vous tiens au courant lorsque j’aurai une réponse.

     - Et pour mon gars, j’ fais quoi ?

     - Pour le moment, rien. Il n’est pas encore parti, et je vous promets de tout mettre en œuvre pour que vous le gardiez près de vous.

 Marie Catherine se confondit en remerciements.

 « C’est qu’ vous comprenez…

    -  Oui, je comprends, faites-moi confiance.

 -     Ben merci. Vous êtes mon sauveur…

   -  N’exagérons pas. Nous verrons cela …

 De mercis en courbettes, le maire eut bien du mal à faire sortir la femme Robine de son bureau.

 

Les recherches au Ministère de la Guerre confirmèrent les dires de la femme Robine, précisant tout de même que le soldat, blessé, avait été fait prisonnier le 18 novembre 1812.

 Difficile de retrouver sa trace ensuite. Il avait sûrement fait partie de ces braves qui avaient quitté Moscou incendié. Il avait sûrement participé à la bataille de Smolensk, le 7 novembre 1812. Puis, il avait repris la route avec les survivants de ce combat, harcelés par les attaques cosaques, transis par le froid de ce début d’hiver précoce.

Moins vingt degrés!

Tous avaient marché, courageusement, sans vivre. Leur survie était à ce prix. La plupart marchait vers la mort et le savait.

Pour le soldat Robine, à ce qu’on pensait, il avait été fait prisonnier, mais l’ennemi ne s’embarrassait pas de prisonniers, sauf s’il s’agissait de gradés. Les simples soldats ne pouvaient servir de monnaie d’échange. De plus, il fallait les faire garder, les nourrir. Alors, ils étaient passés par les armes…..

Quelle preuve en ce qui concernait François Robine ?

Aucune. Simplement des suppositions[3].

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Alors ? Que se passa-t-il par la suite ?

 

Louis François Robine déclara la naissance de Marie Euphrasie, née le 25 avril 1825.

À cette date, il vivait avec Euphrasie Jacquemin[4], rue de Beaulieu, au domicile de sa mère, Marie Catherine Charlotte Fortin.

L’année suivante, le 30 juin 1826, naquit, toujours hors mariage,  Louis François. Le couple était alors domicilié Faubourg Saint-Jean, toujours à Louviers.

 La petite famille emménagea à Caudebec-les-Elbeuf. Ce fut dans cette ville que vit le jour Pierre Alphrède, le 25 février 1828.

 

En 1828, le couple vivait toujours hors mariage. Il ne régularisa la situation que dix ans plus tard, le 27 mars 1838, en l’hôtel de ville de Louviers.

Sur l’acte de mariage, Louis François Robine figure en tant que père du futur, avec la mention « absent depuis nombre d’années[5] ».

Les futurs déclarés domiciliés à Louviers, chacun chez leur mère respective.

Par ce mariage, leurs trois enfants, Marie Euphrasie, Louis François et Pierre Alphrède, furent légalisés.

L’année suivante, naissait, le 11 mars 1840, une petite Marie Eugénie.

 Considérant la vie de Louis François Robine ainsi reconstituée, au fil des naissances, juste après la conscription de 1823, on peut penser que celui-ci avait été, malgré le manque de preuves du décès de son père, exempté de l’armée.

 

 Le dernier acte concernant le couple Robine-Jacquemain sur Louviers fut celui du décès de  Marie Euphrasie, survenue le 1er juin 1846. Elle était épinceuse et n’avait que vingt-et-un ans.

 
Ce deuil fut-il la cause du déménagement de la famille ?

 Marie Euphrasie, née Jacquemain, épouse Robine, décéda le 4 février 1874, sente du Bosquet Chandelier à Elbeuf.

Trois années plus tard, Louis François Robine la rejoignit, le 20 février 1877. À cette date, il demeurait rue Saint-Jean à Elbeuf.

    



[1] Concernant le lieu et la date de mariage, les recherches, bien que multiples, restèrent infructueuses.

[2] 5 février 1803

[3] Aucune information sur le décès de François Robine, ni aucun document sur l’exemption de son fils Louis François.

[4] Plusieurs orthographes du nom sur les divers actes dont :  Jacquemin - Jacquemain …..

[5] Cette mention prouve que les recherches n’avaient pas abouti.

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